Chapitre 21
[Le crayonné d'un certain personnage emblématique du tome 1. Qui est-ce, à votre avis ?]
Le sang se déversa dans le calice sous les yeux des spectateurs.
Le sang du roi.
Celui-ci ferma les yeux, serra les dents, et inspira profondément. Les battements de son cœur martelaient ses côtes et l'enthousiasme des invités lui parvenaient par vagues. Cela ressemblait aux jeux auxquels les peuples des anciens temps s'adonnaient.
Des jeux qui ne s'achevaient que d'une seule façon.
Le sang des vaincus.
Lyssandre devinait le sourire d'Amaury, tout proche. Un sourire comme le prince n'en avait pas connu depuis bien des années. Un sourire de triomphe.
Un sourire de vainqueur.
Il y eut un cri. La lame incisa plus profondément la chair et la douleur aiguë coupa le souffle de Lyssandre. S'élevaient, au-delà des bourdonnements de ses oreilles, les clameurs de la foule :
— Longue vie au roi ! Longue vie au roi !
Une sinistre condamnation.
Une gerbe de sang éclaboussa le visage de Lyssandre. Il crut qu'Amaury avait abandonné son bras pour sa gorge et que la douleur tardait à venir. L'ivresse de la peur le rendait insensible à tout autre sorte de langage. Y compris celui du corps.
Les jambes de Lyssandre fléchirent et il ouvrit les yeux. Devant lui, le prince n'avait pas bougé. Sa lame était toujours pressée contre la chair tendre de son bras. Le roi consulta l'entaille sans appréhension, avec un calme qui le choqua. Puis, il porta une main à son visage pour y découvrir des gouttes de sang.
Avait-il été touché ? Un invité avait-il décidé d'abandonner son rôle de spectateur pour abattre la dernière tête couronnée ?
Un cri retentit. Pourtant, Lyssandre avait les lèvres closes.
Il y avait, sur le visage d'Amaury, des traces de colère, de stupéfaction. Quelque chose s'était produit. Le roi comprit en apercevant l'homme qui tenait le calice. Le calice à demi rempli du sang de sa victime était tombé à terre et le liquide tâchait les bottes des deux ennemis. L'homme tituba comme s'il vivait toujours. L'horreur pétrifia Lyssandre. Une flèche avait transpercé son œil gauche la tige ressortait à l'arrière du crâne.
Lyssandre vivait toujours, mais le sacrifice dont il aurait dû faire l'objet venait de prendre une toute autre tournure.
— À couverts !
— Sous les tables !
Les plus vifs obéirent sans attendre, mais une demi-douzaine d'autres flèches furent décochées. Seulement deux manquèrent leur cible. Elles se fichèrent dans la chair des gardes, pour la plupart, et du coin de l'œil, Amaury vit un carreau fendre la toilette luxueuse du maître des lieux.
Le prince, dans un geste souple, arracha Lyssandre à sa contemplation. Il saisit sa gorge d'une main, l'exposa à la vue de tous, et pressa la lame contre la peau. Cette fois, la mise en scène ne saurait se sacrifier de quelques gerbes de sang.
Le sang royal coulerait à flots.
D'une voix impérieuse, il vainquit l'épouvante ambiante :
— Je tiens le roi !
Il attendit cinq secondes, peut-être dix, pour s'assurer que les flèches ne les menaçaient plus. Il tourna sur lui-même et entraîna Lyssandre dans cette valse sanglante. Un épais rideau enclavait la pièce et se partageait la place avec les murs bruts. Des ennemis s'y étaient retranchés et tenaient fermement leurs positions.
L'impensable s'était produit.
Lyssandre déglutit et la lame entailla la gorge. Une plaie superficielle, qui matérialisa une unique goutte de sang. Le souffle court, ses jambes le portaient à peine. Pourtant, il articula, tout bas :
— Vous ne pensiez tout de même pas que j'étais venu seul, mon oncle ?
