Chapitre 19

— Doit-on annuler le banquet ?

Amaury de Loajess conserva un long silence. Il appréciait ces mutismes interminables pour leur capacité à dérouter, pour leur intelligence aussi. Il aimait constater à quel point la moindre absence de réaction d'un homme pouvait désarçonner, plus encore que des paroles.

Un silence réfléchi, marqué par une personnalité puissante et charismatique, pouvait être ravageur.

Amaury avait conscience de la nervosité ambiante. Le château de Balm était en effervescence depuis des heures. Les serviteurs s'affairaient, dans un défilé sans fin, et cette agitation, qui aurait sans doute plu à la Cour, agaçait ceux qui habitaient les lieux. En fait, ils en avaient peur. Leur nervosité cachait de la crainte, des soupçons, et pour preuve : ces insulaires se connaissaient tous, se reconnaissaient tous, et ne se réunissaient qu'à de rares occasions. Certaines îles étaient rivales, parfois même ennemies, et le plus grand défi d'Amaury avait été de les réconcilier, de tempérer leurs ressentiments.

Peu importait qu'ils s'appréciaient, du moment qu'ils se toléraient. Il n'en fallait pas plus pour allier les hommes et, pour cela, le prince exilé leur avait trouvé un but commun, un idéal derrière lequel se ranger.

— Avez-vous une raison qui nécessiterait son annulation ? éluda Amaury, avec justesse.

— Tout dépend d'à combien vous estimez la vie de l'ancien chevalier Alzar. À quel point la pensez-vous indispensable, à combien mesurez-vous sa valeur ?

— Il paraît que la valeur d'un homme se mesure à ses actes et il est vrai qu'Alzar a prouvé sa bravoure.

— Justement ! Alzar a trahi Lyssandre de Loajess, le roi, il...

Les phalanges d'Amaury blanchirent. Les poings serrés, la colère déferlait, aussi brutale que venimeuse. Le prince la connaissait bien, mais s'il ne leva pas le ton, que la rage imprima qu'une emprunte légère sur sa voix, il ne put s'empêcher d'intervenir :

— Lyssandre n'est roi qu'à titre d'usurpateur. Il est à la Couronne ce que mon frère est aux vers qui le rongent, une coquille vide, un réceptacle en décomposition qui ne mérite en rien son titre !

En face d'Amaury, son interlocuteur blêmit. De courroux, d'indignation, ou de surprise, la raison importait peu. C'était le père de Marwan, la personnalité la plus éminente de l'île, un homme à poigne qui avait l'habitude de commander, seul le plus souvent. Au fil des mois, des années, il avait cependant cédé un peu de son contrôle à Amaury. Désormais, plus une seule décision ne filtrait sans l'autorisation, sans l'avis préalable, du prince. Avant même que les dirigeants de ces îles ne s'en rendent compte, l'homme du continent, l'étranger, était devenu indispensable.

— Alzar a déjà trahi, reprit-il, rien ne l'empêche de reproduire son exploit. Si Lyssandre a effectivement mis la main sur lui, les risques qu'il nous double sont...

— Non négligeables, en effet.

Amaury caressa distraitement les gravures de sa chaise. Il ne paraissait pas particulièrement soucieux et cette assurance avait sans doute contribué à convaincre le plus grand nombre. En bon politicien, en bon stratège, Amaury donnait le sentiment qu'il savait exactement quoi faire, et ce, quelles que soient les circonstances.

— Cette île est placée sous votre contrôle, c'est à vous de décider si le banquet doit être annulé ou non.

Le secret d'une bonne manipulation, d'un bon contrôle, était encore de laisser penser à autrui que son avis importait encore, qu'il maîtrisait encore, ne serait-ce qu'un peu, la situation.

Cela ne manqua pas. L'homme le plus puissant de Balm se rengorgea et redressa le menton. Son nez, nettement dévié sur la gauche se plissa à peine, comme s'il réfléchissait. Comme s'il y avait encore matière à réfléchir. Amaury lui apporta un coup de pouce :

— Cependant, je vous le déconseille fortement. Le banquet représente une occasion trop importante pour être annulé. Il se déroulera seulement sans Alzar, il est inutile de nous attarder sur notre récent échec.

