Chapitre 27

[Et voici la version finale du dessin. Autant vous dire que les plis m'ont donné du fil à retordre. En espérant que le résultat soit à la hauteur de vos espérances.]


Lyssandre trempa ses lèvres dans son verre de vin. Sa bouche était sèche et il peinait à avaler les mets pourtant exquis préparés par les cuisiniers du roi.

En guise de touche exotique, de dépaysement culinaire, ceux-ci avaient ajouté à leurs plats habituels des ingrédients venus tout droit de Déalym, des épices ou des variétés de légumes. Cette fois, le vin provenait d'un cépage de Loajess et Äzmelan n'avait pas cherché à imposer son alcool traditionnel.

Les nobles gardaient à l'esprit ce qui s'était produit à Arkal, à plusieurs centaines de kilomètres de là. Il aurait été du plus mauvais goût de servir un vin identique à celui qui avait causé la mort d'un homme à table et qui avait failli entraîner celle du roi.

Et ce soir, la Cour était d'humeur versatile, d'humeur à se braquer pour un rien. Pour une question de discussion mal amenée, de parole prononcée trop haut... ou de vin.

Par prudence, ce banquet avait proposé un plan de table très rigoureux. Il n'était pas encore question de se mélanger comme s'il n'existait aucun risque. Lyssandre savait que la Cour voyait la présence d'Äzmelan d'un mauvais œil, bien que les quelques présents amenés par le tyran avaient suffi à amadouer les moins rancuniers. La plus grande attention était portée au plus petit détail, afin que l'intégration se déroule à merveille. On ne le prononçait pas de vive voix, bien sûr, là encore, l'hypocrisie était de mise, mais la méfiance se drapait d'étoffes rares et chers, de sourires.

Lyssandre, quant à lui, songeait à la nouvelle qu'il lui fallait annoncer sans attendre. Il espérait qu'Äzmelan accepte de repousser l'échéance, ne serait-ce de quelques jours avant de rendre les fiançailles publiques, mais il doutait sérieusement que le tyran ait cette délicatesse.

Aux yeux du roi, la perspective de son mariage paraissait surréaliste. Un événement qui venait de s'imposer sans lui demander son avis, comme Äzmelan aimait le faire, sans consulter personne.

Lyssandre croisa le regard de sa tante, qui paraissait s'impatienter sur son siège. Elle avait repoussé son assiette vide et inclina le visage à l'attention de son neveu. Sans échanger une seule parole, ce dernier saisit le message implicite. Calypso attendait qu'il fasse preuve de courage et qui annonce à l'occasion du banquet le retour d'Amaury. La nouvelle finirait par se répandre, tôt ou tard, et il lui faudrait assumer devant sa Cour l'ampleur de la menace.

Lyssandre préférait encore tard.

Il adressa un sourire malhabile à sa tante qui se rembrunit. Elle avait compris que ce soir ne serait pas le bon, une fois de plus. Elle s'en agaçait plutôt que de s'en désespérer. Lyssandre pouvait être une cause perdue lorsqu'il s'y mettait. Le roi pensait surtout qu'il n'avait jamais été réputé pour sa bravoure et que ce constat lui suffisait. Les fiançailles constitueraient pour Loajess, et pour la Cour, un premier choc. Lyssandre préférait attendre avant de lui en imposer un second. Il préférait distraire la noblesse, retenir son attention sur un acte louable, sur une union qui promettait de grandes choses.

Le Haut-Conseil avait exprimé une certaine réticence, puis un enthousiasme mesuré. Cette alliance serait prolifique pour Loajess, permettrait d'imposer, puis de renforcer des accords commerciaux et diplomatiques, en plus d'asseoir le pouvoir royal, celui de Lyssandre. En d'autres termes, il n'existait aucune raison de refuser, si ce n'était la répulsion du souverain vis-à-vis d'un tel mariage.

