Chapitre 13

[Un dessin de Nausicaa. Je ne suis pas très contente du résultat, mais j'espère qu'il vous plaît]


La soirée était déjà entamée lorsque Lyssandre abandonna une part de sa vigilance.

Une tente gigantesque avait été dressée pour accueillir les réjouissances. Aux yeux du haut-conseiller, familier des grandes fêtes du palais, ces festivités n'avaient rien de bien excentriques. Lyssandre avait préféré jouer la carte de la sécurité, tout en s'assurant de surprendre ses invités. Le repas qui était servi témoignait des traditions du Royaume et de toute la finesse gastronomique de celle-ci. Des légumes cuits à la vapeur, un velouté de champignons délicatement relevé, des plats en sauce et des viandes fondantes. Un régal qui avait fini par abattre les résistances des étrangers.

Lyssandre avait fini par se rendre à l'évidence et à donner raison à Närim de Déalym : il n'existait rien de tel qu'un dîner arrosé pour briser la glace et pour trouver un terrain d'entente.

Aux yeux des moins enjoués, la scène avait de quoi surprendre. Elle prêtait presque à rire, lorsqu'on songeait à ces cent vingt ans de guerre et à la manière dont les deux ennemis échangeaient autour d'un succulent repas. La paix se jouait-elle à cela ? À l'appétit des puissants et à la manière dont une réception était tenue. Loajess, à force de bals et de fêtes, était devenue maîtresse dans cet art courtois.

— Il me faut reconnaître que Loajess sait recevoir ses invités, articula finalement le commandant Arfair.

L'individu dévorait une généreuse pièce de viande non loin du roi. Celui-ci trempa ses lèvres dans son verre de vin, plus pour donner le change que par réel soif, et sourit. Ces repas se mesuraient à des conventions apprises par cœur, par la nécessité de boire à un instant précis de la conversation et de manger à un autre. C'était subtil et Lyssandre appréciait ce délicat sens du détail. Observateur, il s'y plaisait lorsqu'il oubliait les regards posés sur lui et les attentes qui pesaient sur ses épaules.

— Loajess se devait de vous présenter ce qu'elle peut faire de meilleur et le mérite ne me revient pas.

— Quelle remarquable humilité !

— Le vin de Loajess est du meilleur goût, commenta Närim, tout en levant son verre avant de le vider sous les yeux du roi.

Il leva ensuite la main pour être immédiatement resservi. Lyssandre intercepta un regard que le commandant jeta au cousin d'Äzmelan. Un regard peu surpris, mais un poil désapprobateur, comme si l'attitude très enjouée de cet homme lui déplaisait. Arfair faisait lui-même peu de manière, mais le souverain lui devinait des traits plus subtils, une retenue qui l'amenait à jouir des situations autrement plus réjouissantes. Ici, le militaire ne pouvait pas tout contrôler et certainement pas l'enthousiasme impudique d'un noble.

— Vous m'en voyez ravi.

— Mais que diriez-vous de goûter à quelque chose de plus... corsé.

Lyssandre s'humecta les lèvres. Du coin de l'œil, il aperçut Cassien, fidèle au poste. Il avait oublié à quel point cela pouvait le rassurer, de le savoir à ses côtés, quoi qu'il en coûte. Durant un mois, il avait été privé de ce soutien, même muet, même impuissant. Il consulta sa position comme si sa négation pouvait l'amener à retourner l'offre de Närim.

— Avec plaisir.

Le commandant se chargea d'ordonner, au petit garçon qui avait présenté au roi les bijoux, d'un claquement de doigts. Priam suivit du regard la course de l'adolescent et ne le quitta pas des yeux. Il paraissait fasciné par cette peau sombre et Lyssandre, plutôt que le rappeler à l'ordre, lui glissa :

— Il parle notre langue, vous savez, pourquoi n'irez-vous pas discuter avec lui, quand il pourra se libérer ?

Priam fut soudainement absorbé par le contenu de son assiette. Il s'était contenté de chipoter ses légumes et de remplir son estomac de pain brioché. Le métis se sentait comme un enfant prit sur le fait, la main dans le bocal de friandises. Il ne cessait de commettre des impairs en souhaitant apporter son aide et si Lyssandre ne le lui avait pas reproché, pas même une seule fois, il se sentait coupable. Coupable de ses maladresses, rebuté par la sensation qui lui collait à la peau, celle de n'être qu'un enfant qu'on emmenait dans l'espoir d'obtenir enfin la paix.

