Chapitre 29
[Aucun suspense cette fois, voici un nouveau dessin représentant Nausicaa. Je n'ai pas réussi à reproduire les traits que je lui imagine, alors je ne suis pas entièrement satisfaite du dessin. J'espère qu'il vous plaît !]
La salle du Haut-Conseil réunissait près d'une cinquantaine de personnalités des deux Royaumes.
Dix jours s'étaient écoulés et les négociations s'étaient placées au cœur de tous les discours. Lyssandre s'y était consacré corps et âme, quitte à écoper des réprimandes de Calypso. Cela lui avait au moins permis de ne pas trop penser au reste, à toutes les préoccupations qui le dévoraient et qui polluaient la moindre de ses pensées. Il avait pris une part importante dans les discussions et était parvenu à imposer sa voix, exploit qu'il n'était jamais parvenu à accomplir.
Les plus grandes décisions qui seraient prises à la suite de la signature de la paix, ainsi que les mesures mises en place, concernaient Farétal dans un premier temps. Farétal, ou plutôt, son contrôle. Lyssandre l'obtiendrait dans sa grande majorité, mais laisserait à son ennemi de naguère la mainmise sur un point stratégique de la forêt : la baie des trois pics. Celle-ci, longtemps convoitée par les deux Royaumes, permettrait notamment à Äzmelan de jouir d'une position avancée dans Farétal et d'y développer le commerce. Loajess disposerait également d'une petite région occupée, depuis plusieurs décennies, par son ennemi. Les deux Royaumes avaient promis de développer leurs échanges cordiaux en envoyant régulièrement des ambassadeurs. Le projet était, à moyen terme, d'implanter et d'établir un dialogue constant entre les voisins. Des indemnités avaient aussi été fixées, dans un sens comme dans l'autre, ainsi qu'un jugement rendu pour le cas des criminels de guerre. Enfin, dernier point clé de ces négociations, la libre circulation des biens progressive de part et d'autre de la frontière. Les bateaux au large des côtes ne seraient plus coulés et ces actes, même isolés, ne seraient plus tolérés.
Les détails des différentes exigences avaient été mis au propre sur un document d'une quarantaine de pages manuscrites. Ledit document avait déjà réuni la signature des différentes assemblées d'Halev, non sans difficultés de la part d'un certain nombre de ses membres les plus réticents, et n'attendait plus que celles des deux rois. Les conseillers ainsi que plusieurs personnalités éminentes de Déalym les avaient précédés.
Äzmelan s'avança le premier. Vêtu d'un veston bleu nuit, à mi-chemin entre l'uniforme militaire et une toilette raffinée, il imposait sa présence comme il l'avait fait le jour de son arrivée. Jusqu'ici, rien ne l'avait contrarié et Lyssandre avait tout mis en œuvre pour le contenter. Il avait beau être l'hôte, celui qui prenait les décisions en théorie, le rapport de force était assez net. L'expérience d'Äzmelan primait toujours et le jour de la signature ne faisait pas exception.
Le tyran s'assit à la table, trempa la pointe de sa plume dans l'encre, relut les dernières lignes du document, et céda à l'envie de faire patienter davantage la petite assemblée. Il inscrivit son nom en bas de la feuille et céda sa place à Lyssandre, non sans lui glisser une parole :
— C'est un grand moment, roi de Loajess.
Lyssandre ne put qu'acquiescer et prendre la place d'Äzmelan sur le siège. Autour de lui, on retenait son souffle. Les mains du souverain tremblaient lorsqu'il se saisit à son tour de la plume. Il ressentait la pression sur ses épaules, la responsabilité, plus intensément qu'auparavant. Lui qui prônait la nécessité d'un bouleversement à grande échelle réalisait qu'il n'aimait pas l'incertitude qui accompagnait le changement. Cette question, toujours en suspens, qui résonnait : avait-il bien agi, ou non ?
Lyssandre prit une profonde inspiration. Il bloqua l'air dans ses poumons et le poids dans son estomac n'en fut que plus lourd. La pointe de la plume, humectée par l'encre noire, crissa contre le papier. Elle le blessa jusqu'à y imprimer la signature du roi.
Le souffle court, Lyssandre se releva. Un premier applaudissement résonna à sa gauche. L'initiative de Calypso entraîna celle de tous les autres jusqu'à ce que la salle du Haut-Conseil ne résonne des applaudissements.
La paix des deux Royaumes venait d'être signée.
