Chapitre 18

Lyssandre fut tiré de son sommeil par une sensation fantôme.

L'ombre d'une main sur sa joue, la douceur d'un contact, et la caresse d'un souffle sur son front.

Le roi crut entrevoir, plongé dans l'abîme, à mi-chemin entre le songe et la conscience, un visage familier. Il eut à peine ouvert les yeux que le mirage s'éclipsa.

Sa chambre était tristement déserte.

La fraîcheur nocturne le surprit et il pressa les draps contre sa peau découverte. Un faible rayon de lune baignait l'antre dans laquelle il séjournait. La suite qu'il occupait était la plus vaste de l'établissement et si Lyssandre en avait été surpris, il trouvait désormais matière à s'en attrister. Calypso était partie avant la tombée de la nuit et le roi se savait à nouveau seul. La compagnie du haut-conseiller qui, à défaut d'être hostile, se révélait loin d'être plaisante. Il ne lui tenait pas compagnie et ses frayeurs, ses caprices, ennuyaient le roi plus qu'ils ne l'amusaient.

Lyssandre ferma les yeux, chercha à reconquérir la sensation bienfaitrice qui lui avait échappé. Il n'y parvint pas. Elle lui coulait entre les doigts, l'effleurait sans jamais le toucher. Il en tira une frustration amère, douloureuse. C'était futile, anodin, surtout après la journée éprouvante qu'il avait traversée, mais il y tenait. Ces instants de tendresse, de douceur, étaient assez rares pour qu'il les savoure.

Lyssandre abandonna la tiédeur agréable des draps pour enfiler une chemise de nuit. Sans attendre, sans s'attarder sur les mille détails qui réclamaient son attention, il quitta la chambre et s'aventura dans les couloirs. Ils étaient déserts, eux aussi, mais le roi en fut cette fois soulagé. Il n'avait pas la moindre envie de tomber nez-à-nez avec la gérante, aussi aimable soit-elle, ou avec l'un des soldats qui l'escortaient.

Il descendit prudemment les marches. Il s'arrêta en bas de l'escalier et se saisit de la rampe à deux mains. Un vertige compromettait un équilibre déjà précaire et il dut se faire violence pour ne pas céder à la nausée qui lui retourna l'estomac. Les effets du poison se ressentaient encore, même des jours après. Le médecin avait été formel en affirmant que les effets s'estomperaient, à condition qu'il s'accorde le repos nécessaire. Lyssandre espérait seulement que sa fuite ne compromettrait pas son rétablissement.

Lorsqu'il aperçut une lumière au coin du couloir, le roi n'hésita pas bien longtemps. Il s'avança avec prudence, porté par une intuition inqualifiable, avant de jeter un œil dans l'embrasure de la porte entrouverte. Cassien était attablé devant un bouillon fumant, le plus tranquillement du monde. La gérante lui servit un verre de thé après qu'il ait affirmé ne pas désirer d'alcool.

— N'hésitez pas à m'appeler si vous souhaitez quoi que ce soit.

— Je vous remercie.

Elle s'inclina sans exagération, exactement comme elle l'aurait fait devant Lyssandre, puis disparut.

À peine eût-elle franchi le seuil de la porte que la voix de Cassien s'éleva, aussi coupante que les lames qui l'accompagnaient toujours :

— Avez-vous conscience que j'aurais pu vous confondre avec l'ennemi ?

Lyssandre, le dos plaqué contre le mur, déglutit. Avait-il réellement pensé échapper à la vigilance de son chevalier ? À contrecœur, car il regrettait de ne pas s'être présenté plus spontanément, il quitta sa cachette et pénétra dans la pièce centrale de l'auberge.

— Si cela peut vous rassurer, sachez que je suis désarmé.

— Je ne vous crains pas, même armé.