— Vous m'y autorisez ? demanda-t-il, dans un murmure.

— Je vous l'ordonne, rétorqua le roi, pince-sans-rire.

Une expression défaite imprégna la figure du garçon avant que Lyssandre ne lui assure :

— Je plaisante. Bien entendu que je vous y autorise !

Ils n'eurent pas le loisir de poursuivre leur conversation. L'alcool fut servi et, en approchant le verre de son nez pour en humer le parfum, le souverain y sentit des effluves forts, mais sucrées. Un alcool de caractère, comme en témoigna le long monologue de Närim au sujet de ce présent. Monologue auquel Lyssandre ne porta que peu d'attention. Il y humecta ses lèvres et, une fois l'amertume du breuvage passée, un goût agréable lui demeura en bouche. Il commenta :

— Excellent !

Et, comme si cela avait suffi à estomper la retenue qui demeurait entre les principaux protagonistes des négociations, l'alcool liquida les principales hostilités et donna, à cette soirée, un autre tournant.

***

Lyssandre baignait dans un état de douce euphorie.

Les souvenirs de la soirée, encore inachevée, coulaient entre ses doigts ouverts. Il ne parvenait pas à les retenir. Seuls quelques échos demeuraient, vifs, mais diffus. Ces fragments se noyaient dans l'ivresse et, goûtant à l'air frais de la nuit, Lyssandre parvint à en saisir quelques morceaux pour réanimer sa conscience chancelante.

***

— Les négociations ? Que voulez-vous négocier ?

— Déalym souhaite mettre la main sur les richesses de Loajess depuis des lustres, déclara Lyssandre. Nous devons arriver à un accord, ne serait-ce que pour les frontières et rétablir un tracé plus juste.

Le roi pensait s'exprimer d'une voix claire et engageait un effort considérable dans sa diction pour qu'elle apparaisse nette et compréhensible. Le résultat n'était pas exactement à la hauteur de ses espérances et ses phrases, traînantes, laborieuses, valaient au mieux celles de Närim. L'alcool ne le rendait pas moins bavard et il s'exprimait de la même façon, sans plus de difficulté, et ce, malgré sa consommation effarante de son breuvage miracle.

— Et qu'espère obtenir Loajess ?

— Loajess a été déclarée vainqueur du dernier combat, je me permets de vous le rappeler. Tâchez de garder ce détail à l'esprit !

Le commandant Arfair conservait une certaine lucidité. Il ne connaissait pas suffisamment Lyssandre pour se douter qu'une honnêteté sans filtre comme celle qu'il présentait ce soir n'avait rien d'une habitude. Au contraire, il n'aurait jamais osé jouer cartes sur table si l'alcool n'avait pas délié sa langue au point de le rendre influençable.

— Cessez vos jérémiades, pour l'amour des dieux, et qu'on lui resserve un autre verre !

***

Lyssandre ne se rappelait pas des détails de la soirée. Il se souvenait avoir porté quelques bijoux apportés par Déalym, par souci de reconnaissance et pour prouver qu'il ne négligeait pas l'importance de ce cadeau. Il se rappelait aussi qu'à l'extérieur, le brouhaha était au moins aussi entêtant qu'à l'intérieur et, à l'absence de musiciens, les soldats avaient trouvé une solution immédiate : entonner eux-mêmes les refrains populaires. Le résultat n'était pas des plus convaincants, mais les hommes s'étaient pris au jeu.

Lyssandre se souvenait avoir chantonné, tout bas, les paroles peu inventives de ces mélodies entraînantes :

— Et qu'on nous emmène au bois. Chanter les filles, chanter les hommes, chanter la guerre qui dans le lointain résonne. Qu'on nous emmène au bois, qu'on nous emmène au bois...

***

Le dessert avait succédé au plat et Lyssandre s'était servi une généreuse part d'une pièce montée aux saveurs exotiques. Un rappel à Déalym, une sorte de clin d'œil presque amical, qu'on réservait à un frère plutôt qu'à un rival.

Sous sa langue, le sucré se mêlait à l'amertume du vin, ou de la liqueur.

Ou de quoi que ce fut d'autre.

Lyssandre se rappelait avoir entendu la voix, trop sage, trop formelle, de Cassien le rappeler à l'ordre :

— Sire, faites preuve de prudence.

— Prudent, vous l'êtes pour deux, mon brave !