***
Lyssandre s'était rassis à sa place et le document avait été retiré. Il ne sut jamais combien de temps il s'était laissé entraîner par le cours de ses pensées. Les secondes s'étaient muées en minutes, peut-être même en heures, et il avait réfléchi. Il aurait dû se sentir plein d'assurance, rassuré que la paix qu'il avait tant désirée soit enfin actée, signature qui marquerait l'Histoire de Loajess, mais il se sentait terriblement indécis.
Cassien bougea soudain derrière lui. Lyssandre ne savait pas s'il l'avait attendu tout ce temps sans émettre un son. Une parfaite poupée de cire, un jouet prostré dans l'ombre de son roi. La gorge de celui-ci se noua. Il avait fui ses responsabilités auprès du chevalier durant des jours. Ils avaient fui le contact de l'autre sans savoir, en définitive, lequel avait initié ce jeu sordide.
— Chevalier ?
— Oui, Majesté ?
Un silence.
Lyssandre déglutit, les yeux fixés sur ses mains. Il ne trouvait plus les mots, leurs sens se dissolvaient dans la culpabilité. Ils n'avaient pas évoqué l'union imminente du roi avec la princesse de Déalym. Ils n'avaient pas même évoqué ce mot maudit.
— Combien de jours restaient-ils ?
— Je ne comprends pas, Sire.
— Combien de jours avant...
Le roi s'étrangla. Il n'avait pas pris part aux préparatifs, ou très peu. Il savait que l'échéance était proche, il le devinait aux multiples relances des organisateurs de la cérémonie. Son investissement était tel qu'il ignorait chaque détail, jusqu'à la couleur de la nappe, jusqu'au déroulement de la journée et aux décisions dont il se moquait éperdument. Il laissait à d'autres le soin des menus, des vins, et des divertissements.
— Un peu moins d'une semaine.
— Une semaine...
Äzmelan avait insisté pour que la cérémonie ait lieu rapidement. Il n'était pas question d'attendre le printemps de l'année suivante afin d'offrir aux deux fiancés l'occasion de faire connaissance. Les derniers jours avaient vu s'installer l'été et personne ne désirait patienter plus que nécessaire.
— Vous ne dites rien, avança Lyssandre, avec précaution.
Un silence lui répondit, avant que Cassien ne se décide à articuler, avec raideur :
— Toutes mes félicitations.
— Ce n'est pas ce que j'attendais de vous. Dites quelque chose, retenez-moi s'il le faut, mais pas ce silence...
Lyssandre lui demandait le courage que lui-même ne possédait pas. Il ne trouvait pas la force de s'aventurer sur un terrain plus intime. Même leur amitié se voyait compromise, alors il ne semblait plus envisageable de rechercher, dans les gestes ou dans la parole, plus qu'un simple devoir. Miriild avait, sans le vouloir, ruiner ce que Lyssandre pensait avoir bâti. Cela formait une honnête raison de la haïr.
Lyssandre tournait entre ses doigts la chevalière d'Hélios. Bientôt, une deuxième bague tiendrait compagnie à celle-ci. Sa symbolique serait ailleurs, là où le jeune homme ne voulait pas la trouver.
— Je ne puis vous donner ma bénédiction.
Le roi se retourna pour faire face à Cassien. Celui-ci semblait inexpressif, mais à bien étudier ses traits, Lyssandre décela une tourmente. Une faiblesse à peine perceptible derrière l'armure que le chevalier avait érigée.
— J'en suis incapable, admit-il, à contrecœur.
Cassien croisa le regard de son roi un bref instant. Il laissa entrevoir, à cette occasion, une infime part de sa douleur.
Une infime part de ce que l'ombre du roi pouvait cacher, taire, museler jusqu'à suffoquer sans un son.
Ses propres ombres.
***
Ce jour-là, Halev avait une curieuse odeur de liberté.
Priam admirait la ville avec une assurance nouvelle et un grand sourire esquissé sur ses lèvres.
Il y avait, embaumant l'air, une douce flagrance de fête. Quelque chose de léger, qui emportait le cœur et distrayait l'âme. Priam se savait immunisé contre ces divertissements, trop habitué à ne pas y prendre part. Il n'avait jamais ressenti l'envie de se perdre dans les rues de la capitale, entre les étales des marchés, entre la foule qui s'y massait. Il aimait ce monde, moins prompt à juger chaque pas de travers, chaque parole prononcée trop haut. Le peuple d'Halev, surtout si proche du centre, posait toujours sur lui un regard étrange, un peu confus, mais jamais réprobateur.
