Chapitre 16
La forêt était silencieuse.
Un de ces silences féconds, qu'on brûlerait d'envie de briser à tout prix. Un silence qu'il inspirerait autant l'envie de le briser que la peur brute. Presque une paralysie.
Priam patientait dans cette nuit mutique et tendait l'oreille. Il guettait parmi les ombres le dessin d'un spectre. Il cherchait l'intru, cette silhouette squelette, car étirée à l'extrême, piégée dans l'instant, qui attendait qu'on lui tombe dessus. Cela se passait toujours ainsi, dans les romans, l'individu malveillant se voyait défait devant le parfait héros.
Un héros qui ne perdait jamais.
Un héros auquel Priam ne s'était jamais identifié. Trop différent de lui, trop irréprochable. Cet héros-là n'avait pas la peau sombre, il ne rasait pas les murs de son palais, il ne se tassait pas sous le poids des moqueries. Cet héros n'avait de cesse de rappeler à l'adolescent qu'il n'avait rien d'un de ces modèles rigoureusement identiques. Pire, qu'il avait grandi sans ces exemples, sans un père, sans une mère. Il n'y avait que Calypso et Lyssandre pour jouer ces rôles, pour servir de repères.
Eux non plus ne brillaient pas toujours dans leur rôle. La tante jurait, incendiait de propos fleuris quiconque s'adressait à elle lorsqu'elle se présentait de mauvaise humeur. Le roi échouait, souvent, il essayait sans cesse. Peut-être qu'au fond, c'était encore cela, un modèle, et pas une de ces figures fictives et inatteignables.
Il y eut soudain un souffle. Depuis son repère, à l'orée du campement, Priam referma ses doigts sur son poignard. Derrière son dos, une branche craqua et le cœur de l'adolescent manqua un battement. Il se retourna, prêt à abattre son arme, lorsqu'il reconnut le garçon de Déalym.
Celui qui, comme lui, avait eu le malheur de naître avec la peau trop sombre.
Priam avait appris qu'il se nommait Ralfha et qu'il comptait une quinzaine d'années. Tout comme le prince, il était capable de la plus grande discrétion et, même lorsqu'on semblait lui autoriser la parole, il ne la prenait qu'à de rares occasions. Au goût de Priam, sa parole n'en était que plus authentique, plus précieuse.
— Tu fais une bien peureuse sentinelle.
— Tu m'as surpris, maugréa Priam, entre ses dents.
Debout là où le bâtard se tenait à demi allongé, l'inconnu s'accroupit. Le silence s'installa à nouveau, plus pesant encore qu'un instant plus tôt. Le garçon pinça les lèvres, conscient que cette entrée en matière n'était pas la plus efficace qui soit, surtout pour nouer un premier contact. Il tâcha de se rattraper :
— Désolé. Je ne pensais pas que tu serais encore là.
— Où veux-tu que je sois ?
Priam réalisa son indélicatesse et ajouta, à son interrogation, un petit sourire navré. L'autre avait haussé les épaules.
— Je pensais aussi que tu étais parti.
— Je ne peux pas. Ce n'est pas moi qui décide. Je rentrerai à Déalym lorsqu'ils l'auront décidé.
— Qui ? Qui sont ces « ils » ?
— J'appartenais au seigneur Närim de Déalym, souffla Ralfha.
— Il est mort, maintenant.
Nouvel haussement d'épaules. Le garçon arracha une touffe d'herbe devant lui et contempla les tentes devant lui. Des tentes fantômes, dont les formes semblaient presque s'agiter au plus profond de la nuit.
— Aucune importance.
— Tu devrais t'en réjouir !
Priam pressa une main contre sa bouche à peine ces mots s'en échappèrent. Se réjouir de la mort d'un homme... Depuis quand partageait-il cet horizon ? Arkal l'avait changé, même si cela n'avait duré qu'une nuit, mais pas au point de mépriser la vie à ce point. Il se demandait seulement quelle aurait pu être sa vie s'il n'avait pas grandi dans l'enceinte du palais. Loajess tolérait les personnes à la peau sombre, mais seulement lorsqu'ils faisaient preuve de discussion, lorsqu'ils occupaient des fonctions invisibles. Loajess les tolérait, mais bien peu. Priam avait toujours estimé qu'être né prince n'avait rien d'une chance, mais en songeant à l'existence de Ralfha, la sienne lui paraissait moins douloureuse.
— Je ne suis pas libre pour autant. Je ne leur appartiens pas à proprement parler, mais c'est tout comme. Ma mère est morte il y a deux ans et elle avait tant de dettes que ses maigres possessions ne suffisaient pas à rembourser le quart de ce qu'elle devait. J'ai été confié à une famille, puis à une autre et dix années de ma vie ne suffiront pas à rembourser les dettes que la mère m'a laissé. Peut-être vingt ans sacrifiés seront nécessaires, je ne sais pas. La mort de Närim ne change rien, si ce n'est l'homme que je sers.
Priam ne dit rien. Il n'infligea pas à Ralfha l'offense de sa pitié. Il se contenta d'acquiescer et de se navrer en silence.
