Chapitre 28

Le château s'était vidé de ses personnalités les plus incontournables. En l'absence du roi et de ses invités, le palais n'avait plus grand intérêt. Comme un feu négligé, l'animation des couloirs déclinaient jusqu'à mourir.

Nausicaa aimait ces instants autant qu'elle les avait en horreur. La Cour mettait un terme temporaire à ses persiflages, bien que les récents événements – l'arrivée de la famille royale de Déalym ayant occulté le fiasco d'Arkal – lui avaient livré sur un plateau de quoi commenter, se scandaliser, en un mot : se repaître de ces nouveautés.

La courtisane appréciait ce calme, même éphémère. Elle l'aimait malgré le vide qu'avait laissé les invités du roi et malgré les quelques commérages qui s'élevaient plus haut que le reste. Le silence portait ces remarques mal senties et qui témoignaient d'un aberrant manque d'esprit.

Calypso elle-même avait abandonné le château pour Halev, ce jour-là. La brillante sœur de Soann avait préféré l'attraction de la capitale au fruit empoisonné que représentait le palais. Nausicaa la respectait pour son panache, pour la crainte qu'elle suscitait chez les nobles, hommes et femmes confondus, et pour la manière dont elle dosait la discrétion et le spectacle de ses entrées en fanfare. Calypso avait récemment permis à Lyssandre de s'interroger sur l'origine de la menace et sur le lieu dans lequel celle-ci s'était implantée. Non seulement elle avait effacé la rancœur qu'elle vouait à son neveu pour l'avoir trompé, Nausicaa la comprenait et avait seulement privilégié la nécessité d'une action rapide aux discours moralisateurs que Lyssandre méritait, mais elle avait orienté les recherches vers l'Ouest de Loajess. Si le roi avait réussi à mettre la main sur son oncle, même momentanément, c'était bien grâce à elle. La baronne de Meauvoir respectait cette efficacité et considérait désormais Calypso comme un modèle.

Un modèle en tant que personne, en tant que femme dans un monde conçu pour les hommes.

Pour l'heure, les pensées de Nausicaa ne concernaient pas vraiment la tante de son ami, mais davantage celle qui épouserait bientôt ce dernier. Au cœur des négociations, dont les échos faisaient grand bruit, on commençait à agencer les préparatifs. Nausicaa ne s'intéressait pas aux discussions en cours au sujet des acquisitions et des compromis évoqués par les deux Royaumes. En revanche, la question du mariage retenait son attention, et en particulier sa principale protagoniste : Miriild de Déalym.

L'aimable, la souriante fiancée du roi paraissait, à première vue, tout à fait irréprochable. Nausicaa ne l'avait pas approchée suffisamment pour en avoir la certitude, mais ces sourires, ces gentillesses, ressemblaient fort à un vernis sur une vérité bien moins belle à voir. Que cachait la douceur de Miriild ?

Sous les arcades, dissimulée derrière l'une des colonnes, Nausicaa faillit être repérée lorsque la princesse passa à quelques mètres à peine. Sa course à travers les couloirs du château, son anxiété, la jeune femme adoptait le comportement de celle qui avait quelque chose à se reprocher. Cette impression se confirma lorsqu'elle rejoignit une vieille femme installée à l'ombre, occupée à broder son ouvrage sans même en observer l'avancée. Nausicaa n'entendit pas l'objet de leur discussion, sinon l'un ou l'autre mot isolés :

— Père... tromper... une solution... ce qui doit être fait.

Le cœur de Nausicaa s'était emballé. Son imagination ne lui jouait aucun tour et les pressentiments contre lesquelles elle luttait depuis des jours trouvaient une réponse. L'amie du roi, sans s'opposer publiquement à cette union, peinait à croire en l'innocence de la brebis immaculée. En réalité, elle nourrissait de sérieux doutes à l'égard des intentions de Miriild et à celles de son père. Elle voyait en eux deux opportunistes, deux êtres aussi tordus qu'Amaury, prêts à toutes les bassesses pour assurer leur survie et leur prospérité. Suivant cette intuition, et dans la lignée des initiatives opérées par Calypso, Nausicaa refusait d'être passive et de voir Lyssandre ainsi abusé.

