Chapitre 1

La tempête faisait rage.

Métaphore de la déchéance ou douloureuse réalité ?

Dans la nuit, les cieux libérèrent leur colère sur Loajess.

Cette fois, la tempête s'offrait le luxe d'une représentation. Un vent cruel, des nuages si sombres que l'eau noire et le ciel paraissaient communier, et le tonnerre, si violent que ses plaintes s'apparentaient à des cris. Des suppliques humaines surgies des tréfonds de l'océan.

Le principal acteur du bouleversement qui secouait le Royaume se heurtait à cette férocité. Comme si les éléments déchaînés demandaient leur dû. Comme si ce qu'il avait invoqué, cette force indéfinissable, était venue réclamer sa part du butin.

L'homme qui luttait contre la fureur des vents et des eaux n'avait pourtant rien à offrir. Accroché aux cordes, il se démenait à l'image des autres membres de l'équipage. Abreuvés par les ordres du capitaine, un vieux marin qui devait en avoir vu d'autres, et des pires, ils s'activaient.

La nuit était sombre, aucune étoile ne perçait le voile de nuages qui abattaient leur courroux sur les hommes. La houle ne léchait plus seulement la coque du bateau, elle s'écrasait contre celle-ci dans un fracas terrifiant. La mer rivalisait de violence pour concurrencer le ciel.

Amaury de Loajess en venait à se demander lequel des deux avait bien pu jurer sa perte.

Il aimait la mer, dans sa mortelle beauté, mais le ciel renfermait une symbolique toute particulière. Lui qui revendiquait la tempête avant même qu'une certaine Willow ne la nomme, ne pouvait pas croire que celle-ci puisse l'emporter. Malgré l'humour discutable du destin, les flots avides ne pouvaient pas l'entraîner par le fond.

— Secouez-vous ! Allez, du nerf, bande de vauriens ! Ce s'ra pas quand vous nourrirez les requins qu'il faudra penser à se bouger !

Une pipe pincée entre les lèvres, le vieillard déambulait entre ses hommes. Leurs visages épuisés ne l'attendrissaient pas. Il n'hésite pas à asséner un coup de sa canne dans les jambes de celui qui ralentirait la cadence.

— Baissez-moi toutes les voiles ou elles nous entraîneront par le fond ! Et que ça saute, espèce de fainéants ! Plus vite que ça !

Les commentaires variaient peu, les grognements des hommes, les souffles courts aussi. Ces solides gaillards s'épuisaient à la tâche. Ils n'auraient jamais dû prendre la mer. Celle-ci s'était montrée peu docile avant même que le navire quitte le port, avant même que les premiers nuages menaçants ne s'accumulent à l'horizon. La tempête s'était dévoilée soudain, à la manière d'un mauvais présage.

Aux yeux d'Amaury, cela ressemblait davantage à une bénédiction.

Ces obstacles ne servaient qu'à lui prouver un peu plus le bien-fondé de sa démarche. Peu importait les signes, il ne voyait que les bons, et rien ni personne ne pourrait le dissuader. Pas même le ciel, la terre et la mer alliés.

Une vague, haute de près de trois mètres, roula sur le pont. L'écume lustra le parquet et déposa quelques offrandes marines : quelques algues en guise d'encouragement. Amaury sourit derrière sa barbe. Décidément, la mer était d'humeur généreuse.

Les vagues se faisaient toujours plus hautes, toujours plus puissantes, au point où les marins peinaient à conserver leur équilibre. Les moins aguerris, les quelques personnalités qui accompagnaient Amaury, devaient s'être enfermés dans leurs cabines, cloués à leur couche par le mal de mer. L'eau pénétrait dans les narines, humidifiait les lèvres, abîmait la peau que le vent giflait sans une once de clémence.

Enfin, les efforts des hommes payèrent. Les voiles purent être nouées et les bourrasques ne menaçaient plus de couler le navire. Sans accorder le moindre instant de répit à ses matelots, le capitaine rugit :

— On ne doit pas dévier. Vous deux, ils ont besoin de renfort à l'arrière. Vous quatre, vous allez me faire le plaisir de remettre votre sieste à plus tard, sauf si vous tenez à ce que l'océan vous offre sur un plateau un sommeil éternel. Et que ça saute !

Les malheureux obtempérèrent. Les plus jeunes, épuisés, ne ralentissaient pas la cadence. La menace de servir d'encas aux poissons s'avérait efficace.

Amaury s'écarta de ce formidable excès de zèle. À l'instar du capitaine, il ne manifestait aucune crainte et se posta à l'avant du navire. Les bras croisés sur la poitrine, il avisait cette vaste étendue sombre. Les flots qui s'écrasaient contre la coque se brisaient en fines lames glacées. Une chute dans ces eaux froides signerait une mort certaine. Les températures ne tarderaient pas à se réchauffer et à adopter des tendances plus estivales, mais cet océan n'était pas réputé pour sa clémence. Il aimait cet obstacle et aimait plus encore le tempérament farouche des vagues.