— Cela serait mentir, s'étrangla l'autre.

— Un mensonge par omission, mais vous êtes un homme d'expérience, vous savez que la nécessité nous force parfois à tromper, à duper, à mentir.

— J'ai un mauvais pressentiment, finit par avouer le maître des lieux. Ce banquet réunira un nombre trop important d'invités, donc certains continentaux que vous entendez rallier à votre cause...

— Ce n'est qu'une question de temps, affirma Amaury, avec aplomb.

— Ils ne rencontrent pas les mêmes difficultés que nous, ils ne se mesurent pas aux mêmes enjeux, aux mêmes défis, ils... ils ne sont pas comme nous.

Là où Amaury s'était contenté de répondre sans trop y penser, les paroles de son interlocuteur l'amenèrent à considérer cette conversation matinale avec plus de sérieux. Il se leva de son siège, le remit soigneusement à sa place, puis rejoignit le seigneur de Balm qui admirait la vue qu'offrait son château. On y apercevait la plateforme surélevée qui donnait sur les flots, ainsi que cette même mer, déchaînée. Amaury s'arrêta à la hauteur de son hôte avant de prendre la parole :

— Ne pensez-vous pas que cette différence pourrait être une richesse ? Je ne suis pas comme vous, je suis un membre de cette odieuse famille dont l'égoïsme et l'incompétence mènent Loajess à la ruine. Je ne suis pas des vôtres et cela ne m'empêche pas de me battre à vos côtés, de faire de votre lutte ma priorité. Ces invités ont conscience des difficultés que vous rencontrez et s'ils ne les partagent pas, ils ne sont pas en accord avec la monarchie instaurée il y a cinq siècles. Nous n'avons pas besoin de partager les mêmes défis pour nous entendre. S'ils souhaitent la fin de ces injustices, la fin de ces inégalités, alors nous pouvons nous allier. Un monde nouveau nous attend, il ne tient qu'à nous de le bâtir.

Amaury patienta le temps nécessaire à ce que les mots établissent leur chemin. Il se savait convaincant et bien plus que cela. Ces discours, ces pensées, il les avait répétés jusqu'à l'indigestion. Il connaissait la portée de ses paroles et le banquet pour lequel les derniers préparatifs seraient bientôt réglés lui permettait de s'en assurer.

Une sorte de premier coup d'essai avant les prochaines étapes de ce qui changerait la face du monde.

Amaury ne chercha pas l'approbation du seigneur de Balm. L'événement qui débuterait d'ici quelques heures aurait bien lieu, il en allait de leur réussite à tous.

— Alzar est un pion. Un pion que nous avons perdu. D'autres arrivent, la mer nous les recrachera. Il ne nous reste plus qu'à espérer qu'ils nous parviennent vivants.

Il y aurait d'autres pions.

Le plateau en était encore rempli et cela ne pouvait signifier qu'une chose : ils étaient encore nombreux, les pions qu'il faudrait sacrifier au nom du renouveau.

***

Lyssandre étouffait sous les couches de tissus qui recouvraient son corps. Le nombre d'invités qui affluaient vers l'entrée du château de Balm, célèbre pour ses pics rocheux et pour son décor singulier, étaient effarants. Accompagnés de leurs serviteurs, de leurs dames de compagnie qui n'assisteraient pas au banquet, ces familles étaient venues par dizaines.

— Chevalier, je crois que je manque d'air, hoqueta Lyssandre.

— Prenez une profonde inspiration, Sire.

Pas l'ombre d'une inquiétude, pas une syllabe écorchée par la précipitation. Cassien se tenait bien droit et avait quitté son uniforme ainsi que son armure. Il avait opté pour des habits simples, qui correspondaient à ceux d'un fils cadet, effacé et téméraire. Le chevalier aurait été parfait en ce rôle s'il y avait mis un peu plus de bonne volonté. Son expression neutre, son absence d'allant, et sa passivité peu coutumière, rendaient le résultat plutôt étrange. Serait-ce un exemple de ce qu'aurait pu devenir Cassien s'il avait été réintégré à la vie civile ? Lyssandre en doutait. Il ne l'imaginait pas se rendre à ces événements.