Pour cause, Priam arborait désormais l'uniforme de la garde royale. Une insigne flambant neuve trônait sur le devant et il n'en était pas peu fier. Lyssandre avait cédé à ses supplications et avait emporté, avec son accord, celui de Calypso. Calypso qui avait conscience que son protégé ne rêvait que de cela et que le lui refuser de crainte qu'il lui arrive malheur serait égoïste. Priam avait néanmoins noté que sa tante avait cédé plus facilement que prévu et qu'un peu de tristesse ternissait son approbation. Le garçon ne comprenait pas ce qui pouvait tant la chagriner, mais le fait était qu'à peine une semaine après la signature du Traité, il avait été autorisé à partir pour Halev.
Les derniers seigneurs devaient venir ce jour-là, la veille du mariage royal, pour s'acquitter de leur devoir. La vieille noblesse avait fait le déplacement pour notifier son accord, ou sa méfiance à peine voilée. Peu importait, car rares étaient les exceptions, ceux qui étaient restés tranquillement dans le château pour signaler leur désapprobation.
Un jeune homme, toujours jovial et enjoué, se glissa aux côtés de Priam. Un sourire ravageur au creux des lèvres, il affichait une assurance quasi outrancière, sinon caricaturale. Cela le rendait presque attachant, au goût du prince, bien qu'il était plus occupé à découvrir les rapports sociaux plutôt qu'à trier ses potentielles fréquentations.
— Alors, compte rendu de ta première journée ? Combien de morts sur les bras ?
Priam eut l'air scandalisé et jeta plusieurs regards autour de lui.
— Des morts ? Mais je n'ai pas...
— Bien sûr que tu n'as pas ! Ne va pas croire qu'on ramasse des cadavres à longueur de journée. La plupart du temps, on fait tapisserie... ou on fanfaronne devant le peuple de Loajess. J'ai une nette préférence pour la deuxième option.
Il était vrai que Priam, du peu qu'il avait aperçu, s'imaginait davantage l'action, la survie, non pas une tranquille balade dans les rues ensoleillées d'Halev. Ce à quoi il avait été confronté, à Arkal par deux fois, à la capitale, et au palais, ternissait son jugement.
— Alors, tu ne vas pas t'enfuir en courant après ce premier jour, hein ?
— Non, il n'y a pas de risques !
Priam aimait cet esprit de camaraderie, et en particulier le fait d'être traité comme n'importe quel autre soldat. Il s'entraînait autant, sinon davantage. Le prince était le plus jeune garçon à entrer dans la garde royale et il avait été surpris de constater que la majeure partie de ses frères d'armes se moquait de son titre. Les quelques intéressés s'étaient vite détournés en comprenant qu'ils n'obtiendraient rien de ce prince à la peau noire.
Priam se retourna pour admirer les rues qui serpentaient derrière lui. L'Episkapal n'était pas bien loin, ses hautes bâtisses se devinaient même, entre les banderoles colorées. Le jour ne tarderait plus à se coucher. Le soleil poursuivait sa descente paresseuse vers l'horizon et baignait Halev dans sa lumière vespérale.
Priam ne remarqua pas immédiatement le chariot au lourd chargement qui avançait inexorablement dans les rues bondées. Il ne s'interrogea que lorsqu'il remarqua que le cocher n'apportait que peu d'attention aux habitants, au point où plusieurs d'entre eux échappèrent aux roues de justesse. Ce fut le cas d'une petite fille, dont Priam ne vit que la ravissante robe carmin. Elle hurla à pleins poumons, achevant d'inquiéter le prince. Le chariot ne s'immobilisa que quelques secondes plus tard, au bout de la rue, après avoir écarté la masse rassemblée dans cette artère commerciale. Un homme approchait, le point levé, sa fille réfugiée entre ses bras.
Là encore, faute d'expérience, Priam ne traduit pas les bonnes informations. Il vit le père de famille attraper le bord du chariot et le cocher disparaître derrière les toiles de celui-ci. Une seconde plus tard, plusieurs hommes s'extirpèrent du chargement, tous armés d'une arbalète. Le souffle de Priam se coinça dans sa gorge dans un sifflement. Un sifflement quasi identique à celui qui fendit l'air lorsque la première flèche fut décochée.
Halev s'apprêtait à vivre un épisode semblable à celui essuyé durant la cérémonie organisée en la mémoire d'Hélios.