La prise d'Amaury se raffermit encore sur sa gorge et la menace, déjà pesante, s'intensifia.
— Je reconnais vous avoir sous-estimé, roi.
Il ne concédait rien et sûrement pas l'espoir que Lyssandre avait vu ressurgir, celui de survivre. Son neveu venait de lui prendre un pion et il en possédait d'autres.
La salle était pleine à craquer de pions à sacrifier à sa cause. Des hommes qui mouraient en martyr et pour lesquels les survivants se battraient. Les survivants n'en auraient que plus de raison de s'allier à sa cause.
Que Lyssandre survive importait peu. Il avait perdu, quoi qu'il advienne.
Il clama, plus haut que l'horreur qui sourdait, plus haut que l'événement qui avait subitement tourné au drame :
— Voilà ce que le roi a à vous offrir : des flèches, des assassins qui agissent à son compte et qui n'osent pas découvrir leur visage. Qui sont ces hommes, roi, qui tuent vos sujets en votre nom parce que vous n'êtes pas capable de les abattre de vos mains ?
De la pure rhétorique. Lyssandre sut qu'à ce jeu de manipulation, Amaury serait toujours meilleur que lui. Il savait convaincre, à l'appui de beaux discours, mais il n'aurait jamais l'aisance de son oncle.
— Eh bien, roi, ordonnez à vos hommes de se présenter à leurs victimes. Ayez au moins cette décence !
Lyssandre se garda de préciser que l'homme qui le moralisait était le même qui avait abattu des innocents à Halev et qui n'avait pas hésité à s'attaquer aux diplomates de Déalym, des civils.
Le cœur d'Amaury battait contre son dos, aussi furieusement que le sien. Cela prouvait au moins que cet être rongé par la vengeance vivait toujours. L'humanité dont il était capable amenait avec elle sa part de doutes. Lyssandre avait, sur le cœur, nombre de reproches, d'incohérences, à jeter à la figure de son oncle, du propre frère de son père, et à ses gens qui ne le connaissaient pas. Il avait, dans la bouche, la saveur du sang et celle des mensonges.
L'injustice nouait ses entrailles.
Décidément, le peuple de Loajess avait la mémoire courte.
Lyssandre pouvait presque entendre le venin des pensées de son oncle se répandre. Amaury voulut présenter son neveu ainsi, exposé, vulnérable, à la population, à Halev. Pour l'allusion, pour la mise en scène, parce que tout était forcément question de symbole.
Lyssandre serait l'allégorie de la fin d'un monde.
— M-Maudit... roi... Roi sans couronne... Parjure !
Le seigneur de Balm agonisait sur les dalles de son propre château. Une gerbe d'injures souillait le bord de ses lèvres. Les invités quittèrent le dessous des tables, un à un, pour découvrir l'affligeant spectacle. Ici et là, des hommes, des femmes gémissaient, mais tout bas. Les sbires du roi n'avaient pas encore été arrêtés et ils offraient, aux alliés d'Amaury, une vision semblable à celle qu'Halev avait naguère connu.
L'histoire se répétait, inlassablement.
Lyssandre ferma les yeux. Il s'était vu mourir, une fois de plus, et la lame contre sa gorge menaçait toujours sa vie. Aux yeux du roi, c'était comme recevoir le souffle de la mort en plein visage. Une haleine putride, écoeurante, aux relents de pourriture et de décomposition.
— Misérable... usurpateur... Tu mourras, oui... Tu mourras, et la mort... te réservera le pire sort que ce continent ait... jamais connu. Que la mer m'en soit... témoin !
— Père !
Eugène de Balm avait été retenu par ce qui devait être une tante ou une mère. Une femme terrifiée qui, à défaut de sauver le géniteur, se faisait un devoir de préserver le sort du successeur. Celui-ci échappa aux bras de la femme et se rua sur son père, étendu sur les dalles qui rougissaient à vue d'œil. Le cœur de Lyssandre lui fit mal lorsqu'il reconnut les gestes que lui-même n'avaient pas eu à l'égard de son père.