Miriild de Déalym avait été installée aux côtés de son père, lui-même assis non loin de celui qui avait été, il n'y avait pas si longtemps, son rival. Certains courtisans ne l'avaient pas oublié et considéraient cette invitation comme une trahison, à l'instar d'Arkal. Sans crier gare, Äzmelan se leva de son siège pour requérir l'attention de tous. Attention qu'il recueillit sans le moindre effort.

— Nobles de Déalym, nobles de Loajess. Je tenais à remercier nos hôtes pour leur invitation et pour l'accueil que nous avons reçu. Loajess a prouvé qu'elle savait recevoir ses invités.

L'accent dur du Sud noyait les syllabes et mordait les mots, au point où Lyssandre ne savait pas s'il s'agissait là d'une quelconque ironie.

— Les prochains jours seront décisifs pour les négociations qui attendent nos deux Royaumes. L'alliance dont il est question promet d'être historique, mais avant de nous pencher sur les accords commerciaux, sur l'entente dans toutes ses dimensions qu'il nous incombe de trouver, il est temps de vous présenter le premier fondement de notre alliance. Le pilier de nos relations futures et le commencement d'une histoire commune.

Lyssandre serra les lèvres. Il se fit violence pour conserver son masque de neutralité et pour afficher une sorte de satisfaction solennelle. En d'autres termes : une émotion qu'il était loin de ressentir et qui se trouvait à mille lieues de la peur qui engourdissait ses membres.

— Moi, roi Äzmelan de Déalym, ai l'honneur de vous annoncer les fiançailles de ma fille, Miriild de Déalym, et de Lyssandre de Loajess.

Un bref silence lui répondit. Il fallait que la noblesse accepte la nouvelle, qu'elle l'apprivoise. Du coin de l'œil, Lyssandre guetta le visage de Cassien. Il y vit la même indifférence qui l'avait tant blessé quelques mois auparavant, lorsqu'il s'y heurtait au quotidien. Désormais, cette absence de langage, cette absence de réaction, lui semblaient plus évocatrices.

Cassien se renfermait, muselait les émotions qu'il ne comprenait pas, et se murait dans son rôle pour être bien certain qu'il ne restait, au-delà de celui-ci aucune trace de l'être humain.

Il y eut de la confusion, quelques gloussements, un ou deux soupirs de déception de jeunes débutantes détrompées, une joie nuancée et une réticence qui crevait les yeux.

Pourtant, il n'existait pas meilleur moyen de sceller une alliance que les épousailles. De quoi partager les sujets du roi entre le refus net et catégorique, et la joie qu'occasionnait l'imminence d'un pareil événement.

Äzmelan qui, à défaut d'être enjoué, savait se montrer triomphant, acheva son discours en levant son verre à hauteur de ses yeux :

— Je leur offre ma bénédiction, en mon nom ainsi qu'au nom de Déalym. Que les dieux veillent sur cette union, et que nos deux lignées soient enfin réconciliées. Je lève mon verre aux réjouissances qui s'annoncent et au mariage historique auquel vous êtes tous conviés !

***

Miriild avait abandonné le festin dès lors qu'il lui avait été possible de s'éclipser sans offenser ses hôtes.

Elle avait repoussé son assiette à peine entamée à regrets, la gorge trop nouée pour engloutir quoi que ce soit, et demandé à son père l'autorisation de quitter la table. Peu importait qu'elle perde toute crédibilité aux yeux de celui qui, comme elle, s'était vu condamné au mariage sans rien en demander. Elle ne souhaitait pas contrarier son géniteur et encore moins ce soir.

— Il est encore tôt, lui fit-il remarquer.

— Les émotions de la journée m'ont épuisé, père, et je souhaiterais prendre un peu de repos. Le programme des prochains jours exige de moi une attention et une implication constantes. J'aimerais me montrer à la hauteur de la tâche qui m'incombe désormais.

— Il s'agit plutôt là d'un honneur.