Toujours en silence.
Il fallut plusieurs minutes de ce mutisme pour que Ralfha, d'humeur bavarde, ne demande :
— Tu penses que cette nuit sera la bonne ?
— Oui.
Priam fronça les sourcils, indécis. Il espérait que l'instant ne se présente jamais, tout en implorant les cieux pour qu'on l'arrache à cette attente. Il rectifia, sans jamais élever la voix :
— Mais j'ai dit la même chose les deux derniers jours.
— Tu devrais aller dormir. Je prends le relai et je surveillerai à ta place.
Priam n'eut pas le loisir de rétorquer et de remercier Ralfha pour la générosité de sa proposition. Une ombre se glissa dans la pénombre nocturne. Spectre parmi les ombres. Une silhouette étirée jusqu'à la rupture, mais bien différent de l'image que Priam s'en faisait. Il n'y aurait pas de héros pour ralentir sa course, ou cet individu intouchable arriverait peut-être trop tard. Le temps ne se rangea pas de leur côté. Il ne s'interrompit pas, ne ralentit pas sa course, et l'intru continua à progresser, foulée par foulée, dans le silence de la forêt.
Un silence glaçant, le métis s'en fit à nouveau la réflexion.
Ralfha commenta en premier, tout aussi fébrile que l'était son camarade d'infortune :
— La tente du roi.
— Oui, admit Priam.
L'ombre se dirigeait vers la tente du roi.
— Qu'est-ce qu'on fait ? s'impatienta Ralfha, le souffle court.
— Que veux-tu qu'on fasse ? On y va, et c'est tout !
— Tu es fou, d'autres peuvent...
— Tu vois bien que personne n'intervient !
Priam savait pourtant qu'il se méprenait, que cela finirait par arriver, mais il gardait l'image de ce spectre malveillant. Il n'y avait pas de héros ce soir, personne pour arriver par miracle au bon moment, bien que la mise en scène avait été imaginée en ce but.
Priam, plus attentif que Ralfha, ressentit le premier la présence qui se glissait dans leur sillage. Avant même de se retourner, et avec un sang-froid inhabituel, il murmura à l'attention de son nouvel ami :
— Va-t'en immédiatement. Rejoins une tente, n'importe laquelle, mais fiche le camp d'ici.
L'adolescent se figea. Il ne comprenait pas l'origine de ces ordres, mais si Priam tournait obstinément le dos au cœur de la forêt, lui fut tenté de lui désobéir. Il pivota juste assez pour surprendre un autre individu, figé à moins de cinq mètres de leur repère.
— Saletés de mioches !
Il avait parlé un ton trop fort. Priam, plus embarrassé par l'absence de discrétion de ce rustre que par sa présence, vit la silhouette interrompre son avancée au milieu des tentes. Elle tendait l'oreille. Au moindre signal, elle risquait de changer de cap, de bouleverser son plan et de ne jamais atteindre l'antre du roi.
Or il était primordial aux yeux de Priam qu'elle y pénètre, elle et son dessein d'attenter à la vie du monarque.
L'adolescent se redressa d'un bond. La peur lui nouait les entrailles, mais il s'interposa entre le campement et l'homme. Entre Ralfha et lui.
— N'avancez pas, énonça-t-il, dans une mise en garde improvisée.
Les lèvres de l'intéressé s'hérissèrent en un sourire narquois. Voilà tout ce que Lyssandre avait à opposer ? Deux gamins noirs ? C'était une vaste plaisanterie ! Priam serra les dents. Il préférait encore une moquerie à ce regard qui en disait trop long. Il lui rappelait ceux qu'il essuyait au palais, ceux qui lui donnaient envie de disparaître. Les ennemis de la Couronne avaient pour lui le même mépris et Priam eut la confirmation que ces rebelles vivaient toujours. Il avança d'un pas. Armé de son poignard, il ne plaisantait pas. Son opposant, un homme solide aux bras nus malgré la fraîcheur de la nuit, sembla le comprendre. Il s'écria :
— Merde, ils savent ! On se tire, ils ont...
Du coin de l'œil, Priam vit que l'autre avait entendu. Il s'était immobilisé, indécis à hauteur des tentes. Personne n'en sortait. L'homme se tut. Il avait compris, ou du moins assez pour savoir qu'ils avaient été dupés. Il recula d'un pas, puis d'un autre, et si Priam n'avait pas été tiraillé par la peur, il lui aurait fait remarquer qu'il reculait devant des enfants. L'individu tourna les talons et s'enfuit, purement et simplement.
Un premier abandon.
Ralfha réagit enfin, prêt à bander les muscles et à courir dans le sens inverse du campement. Priam attrapa son bras et le retint :
— Laisse-le, on s'en moque.
Puis, sans perdre une seconde de plus, il se précipita en direction des premières tentes. Le silence était revenu, aussi précieux qu'il était éphémère.