Il se revit quelques mois auparavant, lorsque Soann, mourant, refusait d'admettre l'effroyable réalité. Alors que la mort gagnait chaque jour du terrain et le vieux roi refusait d'en informer sa Cour, affirmait qu'il serait remis pour débuter une nouvelle saison de chasse et désirait qu'on lui prépare un steak comme il les aimait, saignants et fondants. Le souverain, aux portes de la mort, maintenait toujours la date d'une chevauchée en compagnie de ses plus hauts dignitaires, à dos de chevaux baies, ses favoris. Des caprices d'enfant, des caprices d'homme déjà mort.
Brusquement, Lyssandre se retrouva enchaîné à cet instant redoutable, plusieurs mois plus tôt, alors qu'on lui avait annoncé que son père ne vivrait pas au-delà de cette nuit. Qu'il ne connaîtrait pas l'aube. Aux yeux de son fils, Soann était déjà mort. Comment considérer autrement un homme qui n'avait aucun espoir de voir le jour se lever encore sur son Royaume ?
Lyssandre avait attendu longtemps dans la solitude de sa chambre. Il avait hésité de longues minutes avant de s'en extraire. Si Hélios n'était pas mort, lui aussi, moins d'un an auparavant, sans doute le prince aurait-il considéré la fin imminente de son père comme n'importe quel homme insouciant de son âge : comme une notion vaguement effrayante, mais lointaine. De celles qu'on n'avait pas l'intention d'étudier avant de nombreuses années.
La mort, Lyssandre ne la connaissait que trop bien. Il en avait gardé un souvenir vague, incertain, à l'égard de sa mère décédée, et Hélios avait, peu de temps auparavant, rappelé au jeune homme la proximité de la mort et son caractère inéluctable.
Ainsi, même l'héritier d'un Royaume, jeune, prometteur, en tout point parfait, pouvait mourir. C'était à cet instant que Lyssandre avait acquis la certitude que son tour ne saurait tarder et que le sort ne l'épargnerait pas. Soann n'était qu'une preuve supplémentaire, moins choquante que la disparition d'Hélios, plus logique.
Soann était déjà vieux, déjà usé par les ans.
Hélios était destiné à régner, aussi sûrement que le soleil se levait chaque matin.
Lyssandre s'était levé de son lit parce qu'il le fallait. Il avait traversé les couloirs et ses pas, sur le sol, n'émettaient presque aucun bruit. Il avait d'abord entendu les murmures des médecins et percevait désormais les prières du prêtre venus recueillir les dernières confessions du roi.
Surtout, le prince pouvait humer l'odeur de la mort. Elle était là, si proche que son effluve lui collait à la peau et qu'il lui faudrait des semaines pour s'en défaire. Lyssandre fut ébranlé par une vague de panique. Il voulait fuir à toutes jambes, mais s'intima un peu de courage avant de tendre l'oreille.
— Avez-vous trouvé le prince ?
— Le prince, répéta un médecin, comme si on lui présentait une idée insensée.
Pour cause, le Dauphin était mort, il n'existait aucun autre prince digne de ce titre au sein de ce palais.
— Demain, lorsque le roi nous aura quittés, lorsque...
— Allez droit au but ! maugréa une voix qui ne s'embarrassait pas de délicatesses et qui ne prit pas la peine de disperser sa voix forte en murmures.
Alzar avait veillé sur son roi jusqu'aux derniers instants. Lyssandre l'imaginait bien, dos au mur. Il l'imaginait la mâchoire serrée, s'accrochant à la moindre parcelle de vie pour refuser d'admettre la fin de celui qu'il avait protégé durant vingt-huit longues années.
— Le prince sera fait roi.
Le cœur de Lyssandre se roidit dans sa poitrine. Une sensation étrange, qui ne l'avait jamais pris. Il n'entendit pas les protestations, les négociations, tout ce qui était préférable de ne jamais savoir sur son compte.