Äzmelan jouait sur les mots, attendait de sa fille qu'elle ne s'y trompe pas. Celle-ci le devinait sans mal et s'en doutait. Depuis son arrivée, il n'y avait pas qu'au souverain qu'elle devait une conduite irréprochable, mais à la Cour. Celle de Loajess était bien moins indulgente que celle de sa terre natale. Lorsque la princesse était apparue au début du banquet, sans son voile, les murmures l'avaient poursuivie. On commentait l'allure juvénile de son visage, les rondeurs de son corps de jeune femme et que certains associaient à des excès sans autre forme de réflexion, on jalousait sa beauté, ou on raillait ses défauts.

En un mot, Miriild avait écopé de toutes les attentions et avait fait parler d'elle. Äzmelan se moquait de la teneur de ces propos. Il se félicitait de voir sa fille au cœur des discussions. Cela lui suffisait amplement.

— Je suis heureux que vous ayez entendu raison, ma fille.

Miriild observa un silence qui apparut comme humble, réservé. Tout au long de la soirée, elle avait souri, elle avait tâché de faire bonne figure.

Les paroles du despote résonnèrent un court moment. Avait-il eu vent de sa réticence, de sa révolte, aussi exceptionnelle qu'inconsistante ? Sa mère, la reine, qui avait été fidèle à sa réputation et n'avait pas prononcé un mot – au moins avait-elle fait l'honneur de sa présence, elle qui avait en mépris ces festivités qu'elle jugeait frivoles – aurait pu la trahir. Miriild en doutait fort. Sa génitrice préférait assister à tous les bals, toutes les représentations officielles, plutôt que d'adresser volontairement un mot au roi.

La princesse s'inclina avant d'abandonner la pièce sans un regret. Elle avait fui le regard de Lyssandre avec soin et détalait désormais en direction de ses appartements. Les couloirs du château s'apparentaient aux boyaux d'un labyrinthe et elle aurait pu s'y perdre si Äzmelan n'avait pas eu la délicatesse de lui assigner un garde en guise de guide.

Un terme déguisé, puisqu'il la surveillait plus qu'il ne lui offrait la visite des lieux. Sa liberté était acquise à ce prix.

Miriild, par jeu ou par impertinence, emprunta un chemin détourné. Elle ne chercha pas à se repérer, ne chercha pas l'escalier qui menait aux appartements assignés, dans l'aile proche de celle du roi. Elle flâna dans la cour intérieure, celle dans laquelle serpentait la végétation. Elle huma la flagrance entêtante et sucrée des fleurs, puis s'aéra l'esprit avant d'être rappelée à l'ordre par son garde-fou :

— Princesse, il n'est pas bon pour vous de vous attarder dehors, la nuit. Vous risquez de prendre froid.

Il était vrai que les températures tombaient bien bas à Loajess. La touffeur de Déalym, cette chaleur sèche qui ne connaissait que mal les saisons, lui manqua une seconde. Regretterait-elle les paysages de son enfance, les lacs, souvent artificiels, dans lesquels elle aimait se baigner ? La végétation, si caractéristique, et l'architecture aux motifs géométriques et colorés, lui vinrent à l'esprit. Elle y songea avec une pointe de nostalgie alors qu'elle caressait, du bout des doigts, une feuille grasse de sucre.

Miriild passa ses doigts sur ses bras et les frictionna. Elle était bien peu couverte, pour une nuit aussi fraîche, et ce bouleversement ne formait qu'un premier pas vers ce qui l'attendait.

Sans plus s'attarder, la princesse suivit les indications de son guide. Elle marquait un manque de coopération qu'elle savait puéril. C'était l'un des privilèges de la royauté. Personne ne relevait les caprices et ils étaient acceptés, quoi qu'il advienne. Si Miriild avait envie d'agir comme une enfant, elle le pouvait, tant que cela ne sabotait pas les plans de son paternel, elle attirerait seulement le jugement.