Miriild glissa dans la main de la vieille femme un petit objet. La baronne de Meauvoir se pencha et reconnut une petite clé avant que la princesse ne referme la main de l'autre dessus. Sans plus s'attarder, elle tourna les talons et s'en fut dans un froissement de tissus. Faisant fi de toute prudence, Nausicaa abandonna sa cachette et s'aventura entre la végétation de la cour intérieure. Pensive, l'esprit en ébullition, elle songeait à faire part de sa découverte à quelqu'un. Elle pensa à Lyssandre avant de se raviser. Il était trop tôt, elle ne ferait que l'alarmer ou se décrédibiliser. Priam, alors ? Le garçon était occupé depuis son retour au palais et s'entraînait sans relâche afin de convaincre son cousin de le laisser intégrer l'armée. Calypso restait le choix le plus sûr, le plus cohérent.

Nausicaa bifurqua à l'angle d'une haute haie et faillit percuter Miriild, qui marchait dans le sens inverse. Elle était au moins aussi inattentive que sa cadette.

— Oh, excusez-moi, mademoiselle. Je suis un peu étourdie, je crois, s'excusa la princesse, comme s'il s'adressait à une égale.

Nausicaa lui adressa un sourire crispé et s'écarta afin de la laisser passer sans lui adresser la moindre parole. Elle prit l'air désolé de Miriild pour de l'hypocrisie, sans songer que cela puisse être un malaise manifesté à l'égard d'un choix dont elle ne voulait pas.

Sans songer que cela puisse être tout autre chose.

***

Äzmelan, Lyssandre et sa suite avaient pris le chemin d'Halev tôt dans la matinée.

Si le roi s'était contenté de présenter sommairement les lieux, et en particulier ce qui intéressait l'autre souverain, à savoir l'Episkapal. Äzmelan était resté maître de ses mouvements et avait pu visiter les différentes instances de Loajess. Tout au long de son parcours, il s'était confronté aux hypocrisies affables des dignitaires du Royaume voisin, mais également aux plus conservateurs, issus de la vieille noblesse, qui ne cachaient rien à leur animosité et une dernière catégorie, plus étrange encore, les intéressés. Les opportunistes qui voyaient en cette réconciliation l'occasion d'établir de nouvelles opportunités, de nouveaux possibles. Äzmelan connaissait suffisamment le fonctionnement de Loajess pour savoir que la plupart de ceux-là appartenaient à la faction des sangs-neufs.

Décidément, cette nation ne cessait de le surprendre.

Äzmelan traversait les couloirs d'un des illustres bâtiments de l'Episkapal. Une des assemblés s'y tenait et le tyran avait assisté à l'une de ces réunions, sans manifester un très grand intérêt. Il nota plutôt les différences flagrantes qui existaient entre Déalym et Loajess, même à ce niveau. La présence d'ambassadeurs, d'hommes issus des différents territoires du Royaume, territoires qu'il dirigeait avec plus ou moins de libertés, était une nouveauté. Une partie de ces politiciens, tous de noble naissance, s'opposaient aux intentions voilées du roi, celles de centraliser un pouvoir qui s'éparpillait trop. Lyssandre n'avait jamais laissé transparaître officiellement ce désir, mais ses décisions, qui poussaient les institutions à se rassembler à Halev, le laissait suggérer. Autant dire que cette tendance, qui retirerait forcément du pouvoir des mains des plus puissants, était loin de faire l'unanimité.

Äzmelan ravala un sourire. Lyssandre se heurtait aux premières difficultés de son règne et il était presque aussi amusant de se trouver aussi proche de ses déboires que de les provoquer.

— Que pensez-vous de mon projet ? l'apostropha un homme court sur pattes, qui pressait le pas afin de rester à la hauteur du tyran. Il permettrait d'associer les ressources de vos terres avec le savoir-faire de nos artisans. La région de Phortel dispose d'un gage d'excellence. Nous aurions tout à gagner à...

— Touchez en un mot aux personnes concernées, le coupa Äzmelan.

Puis, il abandonna son interlocuteur à son discours enflammé. Le despote devait être accueilli par une figure majeure d'Halev, un pilier pour la capitale qui prenait toutes les décisions qui n'exigeaient pas qu'on s'adresse au roi. Äzmelan avait entendu que le personnage, haut en couleurs, n'adhérait pas à la succession de Lyssandre.

