Chapitre 22
Lorsque la première salve de flèches avait cessé, l'espace que les soldats de Lyssandre avaient occupé avait fait l'objet de riposte. Ils avaient patienté à leur poste en attendant le signal de Lyssandre, qui devait leur annoncer le début de l'opération au sein du château. Cassien lui-même avait finalement ordonné d'arroser Amaury et les siens de flèches en privilégiant les gardes chargés de la sécurité.
Une décision qui avait sauvé la peau du roi, mais qui avait aussi révélé à leurs hôtes leur présence ainsi que leur position. Il n'en avait pas fallu davantage pour que des hommes soient envoyés. Des hommes qui détenaient l'avantage de connaître les lieux et dont le nombre était limité face à des soldats entraînés. Cassien s'était débarrassé de ses adversaires, avait occulté l'horreur qui lui rappelait ces combats. Des combats semblables à des chorégraphies dans l'espace restreint des passages dérobés réservés aux servants. Des boyaux difficiles à reprendre une fois qu'ils étaient tenus par un ennemi.
Cassien avait combattu assez longtemps pour savoir qu'en effectif réduit, la présence des rideaux qui permettaient l'accès des serviteurs étaient une aubaine. Une spécificité partagée par Alzar lui-même. L'aveu avait été si aisé, si naturel, que Cassien avait soupçonné l'ancien chevalier de mentir pour sauver sa peau. Ses informations s'étaient révélées justes.
Cassien trancha le rideau d'un coup d'épée au travers de la lourde étoffe. Sous ses yeux, Amaury ne menaçait plus Lyssandre et le chevalier comprit derrière son geste l'intention que personne n'irait interpréter. Amaury n'avait pas libéré son neveu pour laisser à Eugène de Balm le loisir de l'abattre, il l'avait fait pour l'empêcher de se salir les mains.
Pour ne laisser à personne le privilège de recueillir le dernier souffle du roi.
Cassien bouscula le garçon dans sa course et l'envoya rouler à terre. Cet adversaire ne l'intéressait pas. Comme deux grands combattants étaient forcément amenés à se mesurer l'un à l'autre, les deux hommes se présentèrent l'un à l'autre.
— Le chien du roi... souffla Amaury, entre ses dents. Je t'attendais presque.
Pas l'ombre d'une réponse. Lyssandre reculait, pas à pas, vers une foule qui lui était presque aussi hostile que son oncle. Avant que ce dernier ne se retourne pour faire état de la situation, Cassien passa à l'offensive. Il usa d'abord de son corps et décocha un coup de poing en direction de la mâchoire d'Amaury. Il évita le coup et le chevalier eut un aperçu, à la vitesse à laquelle il se déroba, de quel adversaire il faisait.
Un adversaire redoutable, que l'âge n'avait pas encore affaibli au point d'en faire une proie facile.
Cassien le déséquilibra en enchaînant plusieurs coups ciblés afin de le pousser à reculer. Il ne laissa pas Amaury pointer le poignard vers lui et, dans une danse aussi envoûtante que celle qui l'avait libéré du joug des gardes derrière le rideau, parvint à trouver une issue. Il pivota sur lui-même, présenta une seconde le dos au prince, et se projeta de toutes ses forces dans sa direction. Le coude de Cassien heurta la gorge d'Amaury et lui coupa le souffle avant de l'entraîner dans la chute du chevalier. Ils roulèrent au sol sous les exclamations des invités.
Les invités devenus passifs observateurs des hostilités.
Amaury leur offrait, ce soir, du grand spectacle.
Le dos de Lyssandre heurta celui d'une femme. Celle-ci s'écarta comme si le roi l'avait brûlée et la foule se dévoila aux yeux de celui-ci. Une foule hostile, qui se divisait entre assaillants potentiels et civils figés dans la crainte. Le chaos se répandait désormais qu'Amaury n'était plus en mesure de l'empêcher. Quelques soldats infiltrés s'engageaient dans la pièce après avoir triomphé de leurs adversaires, une poignée d'invités tentaient de s'enfuir par la porte en bousculant les gardes, et à cette agitation se couplait les gémissements et les plaintes des victimes.
Bien vite, Lyssandre se retrouva encerclé, entraîné à l'intérieur de cette foule. Les invités avaient quitté leur siège, leurs festivités, et troqueraient bien le vin par le sang du roi. À l'image de leur meneur.
Ce fut une femme qui l'empêcha de s'échapper. Elle lui barra la route, l'œil noire, et le gifla d'un revers de la main avant de lui jeter un crachat en plein visage.
— Il est temps de payer, roi maudit !
Lyssandre tituba, moins sous la violence du coup que sous le choc qui l'étreignait. Il avait le sentiment de se noyer dans les méandres d'un cauchemar sans fin. Il avait été repéré et les invités, qui tenaient une raison d'haïr le roi, ne le laisseraient pas filer aussi aisément. Sa joue l'élançait lorsqu'il prit appui contre le mur. De ses doigts, il tâta les contours de sa joue et essuya la salive qui l'avait atteint.
