Chapitre 25

Un deuxième trône avait été installé aux côtés du premier. Celui de Lyssandre avait été décalé et cet aménagement donnait, à tous, le sentiment qu'il y avait, dans cette salle, un roi de trop.

Installé sur son siège, Äzmelan aurait pu engloutir Lyssandre dans son ombre. Pour cause, il faisait honneur à sa réputation de géant, comme Soann avait jadis été à la hauteur de la sienne.

La noblesse des deux Royaumes s'était mêlée. Du moins tentait-elle d'en donner l'impression, puisqu'à la manière de deux substances immiscibles, elle en était incapable. D'un coup d'œil, Lyssandre pouvait reconnaître les représentants de Déalym, noyés par le nombre de courtisans. Il ressentait une certaine hostilité. Une fierté de la part de leurs voisins, qui gardaient la tête haute, et du mépris de la part des puissants de Loajess. Par moment, les deux camps s'échangeaient ces attitudes, fierté pour mépris, dédain pour dignité.

— Eh bien, roi de Loajess, que comptez-vous faire ? Attendre que nos deux nations s'entretuent ? Je pensais que votre goût pour les bains de sang était modéré.

Lyssandre se raidit sur son siège. Il savait ce que ces paroles pouvaient signifier, sinon l'ennui d'Äzmelan. Il était un homme d'action, de violence aussi, mais surtout, il considérait Lyssandre comme un enfant trop délicat pour l'art noble de la guerre. Du reste, le jeune roi n'ignorait pas que le divertissement qu'il préparait, et qui ne le mettait lui-même pas en joie, passerait pour une manière de prouver sa valeur. Une manière pour Lyssandre de montrer qu'il était, lui aussi, un souverain de taille à rivaliser.

Il n'en était rien, bien entendu, d'autant plus qu'il avait le sentiment de n'être aux côtés d'Äzmelan qu'un prince sans importance. Äzmelan captivait la foule, lui se contentait de servir de décor.

— Il l'est, roi de Déalym, répondit-il, mais il se trouve que j'ai à vous offrir un présent.

Le sourire d'Äzmelan rafla sa bouche. Un sourire cruel qui modelait une bouche ourlée et gourmande. Il jubilait, et Lyssandre ne put s'empêcher de voir en lui un homme de la même constitution qu'Amaury. Ces deux-là feraient des rivaux de taille. Lyssandre se présentait, dans un tel duel de colosses, comme un cheveu sur la soupe.

Äzmelan songeait à son propre présent et, lorsque les portes s'ouvrirent pour laisser apparaître un prisonnier, son regard se durcit. Le détenu, le visage aminci par sa réclusion dans les cachots du palais qu'il avait si longtemps gardés, fendit la foule jusqu'à se poster aux pieds des deux rois.

— Je vous présente Alzar, ancien chevalier de Loajess, protecteur attitré de feu mon père. Il s'est récemment rendu coupable de trahison envers son Royaume et envers ma personne, puis d'assassinat diplomatique envers vos représentants. Il a également essayé d'attenter, si j'en crois le discours de mes hommes, à ma propre vie en s'infiltrant dans le campement dressé à Arkal à l'occasion des premières négociations. Un échec, puisque le campement avait été vidé de ses occupants.

Lyssandre marqua une pause. L'attention reposait sur ces épaules, le poids des regards écrasait les mots qu'il prononçait et broyait ses épaules. Lui qui avait pour habitude de préparer méticuleusement ses discours, la moindre de ses apparitions, avait été pris de court par la venue d'Äzmelan.

— Il est déclaré coupable de ces crimes et, puisque Loajess accueille aujourd'hui un invité de prestige, je lui offre de décider de son sort. Considérez cela comme un cadeau de bienvenue et comme un indice du respect que je vous porte.

En effet, cela représentait une immense marque de considération. Livrer un traître et un meurtrier, qui avait nui aux deux Royaumes, était des plus appréciables aux yeux de Déalym. Pour Loajess, offrir la vie d'un homme comme s'il s'agissait d'un présent traditionnel, revenait à insulter la valeur de la vie.

Le visage de Calypso s'était tordu en une hideuse grimace. Lyssandre venait de prendre un risque en cherchant à prouver sa valeur. Le fait de donner à un autre roi le pouvoir de décider de la vie ou de la mort d'un homme était grave, mais acceptable compte tenu des circonstances, mais le présenter comme un cadeau avait de quoi scandaliser.

— Laissez donc quelqu'un se salir les mains à votre place, marmonna Alzar, dans sa barbe.

Äzmelan se leva et fit taire les éventuelles protestations. La noblesse jugeait cet acte, en bien ou en mal. Ceux qui haïssaient Déalym trouveraient un prétexte supplémentaire et verraient Lyssandre comme un traître pour oser initier un geste sacrilège. Aux yeux de ces puissants attachés aux traditions militaires, Loajess comme Déalym trahissaient leurs origines.

— Alzar, prononça Äzmelan, aussi lourdement que s'il avait énoncé une sentence.