Il ne leur en voulait pas. Après tout, avant ce sinistre jour, Lyssandre n'avait jamais affronté cette vérité. Il l'avait fuie jusqu'à la penser dispensable, jusqu'à ce qu'elle ne soit qu'une idée abandonnée à la frontière de son esprit.
Les mains pressées contre ses lèvres pour étouffer une exclamation qui aurait trahi sa présence, Lyssandre se pencha. Dans l'interstice de la porte, il aperçut le visage de son père. Aminci, aussi pâle que la mort qui le rongeait depuis des mois, Soann n'était plus qu'un pâle reflet de celui qu'il avait été.
Allongé sur son lit de mort, il ne ressemblait plus qu'à un vague souvenir d'une gloire passée.
Lyssandre ne reconnut pas l'homme qui le terrifiait, enfant, et encore moins le guerrier impitoyable qui avait combattu fièrement au nom du Royaume. Le héros était mort, l'humain ne tarderait plus à le suivre.
Le prince céda à la peur. Il ne supporta plus l'odeur de la mort et, incapable de prononcer ses adieux à son père, disparut dans les couloirs du château dans l'espoir de s'y perdre.
Lyssandre cligna des yeux. Eugène tenait la main du seigneur et serrait ses phalanges à les lui briser. Une manière bien misérable de retenir la vie de son géniteur.
— Père, père, répétait-il.
Un silence de plomb s'était abattu sur la pièce. Les invités, sous le choc, observaient l'agonie de leur hôte. L'un des plus grands d'entre eux, le puissant de Balm, pâlissait et, sur ses lèvres bleuies par un froid mortel, s'inscrivait un souffle qui pourrait tout aussi bien être le dernier.
Les yeux de l'homme révulsés, se posèrent sur Lyssandre. Il avait rampé quelques mètres vers celui qu'il aurait voulu tuer de ses mains. Cloué au sol par la douleur, le sang avait inondé ses habits de fête.
— Qu'il... meurt...
Dans la bouche d'un mort, cela ressemblait à un ordre.
Une dernière volonté que son fils, ivre de colère qu'on lui ait volé les dernières paroles de son père, se ferait un honneur d'accomplir.
Les yeux du seigneur de Balm s'étaient immobilisés dans leur orbite et un voile vitreux recouvrait la haine.
Un feulement jaillit de la gorge de l'orphelin.
La pression de la lame disparut contre la gorge de Lyssandre. Amaury l'avait libéré pour le laisser en pâture à celui qui le pensait coupable de la mort de son père. Des gardes avaient profité de répit pour quitter la pièce, contourner les positions des ennemis introduits dans le château et les surprendre.
Amaury entendait les échos des combats, les cris étouffés, les lames qui s'entrechoquent, assourdis par les épais rideaux pourpres. Il n'y prêta aucune attention et ramassa le poignard encore souillé du sang du roi.
La femme s'était à nouveau précipitée vers le garçon qui pressait toujours la main molle de son père dans la sienne. Il la repoussa avec la violence du chagrin et il se hissa sur ses jambes maladroites. Amaury avait flairé le danger avant Lyssandre dont les jambes flageolaient. Rien ne le soutenait, ni lame ni corps enragé.
Eugène ancra son regard à celui du roi et se précipita dans sa direction. Lyssandre leva les bras devant son visage pour en protéger ce qu'il pouvait. L'héritier avait à peine son âge. Il avait arraché à la ceinture d'un garde, qui n'agirait pas sans en avoir reçu l'ordre, et se précipitait désormais dans la direction du roi. Ce qu'Amaury avait commencé, il entendait bien l'achever.
Les sens du souverain étaient comme embrumés, incapables de distinguer une action d'une autre. Ainsi, sans qu'il soit capable d'en expliquer les raisons, les corps se fauchèrent, vengeance contre vengeance, et un troisième combattant fendit la mêlée.
Cassien était apparu, presque miraculeux.
Plus une seule goutte de sang royal ne serait versée.
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