— Gardez le cap ! On a dévié, bande de tire-au-flanc ! Cap à tribord et surveillez-moi ça !

— Rochers ! Rochers à... à...

Le capitaine pesta et Amaury crut entendre un juron se détacher de la floppée de paroles. Il décela aussi des reproches au sujet des incapables qui se disaient marins et dont il était flanqué. Après avoir consulté la mer, ses yeux minuscules plissés derrière ses lunettes épaisses, il beugla, de sa voix roque :

— La barre ! Vous, en renfort de ce côté-là ! Plus vite que ça ! Maintenez le cap, coûte que coûte !

— Mais, il...

— Je ne veux rien entendre ! La barre, et du nerf, bande de pleurnichards !

Quelques efforts, quelques violentes vagues, et les rochers, dont Amaury devina l'ombre menaçante à l'horizon, s'éloignèrent. Les courants marins les projetaient sur leurs arêtes acérées. Une bourrasque gifla le visage du prince qui serra les dents. Le sel irritait ses joues et la barbe négligée qu'il avait laissé pousser ne protégeait pas sa peau. Celle-ci lui démangeait, au point où il mourait d'envie de gratter, de gratter encore, jusqu'à extraire la moindre particule de sel. Peau comprise, s'il le fallait.

Avant qu'il ne songe à mettre son dessein à exécution, le capitaine le rejoignit. Il exhala une bouffée opaque. Sa pipe ne l'avait pas quitté et, lorsqu'il ne criait pas à s'en briser les cordes vocales, il arborait toujours ce calme parfait. Il parut imiter l'attitude nonchalante d'Amaury en croisant les bras sur sa poitrine.

— Quand arriverons-nous ? s'enquit le prestigieux invité.

— Quelques minutes encore. Une demi-heure, si la mer n'en a pas fini avec son caprice.

— Vous la connaissez mieux que moi.

Le vieillard haussa les épaules. Derrière ses épais vêtements, Amaury devinait une maigreur noueuse, autant liée à l'âge qu'aux efforts qui l'usaient jusqu'à l'os. Cet homme forçait le respect.

— Pour un novice, vous vous débrouillez sacrément bien. Je pensais vous retrouver baignant dans votre vomi dans votre cabine, au lieu de quoi...

— Au lieu de quoi je prête main forte à vos hommes, compléta Amaury, un sourire dans la voix.

Un nouveau cahot ébranla le navire. Le prince dut se rattraper à la barrière et se pencha pour contempler les eaux tourbillonnantes un peu plus de deux mètres sous ses pieds. L'océan s'était changé en un monstre terrifiant. Ses mâchoires s'ouvraient et se refermaient, affamées, avides de chair humaine.

Derrière eux, un marin au pied trop peu assuré, perdu l'équilibre. Une vague qui glissa à nouveau sur le pont, le faucha. Elle l'emporta dans sa courte folle, sans s'arrêter. Amaury arqua le sourcil. Cela prouvait, une fois de plus, que la force des éléments ne pouvait être domptée et les hommes ne pouvaient espérer y survivre s'ils en avaient décider autrement. Au dernier moment, alors que le corps du malheureux disparaissait dans les eaux remuantes, un matelot attrapa sa main. Le cri de la proie des flots s'étrangla dans sa gorge et il fut plaqué contre le parquet glissant par le réflexe prodigieux de son camarade. Ce dernier le remit sur pied en un instant. L'incident était clos.

Amaury se détourna. Le capitaine n'émit aucun commentaire. L'absence de réaction, pas même un sursaut, de son invité, lui avait sauté aux yeux. Comme s'il avait deviné son trouble, le prince prit la parole, sans se détacher de la vision séduisante de la tempête :

— Je ne suis pas exactement le prince peureux et incompétent que vous vous imaginiez.

Le capitaine garda un silence prudent. Il ne craignait pas l'océan et ne craignait pas plus ce prince en exil qui ne tremblait pas face au danger. Il lui sembla mal avisé de l'affirmer, d'autant plus qu'il n'avait jamais rencontré de personnalités aussi importantes, fussent-elles chassées de leurs terres.

— La tempête, je l'ai souhaitée.

— Vous ne la craigniez pas, avança le capitaine.

— Non.

Il avisa l'horizon, réduite à quelques mètres momentanément mis en lumière par les éclairs.

— Je ne suis pas comme tous ces princes que Loajess a portés. Eux craignaient jusqu'à leur ombre, alors la tempête...

Comme pour lui répondre, le tonnerre rugit à leur fendre les tympans.

***

La terre fut en vue un peu moins d'une demi-heure plus tard. Son ombre, aussi menaçante que celle des rochers, s'était dessinée, incertaine, avant de se préciser. Le soulagement ne s'invita même pas. Pourtant, ils auraient la vie sauve, et les eaux, mécontentes, ne cessaient plus d'exprimer sa frustration. Au loin, derrière le navire qui laissait derrière lui un chemin d'écume, les vagues s'agitaient tant qu'elles auraient pu broyer des os humains en un instant.