Il approcha l'ancien chevalier jusqu'à être à sa hauteur. Il le toisa, longuement, dans un silence haletant.

— Vous êtes un soldat et j'ai du respect pour ceux qui se battent, bien plus que j'en ai pour ceux qui se drapent dans de luxueuses étoffes. En votre qualité de soldat, j'aimerais savoir ce qui vous a amené à la trahison.

— Ne cherchez pas à m'innocenter. Je suis coupable des crimes cités par notre bon roi.

— Ne jouez pas, traître, avec ma patience, elle est très limitée.

Alzar s'était préparé à sa sentence et peu importait, dans le fond, qui la prononçait, qui l'exécutait. Il se répugnait seulement d'être abattu par l'ennemi alors qu'on discutait de paix. Il préférait cela plutôt que voir les deux nations s'embrasser comme si ce siècle de guerre n'avait jamais existé, mais cela ne l'empêchait pas d'haïr Lyssandre pour lui infliger pareille humiliation.

— Je suis le soldat de Soann, je n'ai jamais été celui de son fils. Vous êtes un soldat et j'ai autant de mépris pour vous, Äzmelan, que vous en avez pour les traîtres. Vous avez trahi l'art de la guerre et je préfère mourir dans un monde dans lequel Loajess et Déalym sont ennemis plutôt que vivre dans un monde où nous sommes alliés. Loajess se souille se rabaissant à la hauteur de Déalym. Loajess est un noble Royaume, fondé sur l'honneur des guerriers et sur la grandeur de ses souverains. Déalym ne possède, en retour, que des rois fous, des déserts arides et des traditions barbares. Nous ne sommes ni même sang ni de la même espèce, et en reniant ce fait, Lyssandre a insulté cinq siècles d'Histoire. Feu Soann ne l'aurait jamais admis et je resterai, à jamais, fidèle à sa pensée comme je l'ai été à ses ordres.

Äzmelan avait, tout au long de ce discours, tourné autour d'Alzar comme un prédateur autour de sa proie. Il ressemblait à s'en méprendre à la bête qui lui avait été, depuis deux décennies, associée : le loup.

Lyssandre avait conservé un silence prudent. Il craignait, à chaque instant, que l'ancien chevalier ne dévoile son mensonge. Le roi devait à tout prix présenter lui-même l'identité de l'ennemi avant qu'un autre le fasse et il prit conscience de l'urgence à mesure qu'Alzar s'exprimait. D'un claquement de doigts, il aurait pu défaire la légitimité de Lyssandre, mais celui-ci doutait qu'il n'ait jamais été partisan de la pensée d'Amaury. Il s'était rangé derrière lui parce qu'il représentait sa seule chance de salut. Il ne partageait en rien ses positions révolutionnaires. Alzar était trop traditionnaliste, à l'image des nobles-sangs dont il était issu, pour s'accorder sur les opinions du prince oublié.

— Ainsi donc, vous préférez mourir plutôt que voir les deux Royaumes réconciliés.

— Oui, et si vous étiez encore l'homme qui a combattu feu le roi, vous penseriez de même.

— Je croyais que vous méprisiez cet homme.

— Je méprise encore davantage celui que vous êtes devenu.

Äzmelan caressa sa barbe, presque pensivement. Il était en colère, bien sûr, mais le tyran était ceux qui semblaient l'être en permanence. Un homme en colère qui ne pouvait, de fait, qu'espérer la guerre. Qu'adviendrait-il de lui une fois la paix signée et établie ? Il portait les traces de ses propres combats et, en particulier, son léger boitement, et l'absence de l'auriculaire de la main gauche. Depuis la mort de Soann, il n'y avait plus personne pour espérer lui tenir tête, pas même les souvenirs échappés des combats révolus.

— Ce n'est pas aux misérables comme vous qu'il revient de décider du sort des deux Royaumes. Est-ce que d'autres, ici, entendent trahir la paix que je suis venue signer au palais ?

Un silence lui répondit. Surpris, décontenancés, la Cour de Loajess s'était tue. Elle ne dirait rien, Lyssandre la savait trop peu portée vers l'honnêteté pour se mesurer à Äzmelan.

— Bien.

— Intéressez-vous plutôt à celui qui m'a ordonné d'assassiner vos diplomates.

Alzar sentait la mort proche et il y avait longtemps qu'il ne la craignait plus. À l'instar de Cassien, il l'avait trop souvent côtoyée pour qu'elle l'effraie après tant d'années. Ces aveux précipités marquaient son désir de ruiner la paix, de mettre au jour la propre trahison du roi.

— J'ai peut-être trahi Lyssandre, mais je n'ai pas trahi le peuple.

Äzmelan conserva le silence et Lyssandre lui en fut reconnaissant. La peur enflait, familière et terrifiante. Il eut envie de se jeter sur cet homme et de l'abattre sur-le-champ, ou du moins de supplier le tyran de le faire à sa place.

Lyssandre fut glacé par sa propre pensée. Quel roi faisait-il, à tolérer, à même encourager, au milieu de la salle du trône, la mort d'un homme ? Pire, à espérer qu'elle intervienne au plus vite afin de préserver son inadmissible secret.