La femme, coupable d'un geste qui aurait pu lui coûter une lourde peine, l'observait, poings sur les hanches, prête à reproduire son exploit lorsqu'elle fut projetée en avant. Un coup l'avait cueillie au bas des reins et, clouée au sol par une douleur aiguë, les dents serrés, elle parvint à peine à distinguer le visage de l'individu qui avait porté la main sur elle.
Nausicaa avait retroussé le bras de ses jupons. Elle n'avait pas mesuré sa force, ni même les possibles représailles. Aussi se contenta-t-elle de répondre avant d'attraper Lyssandre par le bras et de l'entraîner à sa suite :
— Je crains que le paiement doive attendre !
La baronne pressa l'allure jusqu'à traverser la salle au pas de course. Elle ne ralentit pas, pas même lorsque Lyssandre trébucha derrière elle. Elle le tira plus durement et arracha son ami à l'emprise d'un vieillard. Le roi la retint à son tour alors qu'il s'apprêtait à quitter le lieu des réjouissances par une porte discrète, presque intégrée au mur :
— Et le chevalier ? On ne peut pas...
— Oh, pitié ! Cassien sait ce qu'il fait, lui ! Il nous rejoindra !
Cassien...
Le nom, arraché au passé, fit l'effet d'une seconde gifle au monarque. Jusqu'alors, seul Lyssandre avait reçu l'autorisation implicite de le prononcer. Nausicaa savait quel étrange fantôme se cachait derrière la figure du chevalier. Lyssandre se mordit l'intérieur de la bouche. Il n'avait même jamais songé à lui partager ses suspicions, de crainte de voir ses espoirs réduis à néant.
Lyssandre se retourna. Cassien ne semblait plus conscient de l'évolution de la situation. Il faisait face, avec une force remarquable. Ses camarades arrivaient en renfort et abandonnaient toute stratégie. Le chaos mêlait civils et militaires, gardes à la botte d'Amaury et soldats royaux. L'heure n'était pas à l'énumération des déconvenues. Cassien l'avait prouvé en abandonnant ses positions derrière les rideaux.
Impatiente, terrifiée par la tournure incontrôlable qu'avait pris les événements, Nausicaa maugréa :
— Suis-moi, on n'a pas de temps à perdre !
Arrivée à l'autre extrémité de la salle, elle s'échina à déplacer de quelques centimètres la caisse qui barrait l'accès à l'issue. L'effort lui coûta quelques secondes de trop, puisque dans son dos, et dans celui de Lyssandre que la passivité paralysait dans pareilles circonstances, une clameur reprit :
— Le roi s'échappe ! Derrière, derrière, retenez-le !
Le souffle de Lyssandre resta coincé dans sa gorge. Il croisa le regard d'un jeune garçon, sans doute plus jeune encore que lui. Il ne terrait encore sous sa table, à demi masqué par la nappe et par les victuailles renversées, éventrées. Un gâchis sans non s'étalait sur les tables. Le vin ruisselait au sol, les plats parfaitement dressés se confondaient en une infâme bouillie, et l'agréable parfum d'allégresse, de fête, avait laissé place à l'odeur de la peur, puissante et musquée, ainsi qu'à celle de la violence.
Lyssandre commençait à bien la connaître.
Le garçon se redressa d'un bond, se cogna le haut du crâne contre l'angle de la porte, et tira le roi de sa léthargie. Nausicaa s'était engouffrée dans la brèche découpée dans le mur et elle n'eut pas à inciter davantage son ami de s'y glisser à son tour. Il céda à la peur et marcha dans ses pas.
Avant qu'il ne le disparaisse à l'intérieur de la mince issue, Lyssandre aperçut Cassien en mauvaise posture. Un garde avait porté un coup à l'arrière de son crâne et d'autres s'amassaient autour des deux assaillants afin d'apporter leur aide. Le chevalier disparaissait dans l'éternel cycle des coups, des ripostes et des mêlées dans lesquelles les hommes, jetés les uns sur les autres, s'apparentaient à des monstres.
Le conduit dans lequel Lyssandre et Nausicaa étaient engagés se limitait à un boyau étroit. La baronne ouvrait la voie et s'engagea dans les escaliers. Ceux-ci s'enroulaient autour d'un pilier central à la rendre malade. Ralentie par ses lourds jupons, elle trébucha contre une marche irrégulière et s'esquinta les genoux contre la pierre. Elle prit une inspiration heurtée et reprit son ascension. L'étroitesse de cette brèche lui renvoyait son souffle, son propre vertige, jusqu'aux battements endiablés de son cœur.
La peur, dans un espace aussi réduit, occupait toute la place.
Derrière elle, Lyssandre n'entendait rien à l'exception des pas précipités qui se rapprochaient. L'adolescent l'avait pris en chasse et apparut soudain, dans une mince portion d'escaliers. Il disparut, se réinvita, jusqu'à conquérir l'espace, de plus en plus. Il leva la main afin d'atteindre sa proie au terme de sa fuite. Il la manqua une fois, mais passa si prêt que le cœur de Lyssandre se présenta au bord de ses lèvres.