Lyssandre grimaça. Cela ne ressemblait pas à l'une des remarques étourdissantes de neutralité que Cassien lui réservait à l'accoutumée. Celui-ci plongea sa cuillère dans son potage brûlant et la porta à ses lèvres, avec ses rigueurs de chaque instant qui le caractérisait. Lyssandre avait pensé que s'éloigner d'Arkal lui réussirait, mais l'impression qu'il en tirait était inverse. Cassien semblait plus tendu que jamais, une mine sombre peinte sur ses traits. Il paraissait plein de rancune.

— Je ne pensais pas que vous gagneriez l'auberge aussi vite.

— Je sais que vous y séjournez depuis deux jours, Sire.

— Je n'ai fait qu'obéir aux ordres, à vôtres, si je ne m'abuse.

Un lourd silence s'installa et Lyssandre le maudit. Il avait la sensation de redécouvrir l'homme qu'on avait désigné pour devenir son chevalier, quelques mois plus tôt. Le chevalier, sans nom, sans identité.

— Vous ne comptez pas me dire comment s'est déroulé votre mission ?

— Une réussite. Nous avons mis la main sur l'ancien chevalier de feu le roi et il se dirige désormais vers les geôles du château. Puisqu'il a été décidé que le responsable des meurtres sera...

— Nous n'en savons rien, répliqua Lyssandre. Il n'est peut-être que le sbire de mon oncle. Il ne serait pas sa première marionnette, si j'ai bien tout saisi. C'est une habitude d'envoyer des pions se sacrifier au nom d'un idéal qui nous échappe.

— Alzar a revendiqué ses crimes, il n'y a aucun doute à avoir quant à sa culpabilité.

Toujours cette implacable rigidité, à laquelle s'ajoutait un ton plus tranchant qu'à l'ordinaire. Cassien but quelques lampées de soupe avant de reprendre son rapport dans les formes :

— Ils étaient peu nombreux, nous avons eu l'avantage sans problème, en encerclant les hommes qui essayaient d'atteindre le campement. Alzar n'était, au final, qu'une menace isolée, une fois débarrassée des autres. Nous ne comptons aucun blessé grave, aucune perte notable. C'est une première victoire pour Loajess.

— C'est aussi la vôtre.

Cassien n'émit aucun commentaire. Lyssandre était resté sur le pas de la porte et n'osait pas s'y aventurer davantage. Il réfléchissait à toute allure. Sa fatigue s'était estompée et s'il n'avait pas récupéré comme il l'aurait dû, sa lucidité lui permit un plein contrôle sur ses pensées. Il déclara, d'une voix claire :

— Pour quelle raison m'en voulez-vous ?

Il prit une inspiration heurtée.

— Vous n'étiez pas forcé d'être aux premières lignes cette fois. Je ne vous ai pas forcé à demeurer à Arkal à présent que je sais à quel point c'est pénible pour vous.

— C'est fort... aimable de votre part de vous en soucier, grinça Cassien.

— Que me reprochez-vous ? insista Lyssandre, après avoir avancé de quelques pas.

Le chevalier ne paraissait pas enclin à la conversation. Il avait rarement été aussi humain dans cet égoïsme qui lui était naturel.

— Je suis navré de vous avoir fait subir une telle épreuve.

— De quelle épreuve parlez-vous ? De mon départ forcé pour Arkal, motivé par la nécessité, ou de la fête improvisée sur les cadavres en décomposition de milliers de soldats ?

Lyssandre ouvrit la bouche, puis la referma. C'était donc cela... De tout ce que Cassien aurait pu lui reprocher, incluant sa faiblesse chronique, son tempérament à fleur de peau, le roi n'aurait jamais songé à cette réception. Spontanément, il ne trouva rien à rétorquer pour sa défense. Sous ses yeux, Cassien vidait son bol et s'attela à boire le contenu de sa tasse, aussi vite qu'il avait rempli son estomac vide depuis des heures. Il s'empressait d'achever son repas avec la nette intention de s'échapper.