Äzmelan claqua des doigts et on lui fit amener une longue épée. Un joyau dont l'assemblée, Alzar compris, admira la lame. La noblesse cessa de se cacher de la vérité et prit conscience qu'Äzmelan ne ramènerait pas le coupable à Déalym pour lui offrir la sentence qu'il avait choisi.

Le tyran du Sud entendait souiller les dalles de la salle du trône du sang d'un traître.

Lyssandre, qui n'était plus que le spectateur de ce qu'il avait orchestré, se leva à son tour de son siège et prit la parole :

— Roi de Déalym, je pense qu'il serait plus sage d'attendre avant d'administrer à cet homme le traitement que vous jugerez approprié.

— Permettez plutôt que je déballe mon présent aux yeux de tous.

Lyssandre revenait sur ses pas, faisait machine arrière, mais il ne le pouvait plus. Une erreur de plus qui lui coûta une solide impression d'impuissance. Une douleur aiguë au creux de l'estomac qui lui rappela l'envie qui l'avait traversé, celle de faire taire à jamais Alzar. L'homme qui en savait trop. Lyssandre n'avait pas uniquement agi par esprit de diplomatie, par devoir. Il avait voulu sauver sa peau, égoïstement, et c'était impardonnable.

Il se pencha vers Alzar, les sourcils froncés sur ses yeux gris. Il était à nouveau sérieux, dur, intransigeant, à l'image de la légende qui l'entourait.

— Si je ne craignais pas de scandaliser les puissants des deux Royaumes, croyez bien que vous ne mourriez pas si aisément.

Alzar ne cilla pas. Les mains nouées dans le dos, il se tenait bien droit, comme s'il venait recevoir une énième récompense, une de ses incalculables médailles qui saluaient sa bravoure, ses exploits, sa loyauté. Ce jour-là, l'ancien chevalier, modèle de sacrifices et de fidélité à la Couronne, était condamné pour l'exact inverse. Personne ne se rappellerait les batailles remportées, les années de service. Il demeurerait, dans les mémoires, comme le traître.

— Je me ferais un plaisir de vous écorcher vif, de vous brûler la langue, de réduire en miettes chaque os de votre corps, et de me repaître de vos hurlements d'agonie. Je suis un guerrier, traître, je ne crains pas de me salir, je ne crains pas le sang. Au contraire.

Alzar envoya son visage contre celui d'Äzmelan, mais le rata de peu.

— Mourrez avec la pensée que votre mort est, à mes yeux, le premier fragment d'une réconciliation.

Une première grimace défigura l'ancien chevalier. Plus que l'imminence de sa mise à mort, il ne pouvait pas supporter de contribuer à ce qui le répugnait le plus.

Tout autour, l'assemblée ne pipait mot. Déalym s'apprêtait à se débarrasser d'un homme qui, quelques semaines auparavant, était considéré comme l'un des plus puissants décisionnaires du Royaume. Un homme de prestige, un chevalier de renom, respecté par ses pairs et admiré par nombre de sujets par sa qualité de héros.

Le héros déchu aurait préféré mourir de la main de Lyssandre plutôt que de celle d'Äzmelan.

— À la gloire de Loajess, murmura-t-il.

L'épée s'était levée pour capturer un éclat du soleil. Ce fut la dernière chose qu'Alzar vit véritablement. S'éleva ensuite le sifflement de la lame lorsqu'elle trancha l'air, puis la chair. Le tranchant de l'épée, la violence du coup, avaient presque décroché la tête du buste. Un filet de tendon, de chair, et d'os abîmé retenait le crâne aux épaules.

Lyssandre ne vit que le corps s'écrouler dans un giclement de sang. Les yeux rivés sur la flaque de sang, il n'entendit même pas les exclamations outrées de la noblesse.

Äzmelan avait décapité l'homme qui avait envoyé, à Lyssandre, la tête d'un des siens. À Déalym, on exigeait qu'une peine à la hauteur du crime puni soit purgée. Le sang se payait au prix du sang.

Ainsi, Loajess et Déalym étaient quittes.

— Justice est rendue, déclara-t-il, décrochant chaque syllabe écorchée par son lourd accent.

Il nettoyait avec soin le sang qui souillait son épée et, lorsque la lame fut lavée de l'hémoglobine, jeta le mouchoir maculé d'hémoglobine sur le corps sans vie du traître.

La gorge nouée, Lyssandre ne parvenait pas à quitter Alzar des yeux. Une sueur d'effroi recouvrait son front, mais il n'arrivait pas à s'en défaire. Il ne ressentait aucune fascination pour cet acte ignoble, seulement le choc d'observer le carnage qu'il avait en partie créé.

La justice revêtait son voile de sang.

— Pas en ce qui me concerne, murmura Lyssandre.

Qu'il soit question de paix ou de justice, lorsque ces idéaux se noyaient dans le sang d'un homme, innocent ou coupable, Lyssandre savait qu'il venait d'échouer. 

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