Le guide s'aventura dans les escaliers, la jeune femme sur ses talons. Il eut tout juste le temps d'arriver au milieu de ceux-ci. Un homme était adossé au mur, immobile sans sembler rêveur. Son profil dur, son nez marqué et ses lèvres pulpeuses sur une bouche qui ne souriait jamais, tout en lui suggérait un soldat.

— Monsieur, le salua le guide, avec révérence.

— Chevalier, corrigea l'intéressé, sans lui accorder grande attention. Si vous le permettez, je peux raccompagner son Altesse à ses appartements.

L'autre fut, dans un premier temps, stupéfait par l'audace dudit chevalier. Il crut à une plaisanterie, avant de comprendre que la proposition était tout à fait sérieuse.

— Vous offrez de la raccompagner. Je suis navré, mais j'ai reçu des ordres.

— Votre sens du devoir vous honore.

Les négociations ne durèrent qu'un bref instant, avant que le guide, libéré de son fardeau, ne descende les escaliers. Pas une seule fois il n'avait consulté la princesse, ne serait-ce que pour lui demander où se situait sa préférence.

Miriild passa ainsi de mains en mains et n'eut pas à cœur de s'en offenser. Elle emboita le pas vif de Cassien jusqu'à s'arrêter devant la porte de sa chambre, qu'elle avait à peine visitée après son arrivée. Loin de s'éloigner, le chevalier lui fit face pour la première fois et s'adressa à elle, le plus sérieusement du monde :

— Je vous le déconseille.

Miriild, qui s'était vaguement inquiétée du comportement ambigu de l'homme, qui semblait pourtant serviable, s'étrangla.

— Je vous demande pardon ?

— Ce que vous projetez de faire, je vous le déconseille.

— Comment...

— Vous n'avez pas l'intention de rester bien sagement dans votre chambre.

Le sourire de la princesse fana. La surprise et la déception la dominaient, mais l'étonnement pris le pas sur cette déconvenue :

— Comment avez-vous su ?

— Je ne le savais pas, je l'ai déduit.

Miriild l'ignorait, mais Cassien se montrait étrangement bavard à son égard, comme s'il espérait l'empêcher de commettre une erreur.

— Vous ferez mieux de vous en aller, rétorqua la princesse. Quelqu'un va bientôt passer vérifier que je me trouve bien dans la chambre et verrouiller la porte.

— Est-ce habituel ?

— Non, mais mon père prend ses précautions.

La courte sieste qu'elle avait faite avant qu'une servante ne la réveille pour la préparer lui avait mis la puce à l'oreille. Miriild avait entendu la porte se verrouiller, la clé tourner dans la serrure. Elle avait compris que des précautions seraient prises. Pire, que d'invitée, elle était devenue captive de ce palais jusqu'à ce que le mariage soit prononcé. Jusqu'à ce que la princesse ne s'appartienne plus et ne puisse plus échapper aux liens sacrés du mariage.

— J'ai volé la clé à ma nourrice quand elle avait le dos tourné. J'ignore comment vous avez su, mais j'entendais fuir.

— Vous ne seriez pas aller loin, rétorqua Cassien, sans une once de tact.

De petite taille, elle paraissait minuscule en face du chevalier. Vulnérable aussi, au point où le ressentiment de Cassien à son égard vacilla. Il s'était attendu à rencontrer une fille triomphante, ravie de récolter sans effort le meilleur parti d'Ophir, une personnalité qu'il lui serait facile de mépriser. À la place de cette poupée caricaturale, il découvrait un animal pris en piège qui espérait encore s'échapper. Elle savait pourtant qu'il était trop tard.

— Ce mariage n'est pas de ma volonté, avoua Miriild, le dos pressé contre le mur, un sourire tremblant sur les lèvres.

— Vous ne pourrez pas vous échapper, avança Cassien. Quoi que vous fassiez.

— Pas plus qu'elle est celle de votre roi, poursuivit la princesse, sans rien relever.

Avant qu'elle ne s'éclipse, elle accorda un dernier regard au chevalier. Elle avait conservé la douceur de soie de son sourire un peu chagriné sur les lèvres.


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