Le monde qui s'y rassemblait le révulsait, bien qu'il n'en laissait rien suggérer, seul le durcissement de ses traits le suggérait. Du coin de l'œil, le roi surprit le tressautement nerveux de sa jambe.

— Vous devriez...

— Pensez-vous que vous vous en sortirez, Sire ?

— Je garde un œil sur lui, jura une voix féminine, dans l'ombre de Lyssandre.

Cassien croisa le regard de Nausicaa et céda plus vite que prévu.

— Je compte sur vous.

Il avait immédiatement émis des réserves au sujet du plan inventé par Lyssandre et perfectionné par la baronne de Meauvoir. Le chevalier n'insista pas et disparut dans la foule dense qui se massait autour de l'entrée du château.

Nausicaa avait enfilé une tenue simple, mais élégante. Elle avait abandonné l'extravagance de la Cour pour des atours moins sophistiqués. Elle était vêtue d'une robe d'un bleu pastel qui découvrait ses bras et avait moucheté ses joues de tâches de rousseur. Elle avait également blondi la pointe de ses cheveux dont la couleur s'approchait d'un blond cendré. Lyssandre avait dû nourrir davantage d'effort afin de dissimuler son identité. Les portraits royaux étaient rares et bon nombre de ces invités n'avaient qu'une vague idée de son apparence, mais par sûreté, le roi avait préféré s'assurer qu'il passerait inaperçu. Cela passait par ses cheveux, qu'il avait attaché sur sa nuque, chose qu'il ne faisait jamais, et qu'il avait teint à l'aide d'une racine broyée. Ses mèches blondes arboraient un noir pratiquement uniforme. Il avait également déposé une poudre sur son visage afin de la foncer jusqu'à lui donner un hâle naturel auprès des habitants de ces lointaines contrées. Le résultat était convaincant au point où le souverain se révélait méconnaissable.

Nausicaa le lui confirma alors qu'ils approchaient de l'entrée du château. Des hommes contrôlaient les invitations avant de laisser passer les nobles, sans doute triés sur le volet. Lyssandre ne fit pas mine de s'en offenser. Après tout, le palais royal officiait de la même façon et l'événement ne pouvait se permettre d'accueillir n'importe qui.

— Je ne te reconnais plus.

— Cette affreuse mixture me gratte le crâne à m'en arracher des lambeaux de peau, précisa Lyssandre.

— Tu as toujours eu un penchant pour l'exagération.

Le visage de Lyssandre se fendit d'un sourire crispé. Nausicaa glissa sa main dans celle de son ami et la pressa.

— Je n'aurais pas dû, murmura le roi.

— Il n'était pas question de te laisser te jeter dans la gueule du loup sans surveillance.

Lyssandre avait essayé de la dissuader à maintes reprises, mais Nausicaa n'avait rien cédé. Elle tenait à l'accompagner. Mieux, elle jouerait le rôle de sa fiancée. Un rôle qu'elle connaissait bien et qu'elle n'aurait pas grand mal à incarner.

L'homme qui gardait l'entrée leur réclama leurs invitations. Lyssandre les extirpa d'une poche et les présenta. Durant un interminable instant, il n'y eut aucune réponse. Le roi surveillait chaque geste, jusqu'à lire de la suspicion dans le regard du garde. C'était anormalement long, anormalement laborieux.

— Y aurait-il un souci ? demanda Nausicaa, d'une voix haut-perchée, tout à fait insupportable. J'ose espérer que nous n'avons pas fait tout ce trajet, enduré cet affreux voyage en bateau, pour nous voir refuser l'entrée... Nos invitations posent-elles problèmes ?

Lyssandre hésita. Devait-il la maudire ou plutôt l'embrasser ? L'homme en face d'eux referma les deux enveloppes, brillamment falsifiées en un temps record et grâce aux informations soutirées aux prisonniers de l'embuscade menée contre le campement d'Arkal. Il les tendit à Lyssandre avant de lâcher, du bout des lèvres :

— Tout est en règle, vous pouvez entrer.

***

Le banquet battait son plein sans connaître de temps mort, sans qu'aucun imprévu ne gêne son déroulement. Le maître des lieux et son fils s'en félicitaient, jubilaient de ce succès, plus encore qu'Amaury qui s'effaçait. Une attitude qui ne lui ressemblait guère. Il semblait vouloir laisser à ses hôtes tous les honneurs et toutes les félicitations dispensées par les invités.

