Chapitre 26

La salle du trône avait été vidée de ses occupants. Un à un, les nobles avaient quitté la pièce pour se réfugier dans leurs habitudes. Habitudes bouleversées par une cohabitation difficile et forcée.

Les dalles disposées devant l'estrade qui surélevait le trône avaient été lavées de leur sang. Le corps sans vie d'Alzar avait été évacué dans les plus brefs délais et il ne restait plus la moindre trace de sa mise à mort. Ni impact sur le sol, ni flagrance singulière, ni même trace de sang qui aurait imbibé la pierre.

Lyssandre patientait devant la porte close de la salle du trône. Secondé par Cassien, aussi silencieux qu'une statue de marbre, il avait le sentiment de n'être plus qu'un étranger dans son propre château.

— Chevalier, il me faut...

— Vous pouvez entrer, Majesté, la princesse Miriild vous attend à l'intérieur.

— Je le sais.

Il se retourna pour faire face à Cassien. Celui-ci ne trahissait aucun jugement, aucune réticence inhabituelle. Parfois, Lyssandre l'enviait de savoir si bien camoufler ses émotions au point où personne n'irait le penser capable de sentiments. Si le roi s'habituait à enfouir les siens assez profondément pour qu'ils ne soient connus que de lui seul, ils ne cessaient pas pour autant d'exister.

— Vous ne serez pas seul. Quelqu'un vous chaperonnera, comme l'exige la tradition de Déalym.

La tradition, dont Äzmelan avait usé comme d'une arme, exigeait une rencontre entre les deux prétendants avant que les fiançailles ne soient annoncées. Lyssandre avait repoussé autant que possible l'instant où il devrait ajouter la responsabilité de soupirant à celle de roi. Il n'était pas fait pour cela, encore moins qu'il avait été destiné à monter sur le trône.

— Je ne crois pas en être capable.

Il n'avait pas d'autre choix.

Après avoir assisté à une mise à mort dans sa déclinaison la plus barbare, Lyssandre reculait devant une épreuve bien moins effroyable. Il ne se sentait pas apte à se présenter face à cette inconnue et à prétendre qu'il désirait cette union.

— Je n'ai pas l'autorisation de vous accompagner.

Lyssandre frissonna ; encore cette indicible froideur...

Il planta son regard dans celui de Cassien et pria pour que cette œillade contienne sa propre réticence. Il ne désirait pas que les événements se déroulent ainsi. En passant le seuil de la salle du trône, Lyssandre ravala le désir de révolte qui l'avait animé. Une envie, aussi farouche que momentanée, d'envoyer paître les obligations qui empruntaient un visage inattendu.

Un visage voilé.

La princesse de Déalym patientait au milieu de la pièce. Elle lui tournait le dos et ne daigna pas se retourner lorsque la porte se referma sur le roi. Celui-ci avança avec prudence avant de remarquer, un peu trop tard sans doute, que la princesse était seule. Il n'y avait pas de chaperon à ses côtés pour surveiller les gestes des prétendants. Pour veiller surtout à ce que l'homme préserve l'intégrité de la princesse.

— Princesse de Déalym, c'est un honneur de vous rencontrer.

La princesse garda le silence et plongea Lyssandre dans l'embarras. Loin de s'en agacer, celui-ci reprit :

— Votre chaperon ne serait-elle pas encore arrivée ? Si je suis entré trop tôt, je peux m'en aller.

La femme secoua la tête et exagéra le geste. Il n'était pas arrivé trop tôt, elle ne désirait pas qu'il s'en aille.

Lyssandre esquissa un sourire maladroit, un peu navré. Maladroit, voire empoté, il ignorait comment considérer une femme comme une éventuelle prétendante. Il n'avait pas la moindre idée du ton à employer, des paroles que la princesse désirait entendre, ni même de quel sujet il était supposé évoquer. Lyssandre, en élève modèle, avait toujours à cœur de bien faire, et même ce jour-là, alors qu'il était tenté de ne faire aucun effort, il ne pouvait s'empêcher de s'appliquer. Il ne lui parut pas judicieux de s'exprimer si tôt sur le sujet du mariage, ni même sur tous les sujets peu encourageants qui lui traversèrent l'esprit.

Quand avait-il perdu sa capacité à discuter sans y penser, à entretenir une conversation superficielle faite de sujets légers et inconsistants ?