Il quitta donc la fière bâtisse pour rejoindre son carrosse arrêté devant la porte. Celle-ci se fraya un passage dans les rues larges et éclairées d'Halev, sans s'aventurer trop loin du centre. Le cocher quitta soudain les routes principales, que d'interminables banderoles décoraient, à l'attention du roi et de la future reine, et s'arrêta au beau milieu d'une impasse. Äzmelan n'eut pas le temps de se pencher pour interroger le cocher, que la porte s'ouvrit. Une silhouette se glissa à l'intérieur sans même en demander l'autorisation. Ce geste revenait à enfreindre une bonne dizaine d'usages et de protocoles, communs à Déalym et à Loajess. Le tyran y répondit pas un langage aussi universel en dégainant une dague courte, qu'il portait toujours sur lui. La menace fut explicite, la pointe de la lame figée à cinq centimètres du visage de l'inconnu.

Äzmelan croisa un regard vif, intelligent, mais en rien menaçant. Il ne reconnut pas immédiatement à qui il avait affaire. L'audacieux portait une barbe de quelques jours qui lui donnait un air négligé. Son visage, bien qu'harmonieux, semblait rongé jusqu'à l'os par les tourments, par les épreuves. En dépit de son allure de vagabond, il y avait quelque chose dans sa tenue, dans son charisme, qui criaient une certaine distinction.

— Vous pouvez ranger votre jouet, Äzmelan, je n'entends pas vous tuer.

— Puis-je au moins savoir à qui j'ai affaire.

— Quelqu'un qui ne vous veut pas de mal.

— Cela, j'en fais mon affaire. C'est à moi de le décider. Qui êtes-vous ?

Il s'était simplement installé sur la banquette en face du souverain, le plus naturellement du monde. Comme s'il rejoignait un ami de longue date. Cette familiarité surprenait, tout comme l'assurance de l'homme qui, enfin, récita :

— Je suis le prince Amaury Sullivan Oliver de Loajess, fils d'Achille de Loajess et frère de Soann de Loajess, dont vous avez dû entendre parler.

Äzmelan plissa les yeux. Le trait d'humour ne le dérida pas et il se révélait bien moins joueur qu'Amaury, bien plus sérieux aussi. Les deux hommes se toisèrent.

— Qu'est-ce qui m'empêche de vous ôter la vie dans l'instant ? gronda le vieux loup du Sud.

— Vous êtes intrigué par ma présence, alors je répondrai la curiosité, sans hésiter.

— Vous avez tué plusieurs de mes sujets, des diplomates qui ont passé la frontière désarmés. Pensez-vous sérieusement qu'un peu de curiosité m'empêchera de vous occire ? C'est me sous-estimer, je n'ai pas la clémence de votre neveu !

Amaury ne renchérit pas immédiatement. Il laissa la tension s'évaporer un peu, il laissa Äzmelan reprendre ses esprits. Le prince oublié tenait à avoir toutes les cartes en main pour débuter cette conversation comme il l'espérait.

— Vous n'êtes pas mon neveu, pas plus que je lui ressemble. Nous partageons le même sang à mon grand malheur, mais croyez-moi, nous ne possédons pas les mêmes valeurs.

Äzmelan observa un silence buté, mais baissa son arme. Ce geste signala, aux yeux d'Amaury, que son interlocuteur était prêt à l'écouter. Le sacrilège qu'il avait commis ne serait pas pardonné aussi aisément et même s'il parvenait à rallier le despote à sa cause, ce qui représenterait un avantage majeur, une certaine méfiance subsisterait.

— Nous sommes des guerriers, des hommes d'action. Nous ne craignons pas de nous salir les mains et je vous présente mes plus honnêtes excuses pour la mise à mort de vos émissaires. Je visais Lyssandre, le pouvoir qu'il représente, et s'il y a bien une chose sur laquelle je m'accorde avec ses positions, c'est Déalym. Déalym et la paix.

— La paix, railla Äzmelan à mi-voix. Il n'y a que les idéalistes pour croire qu'une paix peut exister en ce monde.

— Je parle d'une paix entre nos deux Royaumes, pas de la paix fantasmée de Lyssandre.

Le tyran venait de confirmer que sa docilité apparente n'était rien de plus qu'une façade. Amaury l'avait deviné sans qu'il n'ait à le prononcer de vive voix. Le roi de Déalym régnait depuis suffisamment longtemps pour qu'une obéissance sans tâche dénote de son tempérament habituel.

Äzmelan camouflait également son intérêt grandissant pour ce qu'Amaury avait à lui proposer. Ce dernier s'appuyait sur leur expérience commune. Ils avaient bien plus en commun que Lyssandre possédait ressemblance avec Äzmelan. Ils partageaient des moyens discutables, un caractère fort qui ne souffrait aucune contradiction. En somme, des portraits similaires, des personnalités qui ne pouvaient que s'opposer.