La seconde fois, rien ne lui permit d'échapper à la vitesse du garçon. Ses doigts attrapèrent une mèche de cheveux et la prise coupa Lyssandre dans son élan. Il faillit basculer en arrière pour donner à Amaury le privilège d'une victoire dans ce qui était désormais son foyer. Le roi se retint à la pierre, à son irrégularité, et s'égratigna le bout des doigts. Ses ongles hurlèrent contre la paroi, grincèrent, se rompirent jusqu'au sang. Un cri résonna dans toute la cage d'escaliers.
Des escaliers qui les retenaient bel et bien prisonniers.
Nausicaa fit volte-face. Dans un réflexe prodigieux, elle attrapa la deuxième main de Lyssandre pour le tirer vers elle. Si elle avait eu un couteau en sa possession, elle aurait coupé les mèches blondes que l'adolescent tenait entre ses doigts.
— Ne me lâche pas... haleta Lyssandre.
Les dents serrées sous l'effort, elle ne dit rien. Le front baigné de sueur, elle entendait d'autres pas se rapprocher. Elle accusa un sursaut qui projeta le roi vers le vide. L'équilibre de celui qui avait préféré les prendre en chasse plutôt que de rester sagement tapi dans l'ombre en fut bouleversé. Ses doigts glissèrent et son talon ne trouva que le vide. Rien. Aucune prise pour le sauver, et pas d'amie chère pour le sauver. Il bascula dans un cri muet et Nausicaa le vit s'écraser contre le mur extérieur, puis basculer encore avant de tomber pour de bon.
C'était terminé.
Les doigts meurtris de Lyssandre tremblaient et le sursaut de Nausicaa manqua de lui faire connaître le même sort. La baronne de Meauvoir le rattrapa juste à temps avant de rétorquer, dans un souffle précipité :
— Je ne t'ai jamais lâché.
Déjà, elle se retournait.
Ne surtout pas regarder en arrière. Un réflexe qu'elle ne se connaissait pas après une vie d'opulence et de sûreté. Elle ouvrit la voie au roi jusqu'à ce qu'enfin, après une interminable ascension, ils goûtent à l'air nocturne.
Un air frais, aussi piquant que les vents qui les giflaient, les accueillit.
Lyssandre referma le battant de la porte derrière lui. Devant lui s'ouvrait une plateforme immense, baignée par une nuit noire. Il avança avec prudence avant que Nausicaa le retienne encore et lui dispense, cette fois, quelques paroles accompagnées par leurs explications :
— Retire tout le tissu qui t'encombre, ta veste, tes bottes, tout. L'eau risque de t'emporter par le fond avec tout ce poids mort.
— L'eau ? Tu veux dire qu'on va...
— On va sauter, confirma Nausicaa, avec toute la conviction dont elle était capable.
Blême, elle prit la peine de s'approcher du bord de la plateforme pour vérifier l'état des eaux sous leurs pieds. La mer était agitée, d'humeur capricieuse, et ses flagrances salines chatouillaient les narines de la courtisane. D'un air résolu, elle abandonna ses jupons jusqu'à n'en garder qu'un, d'un blanc cassé peu élégant et pas destiné à être aperçu. La poitrine comprimée par son corset, elle se contorsionna pour en desserrer légèrement les liens.
— Ils seront bientôt là, Lyssandre, et des canaux nous attendent juste en bas. Tu n'as juste à sauter.
Elle avalait les syllabes, écorchait les sons, dévorée par l'angoisse. Cette partie du plan avait été décidée par Cassien et ne devait s'enclencher qu'en cas de malentendu majeur.
Lyssandre se pencha à son tour et admira le vide. Encore lui ! Entre les vagues noires se découpaient quelques formes indistinctes et la mer miroitait sous la lumière des lampes. Nausicaa n'avait pas menti, mais penché au-dessus des flots, Lyssandre ne pouvait se résoudre à sauter. Son amie, aussi terrifiée que lui, ne prendrait pas d'initiatives. Pas cette fois.
Un bruit sourd arracha le roi de ses doutes. Les hommes d'Amaury martelaient la porte et ce n'était plus qu'une question de secondes avant que celle-ci ne cède. Lyssandre se tenait debout sur le rebord, aspiré par plusieurs mètres de chute libre. Nausicaa attrapa sa main meurtrie et la serra à lui broyer les phalanges.
— Lyssandre, l'implora-t-elle.
Il crut voir, dans ses yeux, le dessin familier des larmes.
La porte fut éventrée dans un craquement sinistre. Avant que l'ennemi ait dévoilé tout son effectif, Lyssandre obéit à la supplication de son amie. Il cessa de lutter. Il entraîna Nausicaa dans sa chute et s'abandonna au vide qui lui ouvrait le bras.
Ce même vide qui l'avait épargné, quelques minutes plus tôt, l'embrassa. Le roi et sa plus fidèle alliée disparurent entre les flots bordés d'écume.
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