— Je suis navré, je ne connais pas vos traditions. Votre père a simplement évoqué une discussion à l'abri des regards en présence d'un chaperon. Je n'ai pas la moindre idée de la procédure à suivre, pas plus que je ne vous connais, vous. J'imagine que nous devrions commencer par cela.

— Me craignez-vous, roi de Loajess ?

Lyssandre frémit. La voix qui s'était échappée du voile ne ressemblait en rien à ce qu'il avait imaginé. Elle était râpeuse, digne d'une vieille femme, comme éprouvée par le poids des ans, bien que teintée par une pointe de malice. Lyssandre ne savait rien d'elle, principalement parce qu'il n'avait pas cherché à en connaître davantage à son sujet. Fidèle à lui-même, il avait préféré fuir plutôt que de se confronter à la réalité. Les habitudes avaient la peau dure et peut-être que le roi avait, inconsciemment, pressenti le danger.

Pressenti qu'Äzmelan ne viendrait pas les mains vides.

— Devrais-je vous craindre, mademoiselle ?

— Craindre la plus insignifiante des créatures ? Voyons... Vous vous moquez !

— Les apparences sont trompeuses. Vous ai-je donné l'impression que je vous craignais ?

— Je sens l'odeur de la peur collée à votre peau.

Lyssandre se raidit, stupéfait. L'espace d'un instant, le passé et le présent se mêlèrent. Cette parole aurait pu appartenir à l'une des figures captives des souvenirs, à jamais éteintes. Willow aurait pu prononcer ces mots.

Tu avais un bout de nuit collé à la joue.

Lyssandre avança d'un pas brusque et la princesse n'accusa aucun mouvement de recul. Elle semblait joueuse, pleine de malice, en désaccord avec l'âge que sa voix semblait lui prêter.

— Eh bien ? s'étonna-t-elle.

— Veuillez m'excuser. Vous me rappelez quelqu'un.

— Comment est-elle morte ?

Lyssandre pinça les lèvres. Il ne voulait pas évoquer sa sœur, il ne désirait pas exposer un fragment si personnel de sa vie. Ne pouvaient-ils donc pas simplement discuter du temps, de la chaleur étouffante de ces derniers jours, de leurs passions communes ?

Il revit le visage de Willow, sa finesse, sa beauté lunaire et son allure fantomatique. Au fond, elle n'avait jamais appartenu à leur monde. Elle en avait seulement donné l'illusion.

— Mal, croassa-t-il.

— On ne meurt jamais bien, roi de Loajess, c'est une contradiction.

— J'aimerais voir votre visage, rétorqua Lyssandre. Êtes-vous tenue de garder votre voile jusqu'à ce que...

Il grimaça. Sa maladresse n'avait rien d'étonnant, mais son indélicatesse le surprenait. Il avait le sentiment que s'il soulevait le voile, il découvrirait sa sœur, ou une autre vision de celle-ci. Une Willow qui aurait vécu vieille. Vieille, et heureuse. Le ton rauque sonnait malicieux, presque chantant, et Lyssandre aimait à penser que son aînée aurait pu adopter une telle inflexion si elle avait existé assez longtemps.

— Je regrette. Nos traditions vous sont étrangères, mais vous pourriez vous y acclimater.

Lyssandre regretta de s'être emporté.

— L'union de deux cultures n'est pas toujours une aberration.

— Quand elle sert la paix, précisa-t-il.

Elle ne dit rien, là où le roi l'imaginait rétorquer une phrase énigmatique, mais amusée. La princesse paraissait presque se moquer.

La paix n'est qu'une question de point de vue, elle n'est pas identique au bonheur.

Car le souverain était un idéaliste aux yeux de tous, il imaginait des solutions simples, n'aimait pas les contradictions, ni les compromis. La paix, il l'imaginait forcément parfaite.

Lyssandre s'humecta les lèvres. En se concentrant sur la silhouette qui se découpait entre les épaisses colonnes qui soutenaient le plafond de la salle du trône, il réalisa que le corps de la princesse semblait plus petit, presque tassé. Elle semblait frêle, minuscule, et si Lyssandre n'osait approcher de crainte de l'effaroucher, il était certain que le sommet de son crâne ne dépassait pas ses clavicules.