S'opposer ou s'entendre.

— Vous me proposez une alliance, avança le tyran.

— Précisément.

— Qu'ai-je à gagner d'une telle alliance ? Je ne suis pas né de la dernière pluie, prince ! Je suis sur le point de signer un accord historique et d'unir ma fille à Lyssandre. Vous ne pouvez pas m'offrir davantage que ce qui m'a été proposé. Une alliance bancale et basée sur la promesse d'un homme sans visage ne m'intéresse pas.

Amaury laissa couler l'injure.

— Je vous offre une part du gâteau plus intéressante que ce que vous propose Lyssandre. Vous n'aurez pas à vous contenter des miettes qu'il acceptera de vous donner, vous n'aurez pas à quémander ou à duper qui que ce soit. Cette paix a ses enjeux, pour Loajess comme pour Déalym, et si vous renoncez à suivre les projets de mon neveu, je consens à vous offrir ce que vous désirez.

Äzmelan garda un silence prudent. Il songeait à ce qu'il convoitait, à l'objet des récentes négociations, en particulier au contrôle de Farétal, au développement des échanges avec Loajess ainsi que les indemnités à verser. Ces détails sur lesquels Äzmelan s'était penché ce jour-là et depuis son arrivée sur le territoire étranger méritaient toute son attention. L'offre d'Amaury semblait, à ce titre, trop alléchante pour être réelle. Le tyran avait appris à se méfier de pareilles propositions, elles cachaient le plus souvent de mauvaises surprises et de cruelles désillusions.

— Qu'attendez-vous de moi ? demanda Äzmelan, sans jamais quitter l'autre des yeux.

— Votre soutien le moment venu.

Amaury sut qu'il était temps pour lui de se mettre en danger. Le danger, il y était habitué. Mieux, il vivait à proximité de celui-ci, il cohabitait avec lui et en avait fait le pilier de son existence.

— Mes promesses ne valent rien, vous avez raison, aussi je vous propose de poser une première base à notre alliance.

— N'agissez pas comme si j'avais déjà accepté.

Aux yeux d'Amaury, c'était tout comme. Il convoitait plusieurs pions que Lyssandre avait récupérés et il entendait bien les lui voler.

— Je vais mener une attaque.

— Combien de mes hommes vais-je perdre cette fois ? railla Äzmelan.

— Aucun, puisque vous allez prendre soin de retirer vos hommes de la zone visée. Je ne vise que Lyssandre, et en particulier ceux qui le soutiennent encore, son pouvoir.

— Vous me servez sur un plateau une information secrète de la plus haute importance. Pourquoi ?

— Voyez cela comme... comme une base solide. Je vous donne le pouvoir de me compromettre, voire de me détruire. N'est-ce pas une belle manière d'entamer des échanges cordiaux et une relation de confiance ?

Amaury se lécha les lèvres. Il se projetait bien au-delà de ce que lui apporterait, à court terme, une telle alliance. En fait, il songeait plutôt à ce qu'il pourrait obtenir ensuite, à l'avenir qu'il avait eu tout le loisir d'imaginer.

Äzmelan réfléchissait aussi, avec la prudence de l'âge. Il y avait quelques années, il aurait été moins tempéré. Le monarque expérimenté ignorait quelle aurait été la réponse du jeune roi d'autrefois. Celui qu'il était désormais savait que cette alliance était intéressée, qu'elle ne se basait sur aucun bon sentiment, et qu'ils se manipulaient, aussi bien l'un que l'autre. Ils savaient négocier comme ils savaient combattre. Ils savaient duper et ils savaient abattre.

— À quelle sorte de machination vous voulez nous inclure, Déalym et moi ?

Un sourire en coin s'esquissa sur la commissure des lèvres d'Amaury. Ils y étaient arrivés, finalement, et cela avait été moins laborieux que ce qu'il avait imaginé. S'il n'obtenait sans doute pas d'alliance très solide, une entente restait envisageable et le mépris qu'ils nourrissaient à l'égard de Lyssandre les avait mis d'accord.

Cette fois, il n'y aurait pas de discussions interminables, de présents somptueux, de bals raffinés, et de mariage dument arrangé.

— Un coup d'État, articula Amaury. Un coup d'État...


Une petite conversation entre Amaury et Äzmelan, il me fallait bien confronter ces deux personnages un moment ou un autre. Deux menaces potentielles pour Lyssandre, ou deux des trois "méchants" de cette histoire. 

J'espère que ce chapitre vous aura plu <3

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