— Vous m'en voulez pour cela... murmura Lyssandre. Pour une fête de réconciliation. C'est presque symbolique, fêter l'espoir d'une paix là où la guerre a dérobé tant de vies. Je sais que cela va vous sembler pénible, peut-être irrespectueux, mais je ne néglige pas les pertes qu'a subi Loajess. La vie doit continuer, quoi qu'il nous en coûte.

Cassien rendit à Lyssandre son regard pour la première fois. Des yeux durs, incapables de mesurer leur intensité. Le chevalier se leva d'un bond et en deux enjambées, il fut à la hauteur du roi pour gronder, d'une voix sourde :

— Allez donc tenir le même discours aux familles mutilées, aux destins brisés, aux vies ruinées. Allez donc prétendre que la vie continue et que la meilleure manière de l'honorer est encore de boire à outrance, de goûter à tous les plaisirs, de répondre aux plus bas instincts du genre humain à ceux pour qui la guerre ne s'arrêtera jamais. Ceux condamnés à revivre chaque instant de cette foutue guerre toute leur vie. Allez donc prononcer ces paroles comme si elles ne pesaient rien, de la même façon que vous avez souillé Arkal de vos caprices de puissants, de vos ridicules divertissements raffinés. Vous avez blasphémé, mon roi, vous avez agi comme l'aurait fait votre père. Il m'est insupportable d'imaginer qu'un homme comme vous ait osé commettre un tel sacrilège. Rien n'aurait pu être plus condamnable comme comportement. Si la paix doit emprunter ce visage, si elle doit manquer de respect aux disparus et si elle doit renier jusqu'à leur sacrifice, eh bien je retire tout le soutien que je lui vouais. Je le jure sur ce qu'il reste de mes camarades disparus,

Lyssandre vacilla une première fois, avant de voir son équilibre compromis pour de bon. Cassien le rattrapa juste à temps, sans se départir de sa froideur, et le roi s'écarta de lui. Lorsqu'il lui était offert ainsi, sous cette forme, il n'était pas de taille à supporter le contact du chevalier.

Cassien parlait peu, mais ces mots devaient peser sur sa conscience, et son roi s'en voulut de ne pas les avoir devinés. Il avait été, tour à tour, trop ivre et trop malade pour relever les états d'âme de l'ancien soldat. Sans rien ajouter de plus, celui-ci retourna sur ses pas, attrapa au passage son bol vide, but le fond de thé, et posa l'ensemble sur le comptoir. Lyssandre se convainquit de le retenir au dernier instant et ses doigts agrippèrent ceux de Cassien au moment où il le dépassait sans broncher.

— Attendez.

— Avez-vous un ordre à me donner, Sire ?

Le ton était redescendu. Cassien avait été victime d'une de ces colères folles, dévastatrices, qui emportaient les paroles bien au-delà de la pensée. Il n'en avait même pas conscience, tant les combats avaient annihilé chez lui toute capacité de recul vis-à-vis de ses émotions. De fait, il nourrissait à l'égard de Lyssandre autant de rancœur que de tendresse, autant douleur que d'inquiétude. Il avait envie de l'abandonner ici, d'ignorer son appel, mais aussi d'effacer les traces de fatigue qui froissaient ses traits et d'abandonner toute rudesse.

— Vous n'aurez plus jamais à mettre les pieds à Arkal, sauf si vous désirez en faire le lieu d'un pèlerinage. Si un ordre que je vous donne vous déplaît, je veux, j'exige que vous me laissiez entendre.

Lyssandre prit une inspiration et resserra encore ses doigts sur sa prise, la main tiède de Cassien contre la sienne.