— Accepteriez-vous d'épouser une femme par devoir, Sire ?

— Je ne m'étais jamais posé la question jusqu'à aujourd'hui.

— Et maintenant que vous vous la posez ?

Lyssandre ne sut quoi répondre. Cela lui semblait aussi incongru qu'impensable, à l'image de sa succession. Il réarrangea une mèche de cheveux derrière son oreille afin de se donner une contenance. Moins de deux heures auparavant, là où les deux jeunes gens discutaient d'avenir, un homme avait perdu la vie. Le malaise de Lyssandre n'en était que décuplé.

— Je sais que c'est ce qu'on attend de moi, tout comme Äzmelan vous poussera à accepter lorsque je demanderai votre main.

— Vous n'aurez pas à le faire, le roi s'est déjà chargé de le faire. Vous n'aurez qu'à l'accepter auprès de lui.

Le ton était toujours léger, au point où Lyssandre étudia la possibilité selon laquelle la princesse se faisait une joie de l'épouser. Cela lui promettait un avenir grandiose, et l'offre était bien plus alléchante que toutes celles des petits seigneurs de Déalym qui rêvaient de l'épouser. Si la princesse représentait une monnaie d'échange, à l'instar du roi de Loajess, elle gagnerait le meilleur parti d'Ophir.

— Nous n'avons pas le choix, admit Lyssandre, cela vaut autant pour vous que pour moi. Il ne m'appartient pas de refuser.

— Aucune tradition ne vous y oblige.

— Les rois se doivent de se trouver une reine dans un délai d'un an après leur couronnement.

Loajess comptait, elle aussi, son lot de coutumes. Celle-ci avait été évoquée par un haut-conseiller quelques jours après que Lyssandre ai été couronné roi. Il se souvenait avoir regretté de ne pas avoir fui le château. Pour cela, il fallait du courage, ou au minimum de la lâcheté, et Lyssandre n'était doté ni de l'un, ni de l'autre.

— Je suis roi depuis près de cinq mois.

— Autrement dit, vous...

— Autrement dit, je n'ai aucune raison de refuser cette offre, qu'elle me déplaise ou non. Mes conseillers appuieront la proposition de votre père.

— Dans votre bouche, cela sonne comme une condamnation. Bien des demoiselles seraient froissées de vous découvrir si peu enthousiaste.

— Je suis navré.

— Ne le soyez pas.

Ses mains apparurent, brunes, mais osseuses, aux veines saillantes. Des mains elles aussi prématurément vieillies. Elle saisit deux pans de son voile et, lentement, le souleva.

Le visage qui apparut n'était pas celui d'une demoiselle dans la fleur de l'âge, mais celui d'une vieille femme.

— Derrière n'importe quel roi se cache une reine.

— V-Vous... Vous n'êtes pas la princesse.

— Non.

Une silhouette, cachée derrière l'une des épaisses colonnes, s'invita dans le champ de vision de Lyssandre.

— Comme vous pouvez le constater, roi de Loajess, votre discussion a été dument chaperonnée, avança la vieille femme, un sourire malicieux sur ses lèvres.

— Vous m'avez piégé, souffla Lyssandre.

Le sourire de la chaperonne s'élargit encore.

— N'en voulez pas à la vieille dame que je suis. Rares sont les occasions où je suis traitée en princesse, par un homme qui à l'étoffe d'un roi, de surcroît.

Les joues de Lyssandre s'embrasèrent, autant de honte que de plaisir.

La véritable princesse reproduisit les gestes de la vieille femme et le fit remonter le long de son menton, de son nez, de ses pommettes, de ses yeux et de son front. Elle dévoila un visage rond, encore juvénile, une peau à peine plus claire que celle de son père, et lisse de toute imperfection. Sur sa bouche gourmande s'étalait un sourire suave et son nez, à l'arête large, se dessinait avec élégance. Le gris de ses yeux était presque identique à celui de son père, mais ils étaient vierges de cruauté, de vices, et occupaient une place importante sur son visage. Ses cheveux noirs, lustrés, retombaient sur ses épaules pleines et sur sa poitrine. Ses défauts se présentèrent ensuite : un sourcil plus dessiné que l'autre, un front que Lyssandre devinait petite malgré les mèches qui le masquaient, et un visage qui oscillait entre la maturité et les rondeurs de l'enfance.