Le carreau de la flèche ne manqua pas sa cible. Le père ne s'écroula pas immédiatement, la main pressée sur la tâche vermeille qui noierait bientôt le vêtement. La flèche avait manqué le visage de sa fille de quelques centimètres. Il s'effondra, sa môme entre les bras.
Le chaos put débuter. La masse ne parvint pas à se dissiper d'un même mouvement. La panique entraînait les uns dans un sens, les autres ailleurs, tous portés par un identique désir de fuite. Deux archers restèrent sur le chariot et arrosèrent généreusement tous les malheureux qui se trouvaient à leur portée. Deux autres se précipitaient vers le centre d'Halev, droit vers l'Episkapal.
— Faites quelque chose ! s'époumona une femme, les yeux exorbités par la peur.
Priam vit un petit garçon recroquevillé à l'angle d'une maison, paralysé par l'effroi, incapable de prendre ses jambes à son cou. Le cœur du prince se retourna dans sa poitrine. L'horreur peinte sur les visages, ces courses insensées pour se mettre à l'abri des projectiles, cet instinct de survie qui poussait les hommes à écraser leurs prochains, à marcher sur leurs corps, c'en était trop !
Priam sentit une main s'abattre sur son épaule. L'autre garde lui ordonna, sans s'embarrasser de détails :
— Toi, remonte la rue, va voir ce qu'il en est plus haut. Donne un rapport s'il le faut. On a besoin de renfort !
Priam acquiesça avec énergie et détala aussi vite qu'un gibier coursé par un chasseur. Un homme agrippa son bras pour le retenir, pour l'implorer d'y faire quelque chose. Il ne vit pas son visage d'adolescent terrifié, ni l'expérience qui lui faisait cruellement défaut. L'adolescent se fraya un passage entre les corps jetés les uns contre les autres, dans cette marée humaine. Il trébucha sur le corps d'une vieille femme engloutie par le nombre. Un coup de genou le heurta en pleine tempe. Il pressa une main contre son crâne lancinant et sauta sur ses pieds. S'il restait ici, s'il s'attardait ne serait-ce que quelques secondes supplémentaires, il serait piétiné.
Priam parvint en haut de la rue et la place de l'Episkapal s'offrit à son regard. La pierre polie, immaculée reflétait le soleil ensanglanté. L'estomac du garçon se retourna lorsqu'il jeta un œil derrière lui. Il ne trouvait plus l'autre garde, noyé dans la foule. Une flèche fila dans la direction du prince et le tira définitivement de ses réflexions. Le carreau s'enfonça dans le sol à un mètre de lui. On ne voulait pas qu'il atteigne l'Episkapal.
Au milieu des cris et du chaos, Priam banda les muscles pour se jeter en avant en direction du centre symbolique d'Halev. Deux autres flèches manquèrent de l'arrêter dans sa course, mais il parvint finalement aux pieds d'une première bâtisse. Celle-ci ressemblait à un temple dans sa constitution, l'un de ces établissements religieux d'un autre temps. Une traînée de sang souillait la pierre blanche et retint l'attention de Priam. Ces hommes étaient-ils parvenus jusqu'ici ? L'adolescent se souvint des ordres de son camarade. Il devait trouver quelqu'un, des renforts, une manière d'endiguer la progression de ces malfrats.
Le cœur battant à tout rompre, Priam poussa les lourdes portes de la bâtisse et il pénétra dans l'Episkapal. Ce qu'il y vit lui fit immédiatement regretter son initiative. Devant lui avaient été alignés plusieurs dizaines de seigneurs dans un ordre trop impeccable pour être naturel. Priam laissa filtrer une exclamation. Ils les avaient trahis, les propres serviteurs de son cousin, des nobles fidèles à la Couronne, s'étaient rebellés contre son pouvoir.
Une main se glissa jusqu'à sa nuque et les doigts s'enroulèrent autour de celle-ci, assez forts pour la briser d'un geste. Nul besoin de la menace d'une lame, le message était passé. Une sueur froide dégringolait le long de sa colonne vertébrale.
Derrière lui, on refermait la porte comme le piège se refermait sur sa proie.
Un nouveau chapitre en ligne et une nouvelle menace qui vient s'ajouter. Une menace qu'Amaury avait soufflé à l'oreille d'Äzmelan et qui arrive à celles du roi et du palais. Attention aux étincelles, accrochez-vous ! J'espère que vous suivez encore, le mariage est proche et avec l'attaque sur Halev, l'étau se resserre encore !
Bon week-end à tous <3
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