Le chevalier chercha à retirer des mains du roi son verre à demi rempli. Lyssandre le chassa et sa main battit le vide. Elle calcula mal la distance et le jeune homme oscilla entre son envie de gifler son vieil ami et celle de l'embrasser. Il exécrait cette tenue, ce parfait contrôle de lui-même et de ses émotions là où lui-même se soûlait pour ne pas voir l'angoisse se dessiner.

— Prudence, chevalier ! persifla-t-il.

— Laissez votre roi s'amuser, chevalier, dit Närim, dont la tolérance en termes de boisson ne semblait connaître aucune limite.

Cassien ne demanda pas son reste et recula. Si Lyssandre avait été dans son état normal, il n'aurait pas manqué la tension de sa mâchoire et le tranchant de son regard, plus acéré que jamais. Il désapprouvait et sans doute plus que cela, même.

Dans son dos, le commandant Arfair articula, assez haut pour être entendu du principal intéressé :

— Certains mériteraient de se rappeler où se situe leur juste place.

Lyssandre ne se rappelait pas avoir approuvé.

Il ne se rappelait pas avoir nié non plus.

***

Lyssandre humait l'air.

La tête lui tournait depuis de longues minutes et il avait profité d'un moment de distraction de la part des autres pour s'échapper. Il avait grand besoin de reprendre son souffle. Quelque part, son corps lui offrait un rappel cinglant : cette attitude risquait de lui causer de gros soucis.

Lyssandre n'avait pas prêté gare à cet avertissement au cours des heures écoulées. Il était trop tard pour s'apitoyer.

Au loin, il entendait les soldats festoyer, eux aussi. Ils ne possédaient pas les moyens mis en œuvre pour satisfaire les puissants de Déalym, mais ils s'amusaient sans. Des gardes, d'Halev et d'Orphen, avaient été déployés en petit nombre pour prévenir tout dérapage. Un coup qui échappe à la vigilance d'un homme, inspiré par l'alcool et par une conversation musclée, et tout ce beau monde pouvait abandonner la bonne humeur pour les ressentiments. Ils n'étaient jamais bien loin.

Lyssandre ne pensait pas aux ressentiments, ni même à la rigueur imposée par une telle situation. Il ne cherchait pas à excuser son comportement et, à vraie dire, il n'y songeait même pas. Il ne faisait embrasser cette suave allégresse.

Une jeune femme s'extirpa de la tente. Elle tituba un instant avant de retrouver un semblant d'équilibre. L'alcool lui tournait la tête, elle aussi. Un frisson parcourut son épiderme et cela n'échappa pas à l'attention, toute relative, de Lyssandre. La demoiselle était bien peu vêtue lorsqu'elle le rejoignit.

— Majesté.

— Mademoiselle.

— Vous permettez ? demanda-t-elle, en désignant la place invisible qu'elle entendait bien s'accaparer.

— Je vous en prie.

Elle se glissa aux côtés du roi, un sourire enjôleur au creux des lèvres. Si une courtisane avait imité son comportement, Lyssandre aurait fui sans lui laisser l'occasion de parfaire ses avances. Il ignorait s'il fallait mettre sa docilité sur le compte de la nuit, sur celle de l'inconnu ou sur celle de son ivresse, mais il ne chercha même pas à la repousser. Encore moins à fuir.

— La soirée est-elle à votre goût ? s'enquit la fille.

— Ce serait plutôt à moi de vous poser la question. Il était de ma responsabilité de l'organiser.

— Ma venue est une idée des nôtres.

Son sourire s'élargit et laissa apparaître ses dents. Elle était belle, bien sûr, d'une beauté semblable à un venin. Si Lyssandre s'était trouvé dans son état normal, il l'aurait trouvée plus venimeuse que belle.

Sa venue et celle de toutes les jeunes femmes que Déalym avait introduites. Elles jouaient de leurs charmes, distrayaient les hommes, séduisaient les âmes l'espace de quelques heures. Comme s'il manquait, à cette fête, un soupçon de débauche...

Celle qui avait jeté son dévolu sur le roi, faute de mieux, semblait partager cette étrange pensée. Elle approcha, battit des cils, laissa un souffle s'échouer sur ses lèvres brunes. Elle était maquillée, sans doute à outrance, mais au milieu des pensées vaporeuses de Lyssandre, elle était bien réelle. Par curiosité plus que par esprit lubrique, celui-ci posa sa main sur l'épaule dénudée. La peau y était dorée comme un fruit, bien différente de la pâleur de la noblesse. L'intéressée dut confondre ce geste avec un accord implicite et se coula dans une sorte d'étreinte impudique. Ses lèvres contre le cou du roi, elle s'immisça, lentement, entre les barrières qu'il avait lui-même érigées.