— Vous avez raison, je ne sais pas ce qu'est la guerre. J'estime ces soldats, vivants ou morts, mais je ne peux pas prétendre comprendre leur sort. Je n'ai jamais combattu et je ferais un piètre combattant. Je pense que je me contenterais d'attendre la mort si je devais être confronté à un quelconque ennemi. Je n'ai pas la prétention de m'imaginer être à leur place, à la vôtre. Alors j'aimerais que vous vous chargiez de ce qui touche à cette guerre, l'accompagnement des soldats lors de leur retour à la vie civile, tout ce qui touche à ces modalités que je ne puis imaginer. Vous obtiendrez toute l'aide nécessaire à cette tâche.

Cassien étudia la proposition en silence. Une part de lui réclamait de ne plus jamais être confronté à l'image de la guerre. Il souhaitait se préserver et se tenir aussi éloigné que possible de sa mémoire endommagée. Il avait pourtant conscience du fait qu'il ne pouvait se le permettre et que s'il désirait véritablement obtenir le respect que les martyrs méritaient, il lui fallait mettre la main à la pâte.

Peut-être ne devait-il pas fuir la guerre, mais apprendre à cohabiter avec la personne qu'elle avait bâtie, l'ombre de lui-même ?

— J'accepte, dit-il, à condition que vous acceptiez d'intégrer Priam à la garde royale ou à l'armée. Il a amplement mérité ce privilège.

Le jeune prince avait survécu à la bataille d'Halev, à celle du palais quelques jours plus tard, et à l'embuscade décidée par son propre père à Arkal. Sa bravoure méritait une récompense et si Calypso risquait de marquer davantage d'hésitation, Lyssandre opina :

— Je m'en chargerai dès mon retour, vous avez ma parole.

— Bien.

Tiraillé par la sensation de vide imposée par le regard fuyant de Cassien, le roi chercha, encore et encore, son attention. Il en vint à la quémander, aussi pathétique que l'exigeait le peu de considération que le chevalier lui exprimait. Ses doigts retracèrent le contour de ceux, plus noueux, plus fermes, du soldat. Il y avait peu de temps, ce dernier lui avait confié ses craintes de le souiller, de tâcher de sang son être si pur.

Même l'être le plus pur pouvait commettre des erreurs.

Lyssandre attrapa le poignet de Cassien et ramena ses doigts à sa bouche avant d'en embrasser les phalanges. Il capta enfin le regard gris, tempêtueux, de celui qui avait été son plus fidèle ami.

— Je m'excuse et je vous promets de réparer son erreur.

Cassien secoua la tête. Il serra ses doigts autour de ceux de Lyssandre, manière d'accepter ses repentirs, avant d'articuler :

— Je n'avais jamais compris jusqu'à ce soir à quel point nos deux mondes étaient irréconciliables. Quoi qu'il advienne, je suis votre chevalier et vous êtes mon roi. Je n'existe pas au-delà de cette fonction et, en franchissant les portes du palais après six ans d'absence, je ne désirais rien de plus. Je me suis fourvoyé. Je pensais m'être débarrassé de vous, de ce que vous représentiez.

Il caressa, du bout de l'index, la mâchoire de Lyssandre, en admira la courbe jusqu'à ce que sa vue lui soit douloureuse, et énonça :

— J'ai eu tort. La raison pour laquelle je suis partie est sous mes yeux, plus insupportable encore qu'il y a six ans.

La commissure de sa lèvre se retroussa à peine. Si les muscles de son visage lui obéissaient encore, ce tic aurait pu s'apparenter à un sourire peiné. Cassien n'en avait plus la capacité.

Les dernières paroles qu'il prononça avant de quitter la pièce achevèrent de plonger Lyssandre dans le doute, dans la plus crue des incompréhensions :

— De ce temps-là, je n'étais pas encore l'ombre du roi. 


Un chapitre que j'ai beaucoup aimé l'écrire et j'espère de tout coeur qu'il vous aura plu aussi. 

N'hésitez pas à donner votre avis. Nous arrivons bientôt à la moitié du roman et je suis curieuse de savoir ce que vous en pensez. Dites-moi tout, soyez sincères :3

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