Amaury réservait à plus tard son instant de gloire.

L'alcool coulait à flot et les invités purent savourer des spécialités des îles. Les continentaux, largement minoritaires, se firent un devoir de complimenter ces cuisines particulières. Ils s'étonnèrent du goût iodé des plats, des fruits de mer qui étaient servis sous toutes leurs formes. Certains furent plus réservés, se faisaient les spectateurs des coutumes étrangères, et une poignée se montrèrent presque dédaigneux. Un monde semblait les séparer.

Du reste, il n'y avait qu'une mer pour les éloigner. C'était bien suffisant.

Les conversations allaient bon train. On nouait des liens, on sympathisait, on se présentait en enjolivant chaque menu détail dans l'espoir d'apparaître comme plus intéressants, comme plus dignes d'attention. Il n'y avait, dans ses échanges, aucune véritable hostilité, et les familles ennemies, que l'on pouvait qualifier de clans, avaient pris soin de s'installer à distance raisonnable de leurs rivaux. Avec ou sans l'autorisation de leurs hôtes, ils parlementaient, évoquaient des alliances économiques, commerciales, potentielles, ventaient leurs prestations.

Ce fut à l'instant où les discussions gagnèrent une ampleur trop importante au goût d'Amaury que celui-ci se décida à intervenir. Il n'eut qu'à se lever pour que les paroles s'éteignent, pour que le silence se fasse. Cette obéissance respectueuse, du moins cet intérêt qu'on lui manifestait, pressa le prince exilé à prendre la parole :

— Messieurs, mesdames, je suis navré d'interrompre les festivités, mais j'aurais quelques mots à prononcer. Si certains d'entre vous ne me remettraient pas, je vais me présenter sous mon nom officiel. Je suis Amaury de Loajess, deuxième prince, frère cadet de feu Soann, roi de ce Royaume, et fils d'Achille de Loajess. Ce nom est celui qui m'a été donné, celui que j'ai porté durant bien des années et pour lequel j'ai cessé d'exister voilà seize ans.

Amaury laissa son regard glisser le long de la foule. Les tables étaient organisées de sorte à qu'un espace soit accessible au milieu. Le prince s'y avança lentement, avec l'importance solennelle qu'il aimait se prêter. Les regards avaient convergé vers sa personne et ne le lâchaient plus. Il aimait cette attention, il chérissait qu'on boive ainsi la moindre de ses paroles. Le discours qu'il connaissait sur le bout des doigts s'exprima de lui-même :

— Je suis toujours Amaury de Loajess, mais je ne serai jamais plus le prince que j'ai été. Je suis le prince exilé, sans doute, le prince déchu, de toute évidence, et aux yeux du monde... le prince oublié.

Un sourire hérissa ses lèvres. Un sourire calculateur, aussi étudié que chaque inspiration, chaque intonation, jusqu'à l'inflexion de sa voix.

— On m'a cru mort et Loajess le pense toujours. Je suis vivant, fait de chair et de sang. Je respire et je pense. Je suis l'incarnation de la révolte, le produit d'un système corrompu duquel je me suis arraché. Je suis cette ombre qui plane sur Loajess, cette ombre qui jure qu'un renouveau est possible. Une tempête qui s'est déclarée à l'Ouest de ce Royaume, qui s'est déclarée avec vous, et qui se dirige droit vers le cœur de ce pays, son illustre palais.

Amaury se lécha les lèvres, lentement, comme lorsqu'il se savait gagnant. Il avait avancé un pion et attendait de récolter les fruits de son jeu. Quel pion verrait-il tomber, cette fois ?

— Je suis le prince oublié, l'oiseau de malheur, et je vous suggère la révolte.

Le regard d'Amaury n'avait eu de cesse d'aller et venir, de caresser la foule, de la charmer. Ses yeux s'immobilisèrent soudain sur une silhouette figée, sur un visage passé inaperçu. Il repassa sa langue sur sa lèvre inférieure, savoura la terreur qui contamina la proie qu'il avait désignée.

Une proie qui se savait déjà morte.

Le pion qui tomberait avant la fin du banquet.

— Une tempête qui verra le sang royal ainsi versé.  

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