Le roi fut surpris de constater que la princesse était telle qu'il aurait pu se l'imaginer.

— Princesse Miriild de Déalym, je suis enchantée de faire votre connaissance, énonça-t-elle, de son accent chantant, avant de ponctuer sa présentation d'une révérence.

— Tout le plaisir est pour moi, souffla Lyssandre.

— Pardonnez ma prudence, mais je désirais savoir quel homme dirigeait Loajess, et je ne suis jamais aussi objective que lorsque je suis spectatrice.

Elle exhalait une candeur touchante et sa petite taille la rendait presque insignifiante. Lyssandre devina, derrière sa douceur et sa délicatesse, une pointe de tristesse solidement enracinée.

— Vous avez fait la connaissance de ma nourrice, plutôt que la mienne.

Lyssandre se surprit à sourire. Son geste parlait de lui-même. Miriild était le genre de princesse qui laisse sa nourrice rencontrer celui qu'on lui destine.

— Bien des hommes seraient froissés par votre impolitesse, mademoiselle.

La nourrice semblait s'amuser follement, là où la joie de Miriild se révélait plus mesurée. Après tout, c'était bel et bien de son avenir dont il était question.

— Un comportement indigne de celle qui deviendra votre reine.

— Vous pensez qu'une autre vous remplacera ? Je doute que votre nourrice puisse vous doubler plus longtemps.

Lyssandre se sentait familier de ce jeu d'apparences. Miriild s'était jouée des traditions avec autant d'audace que d'intelligence. Elle s'était cachée derrière le voile de pudeur qu'on lui imposait, comme Lyssandre se cachait de la réalité. Cela leur faisait un point commun, un terrain d'entente, aux yeux de la royauté, c'était bien assez pour les penser assortis.

— Nous ferons un couple fort peu assortir, Majesté. Une princesse impolie et...

— Et un roi crédule.

S'il n'avait pas eu le mariage en horreur, si cette perspective ne le glaçait pas d'effroi, Lyssandre aurait appuyé l'idée qu'ils formaient, au contraire, un couple plutôt assorti.

Le roi de Loajess, la princesse de Déalym.

— Je suis désolée pour vous, dit cette dernière. Mon père ne vous laisse aucun autre choix si vous désirez la paix que celui de m'épouser.

Ils avaient abandonné les conversations légères. Il n'était plus question de badinage, de présentations dans les formes, mais de la finalité de leurs échanges : le mariage. Lyssandre ressentait, au contact de Miriild, une réticence identique à la sienne. Cette femme ne resterait pas pendue à ses lèvres, aveuglée par le pouvoir qu'il représentait. Si les pensées du roi n'était pas accaparé par l'existence d'un autre, il aurait peut-être accepté l'offre comme on parvint à un accord difficile, mais nécessaire.

Las, Lyssandre soupira.

— Vous êtes une princesse qui ne veut pas d'un roi, je suis un roi qui ne désire pas de reine. À ce titre, acceptez-vous de m'épouser ?

Äzmelan ne pourrait que se réjouir d'une telle efficacité. Les yeux de Miriild se voilèrent. Elle se condamnait en le condamnant. Ils le savaient, aussi bien l'un que l'autre.

— Oui.

Ses lèvres tremblantes se refermèrent sur une détresse qu'elle tut. Son cœur, dans sa poitrine, pesait trop lourd et elle n'aurait jamais pensé que cela puisse être si douloureux. Sa nourrice lui glissa un regard encourageant, pétillant de vie malgré ses yeux presque aveugles. Elle semblait la rassurer, dans un silence.

Avant de tourner les talons, et après avoir recouvert son visage, Miriild ajouta :

— Je ne saurais être plus désolée.

La vieille femme la suivit après un dernier regard. Deux destins se scellèrent lorsque la porte se referma. Lyssandre attendit d'être enfin seul pour répondre :

— Moi aussi, princesse. Moi aussi...



Les mauvaises nouvelles n'arrivent jamais seules. J'imagine que ce chapitre va briser le coeur de beaucoup. 

Ah, et bravo à tous ceux qui ont eu leur bac (j'avoue, j'ai stressé et j'ai remis en question toute mon année au moment de checker les résultats, soit une réaction tout à fait inutile) et bon courage à tous ceux qui iront au rattrapage les prochains jours <3

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