La première silhouette n'était pas revenue sur ses pas. Elle fendait l'espace de sa présence et hésita à peine à poursuivre lorsqu'elle toucha au but. Son corps lisse de guerrier aguerri marqua un instant de doute devant la tente du roi. Avait-il imaginé dans quel piège il s'apprêtait à tomber ? Il écarta un pan du lourd tissu et pénétra dans l'antre.
L'obscurité la plus totale y régnait. L'homme reprit son souffle et cligna des yeux. Entre ses doigts, son épée avait le poids de la nécessité et de la trahison. La silhouette noyée dans les ombres attendait de savourer le goût du devoir accompli.
Soudain, on craqua une allumette, et une bougie éclaira faiblement l'intérieur. Ce fut assez pour deviner les visages, pour reconnaître les attentions. Le roi n'était pas dans sa tente, quelqu'un d'autre l'occupait. Un certain chevalier qui le salua, de toute sa neutralité :
— Cela faisait longtemps, chevalier Alzar.
— En effet. Je ne pensais pas vous revoir sitôt, d'autant plus que vous me privez d'émouvantes retrouvailles avec le roi.
— Je crains que ces retrouvailles ne doivent attendre.
Alzar serra les dents. Comment avaient-ils su ? Peut-être s'étaient-ils contentés d'envisager la plus probable des possibilités ? Amaury n'avait rien à gagner de cette alliance et le plus sage était encore de la faire mourir dans l'œuf. La mort des émissaires et le poison n'étaient pas parvenus à déclencher une nouvelle guerre. L'oncle avait dû se rendre à l'évidence : cette esquisse de paix se révélait moins bancale qu'il se l'était imaginée. Une mission avait été mise sur pieds et, à la clé de celle-ci, la mort du roi, ou peut-être seulement de quoi anéantir tout espoir de réconciliation entre les deux Royaumes.
Amaury s'en serait contenté.
Cassien et Alzar s'étudiaient l'un l'autre. Ils s'observaient en chiens de faïence, animés par une haine qui ne demandait qu'à éclater.
— Vous m'en voyez navré, dit l'ancien chevalier.
— Consolez-vous, misérable, car elles n'auront jamais lieu.
Alzar se retourna. Il était encore vif, agile, mais il ne le fut pas assez. Le commandant Arfair était entré sans un bruit et si son adversaire parvint à parer son attaque, il se retrouva trop vite acculé. Les vieux réflexes se remirent en marche et du tranchant de la main, il dévia le bras qui fondait dans sa direction. Il avait perdu l'équilibre un bref instant et il dut se réfugier derrière une épaisse caisse recouverte de paperasses.
— Une double attaque, voilà qui fait honneur à Loajess.
— Un traître ne devrait pas avoir l'audace de parler d'honneur, rétorqua Arfair.
Alzar maniait l'épée avec aisance, même dans la pénombre. Il entailla même le coude de son adversaire qui grimaça. Cassien dégaina à son tour son épée. Il approchait avec prudence lorsque Priam fit irruption dans la tente royale. Le commandant, pris de court par sa venue, crut en l'arrivée d'un nouvel ennemi.
Cette seconde d'inattention profita à Alzar qui balança le plat de sa botte contre la caisse. Celle-ci heurta Arfair dans un lourd fracas et l'ancien chevalier oublia la présence de Priam pour extirper de sa poche une dague. Il prit à peine le temps de viser que la lame fendit l'air dans la direction de Cassien. Celui-ci se baissa, sentit à peine le tranchant tracer un sillon brûlant dans son cuir chevelu, et riposta par une attaque précise. Un seul coup. L'épée siffla, portée par la puissance de son propriétaire, et l'impact cueillit sa jumelle à sa base. Elle fut arrachée aux mains d'Alzar et glissa au sol, hors d'atteinte. Le commandant glissa son poignard sous la gorge de son ennemi. Menace explicite qui ne l'empêcha pas de rétorquer :
— Quelle belle alliance vous faites ! Déalym et Loajess réunis.
Une goutte de sang perla et tâcha le col du traître qui n'en démordait pas. Le visage tordu par la rage, Arfair se faisait violence pour ne pas trancher net la gorge palpitante.
— Pas de morts inutiles, tempéra Cassien. Le roi a...
— Ce n'est pas à ce roi que j'obéis, cracha l'autre.
Alzar eut l'audace de sourire. Les limites de l'entente entre les deux Royaumes apparaissaient déjà. Il déglutit et la lame pénétra la peau fine de son cou. Un épiderme que le poignard trancherait comme de la soie.
— C'était... bien joué.
Le piège avait été tendu, il était tombé dedans sans imaginer que Lyssandre ait prévu l'idée d'Amaury. Pour faire tomber le roi, le prince n'avait pas hésité à risquer ses pions.
Peut-être même à les sacrifier. Le doute caressa Alzar, au moins aussi suave que l'était la lame glacée contre sa peau.
Priam, paralysé par son erreur de jugement, prit conscience du silence. Du silence, puis de la manière dont Arfair accepta de le briser. Il concéda :
— Vous ne mourrez pas ce soir. Je laisse à mon roi le privilège de vous occire.
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