Barrières rendues friables ces dernières heures.

Lyssandre ne bougeait pas d'un cil, le dos pressé contre la toile d'une tente quelconque. Il s'enivrait un peu plus de ce contact, sans savoir quoi y rechercher. L'ivresse comblait ses pensées et l'empêchait de se révolter. Les lèvres de la femme glissèrent le long de sa mâchoire, puis de ses pommettes. Elle jouait avec le feu, quitte à se brûler, et immobilisait le roi d'un regard lourd, déposé au travers de ses cils sombres. Lyssandre sentait, au travers de ses vêtements, l'esquisse entêtante d'une caresse et le souffle de la demoiselle sur ses lèvres.

Un souffle, justement. Elle n'était plus qu'à un souffle de ravir ses lèvres et un sourire ornait déjà les siennes.

— Je me navrerai d'user de la violence un soir où nous honorons la paix, alors faites-moi le plaisir de vous écarter de sa Majesté.

Les yeux de Lyssandre s'ouvrirent en grand : Cassien !

De son côté, la fille ne se laissa nullement impressionnée. Elle ne témoigna, à l'égard de l'intru, qu'une attention modérée et une parole jetée sans y penser :

— Elle ne risque rien entre mes mains, ta Majesté ! Trouve-toi en une autre.

Lyssandre ne vit pas avec précision ce qu'il se passa ensuite, mais quelques secondes suffirent à Cassien pour persuader sa rivale de s'en aller et d'abandonner son illustre proie. Lorsqu'elle disparut, le menton haut, le roi ressentait à la fois de la honte et da la frustration. C'était la deuxième fois que le chevalier outrepassait ses fonctions et l'empêchait d'agir comme il lui plaisait de faire.

— Votre rôle est de me protéger, chevalier, grinça-t-il, après s'être redressé tant bien que mal.

— Il me semblait avoir compris que vous ne vouliez pas que je me tienne uniquement à ce rôle.

Lyssandre serra les dents. Il n'haïssait pas avoir tort, mais il se savait susceptible. Voir ses propres arguments retournés contre lui le hérissait plus que de raison.

— Votre place est...

— Ma juste place, vous voulez dire ?

Lyssandre se heurta au regard de Cassien. Un regard dur d'homme blessé. Un homme pour lequel le roi aurait dû faire impasse sur sa fierté et s'excuser. Il se contenta de maintenir un silence buté. La tête lui tournait toujours et il ne désirait pas concéder quoi que ce soit.

— Quel caprice allez-vous donc prononcer ?

Cassien était véritablement en colère. Jamais il n'aurait tenu de tels propos s'il en avait été autrement. Un individu s'attardait si peu sur son propre bien réalisait que malgré toutes les précautions du monde, les êtres humains pouvaient toujours l'atteindre.

— Je... J'ai... Je n'ai rien fait de mal. C'est cela qu'ils attendaient de moi, pas le pauvre Lyssandre tremblant de peur. Le Lyssandre qui manque de rendre ses repas à chaque fois qu'il doit affronter son rôle. Le Lyssandre faible, naïf, inconstant et médiocre.

Lyssandre s'étrangla sur la dernière parole et se détourna pour tousser, les yeux brûlants. Il tremblait et la fièvre qui l'étreignait quelques instants plus tôt s'était intensifiée au point où elle ne lui semblait plus du tout agréable.

Lorsqu'il eut repris son souffle, le roi fit face à nouveau à Cassien. Il s'était armé de courage, du peu de courage que l'alcool pouvait lui inspirer, pour affronter sa déception et tout ce qu'il refusait de voir. Le chevalier lui apparut, grignoté par les ombres nocturnes et, surtout, défait par l'effroi. Lyssandre ne lui avait jamais connu pareille émotion.

— M-Mon roi... Votre nez.

La peur de Cassien sonna exagérée, mais le malaise du roi lui fit écho. Un vertige le saisit.

Par réflexe, Lyssandre glissa sa main sous sa narine. Il toucha au passage la moiteur étrange de sa peau. Sur ses doigts s'étalaient quelques gouttes de sang.


Brusque changement de directives. Qu'en pensez-vous ? Les négociations pourraient bien se dérouler... au cœur même de la demeure du roi. Bonne ou mauvaise idée ?

Je vous embrasse <3

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