Amaury jubilait, car il avait triomphé de sa fureur. La tempête l'avait épargné et cela ressemblait fort à la confirmation de ses superstitions. Il avait le sentiment que ces éléments déchaînés avaient fait de lui l'un des leurs, une tempête parmi les tempêtes. Une version plus symbolique, plus métaphorique, mais pas moins dangereuse.

Dans un dernier effort, les matelots permirent au navire d'amarrer. L'ancre fut jetée. Désormais, seules les vagues secouaient encore le bateau lors de la descente de ses passagers. Amaury mit pied à terre à son tour et savoura la sensation du sol, dur, solide, stable. La sensation des éternelles remous lui collaient à la peau. Il ferma les yeux un court instant. L'impression de se trouver sur le pont du navire demeurait.

— Où est-il ? J'ai des nouvelles, j'ai de nouvelles fraîches à lui...

Amaury ouvrit les yeux, juste à temps pour apercevoir le capitaine qui le désignait du menton. Un jeune homme, que le prince de sang reconnut comme étant le fils cadet d'un puissant noble, se précipita à sa rencontre :

— Monsieur ! Monsieur ! Je... Je ne pensais pas que vous seriez là si tôt. La tempête, nous avons cru que vous...

— Je suis en vie, trancha Amaury. Vous n'aviez rien à craindre.

Le garçon dansait d'un pied à l'autre. De toute évidence, il n'était pas tout à fait de son avis, et pour cause, sans lui, leur destin était compromis. Ce noble de sang royal, exilé volontaire, cette personnalité aux mille visages, représentait leur seul espoir. Il se garda bien de contredire ce modèle, cet exemple d'une toute autre envergure, et observa un silence gêné. Les marins s'éloignaient et, bientôt, il ne resta plus que les gardes venus accompagner le jeune homme, et l'océan. Leurs torches se reflétaient dans la noirceur de l'eau, au point où Amaury y reconnut son reflet et put s'y mirer.

— Qu'as-tu à me dire ? l'encouragea-t-il enfin, d'une voix presque aussi tranchante que les vagues.

— Plusieurs nouvelles.

Le garçon déglutit. L'orage lui répondit, plus bruyant qu'il ne le serait jamais. Peu rassuré par le courroux des cieux, il ne l'était pas davantage par l'écume qui lui léchait presque les bottes.

— Eh bien ?

Pour qu'on se précipite à sa rencontre au beau milieu de la nuit, il fallait qu'il y ait plus qu'un courage hésitant et des nouvelles qui tardaient à se présenter. Amaury s'impatientait.

— Un homme est arrivé dans la soirée. Il dit avoir des informations à vous vendre.

— À me vendre ? ricana Amaury, un rictus sans joie aux lèvres. Ton père n'a-t-il pas déjà pendu cet audacieux ? Des îles de l'Est, d'autres sont capables de se défaire des sots qui pensent pouvoir faire fortune sur...

— Il dit vrai ! laissa échapper son interlocuteur.

Amaury pinça les lèvres. Une pluie fine humectait sa peau et ses minces filets la lavaient du dépôt salé déposé par l'océan.

— Il est prêt à nous aider. Il a des sources solides... Plus solides que tout ce qu'on a pu obtenir jusqu'ici.

Méfiant par nature, endurci par des années d'exil et de fuite à travers tout le continent, Amaury restait sur ses gardes. Il feignait l'indifférence, ne laissait rien transparaître. Dans son dos, les contours de l'ile se précisaient. Ses hauteurs acérées dans lesquelles se nichait la demeure d'un puissant, ses roches tranchantes et sa terre stérile se devinaient à l'image du prince. Il aimait cet endroit précisément pour cette raison. Parce qu'il s'y reconnaissait. Avec la pluie, les vagues colériques, l'orage capricieux et la violence inouïe de la tempête qui hurlait au loin, Amaury se rappelait pourquoi il appréciait tant ces îles.

Elles étaient d'une exquise cruauté.

— Les combats semblent avoir entièrement cessé à Farétal, exposa le garçon, dans un souffle.

Il recula d'un pas. La colère de cet homme valait celle des éléments et il risquait fort de s'y heurter. En dépit de toute attente, Amaury ne tempêta pas. Il se lécha la lèvre, avec précaution, pour y prélever la saveur saline de l'océan. Sur ce visage qui ne savait plus sourire, cela s'y apparentait. Un rictus pensif, calculateur. Celui d'un homme qui s'imaginait déjà vainqueur et qui, depuis son île reculée de l'Ouest de Loajess, observait la tempête mourir.

— Pourquoi n'as-tu pas commencer par les bonnes nouvelles ? s'enquit-il, à l'intention du jeune homme qui rougit.

Il tourna les talons après avoir gratifié les flots d'un dernier regard. Une œillade presque complice. Du travail l'attendait, pendant que les vagues s'apaisaient et que les hurlements de la tempête s'éteignaient.

Il serait bientôt temps d'évoquer la sienne. 

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