Prologue


Des entrailles du palais s'extirpa une silhouette gracile.

La bouche béante de la porte recracha ce corps à la dérive après l'avoir retenu longtemps en son sein.

Lorsqu'il en fut enfin libéré, une forme de soulagement investit ses traits et chassa une mince part de la tourmente.

Sous ses yeux se découpait le verger royal et, dans son dos, il percevait les cris des gardes qui psalmodiaient son nom.

L'objet de toutes les attentions s'offrait le luxe d'un dernier répit, d'un bref instant d'insouciance, et ce fut au nom de cette pensée qu'il se glissa à l'extérieur. Les arbres fruitiers embaumaient l'air et il put goûter à une saveur pure, loin de l'étouffement du château.

Il aperçut les prémices de l'aube. Son apparition qui tendait à se faire sûre, à s'affirmer et à chasser la nuit. Le soleil déchirait la surface de l'horizon pour étaler à la base du ciel son cortège de couleurs douces et pâles.

La gorge nouée, chaque pas éloignait cet homme du destin qu'il fuyait avec soin. Bien sûr, il savait qu'il ne pouvait y échapper éternellement, mais l'aveuglement et le déni lui suffiraient. Il ne demandait qu'un instant, qu'un petit moment de cette pureté à laquelle il goûtait volontiers. Il laissait l'émotion l'envahir. Non pas l'émotion des hommes, celle qui se trouvait pervertie par les intérêts et les vices, mais un sentiment pur. Cette nature façonnée de la main de l'homme lui renvoyait l'écho d'une mélodie muette.

Si son corps n'avait pas été transi par une nuit sans sommeil, peut-être aurait-il dansé entre les arbres plantés avec une régularité parfaite. Il n'en avait ni la force ni la conviction et se contenta de ressentir.

Il absorba la caresse de la verdure sur la plante de ses pieds nus, la fraîcheur matinale du vent sur sa peau dénudée et sur le mince vêtement qu'il portait. Il inspira la flagrance de la nature en éveil, l'odeur ravivée par la rosée gonflait ses narines jusqu'à l'enivrer. Il y sentit les fleurs, le soleil, jusqu'au sucre des fruits qui murissaient et dont il imaginait la saveur. Ses doigts se perdirent sur le feuillage des arbres et il put se laisser bercer par la fragile quiétude de l'instant. Ce fut délicieux.

Délicieux et éphémère.

Délicieux parce que ce devait être éphémère.

Avant même qu'un garde fraîchement mandaté ne coure à sa rencontre, il s'immobilisa et planta ses pieds dans l'herbe. Ce contact avec la terre le galvanisa et il prit conscience de chaque parcelle de son être. Il prit conscience de ce corps, de ce qu'il signifiait, dans son entièreté et dans ce qu'il pouvait représenter pour lui, pour les autres.

Pour ces nombreux autres qui ne tarderaient plus à effacer ce visage sensible.

À fleur de peau, le jeune homme eut un long frisson. Le vent, joueur, comme s'il pressentait quel bouleversement se déchaînerait bientôt, n'y était pour rien. Ce frisson lui venait des tréfonds de ses entrailles et ne formait que la concrétisation d'une faille.

Une faille inscrite au creux de l'âme et comme il en possédait de nombreuses.

Il s'arracha brusquement à cette sensation de creux, de vide et de solitude pour cueillir un fruit mûr. Il le soupesa dans sa main, en examina la peau douce, dorée, parfaite, puis croqua à pleines dents sa chair mûre. Le jus dégoulina le long de son menton et, d'un geste qui aurait outragé bon nombre de personnalités bien-pensantes de la Cour, il s'essuya la bouche d'un revers de la main.

Le vent gifla son visage et sa gorge se noua au point où il ne put plus rien avaler. Ses doigts s'ouvrirent pour abandonner la gourmandise à peine entamée. Le fruit glissa au sol et disparut dans l'herbe. Il contempla le verger, encore et encore, rattrapé par l'urgence, par la conscience du temps et par ce que cela lui dictait. Derrière lui, l'ombre terrifiante du palais se renforçait sous les rayons naissants de l'aurore. L'ombre finirait par le dévorer à nouveau et qui savait quand il pourrait en sortir.

Il consulta la tour qui se dressait à sa gauche et jusqu'à narguer le ciel. Peut-être avait-il juste besoin de prendre un peu de hauteur ? Ne se sentirait-il pas plus libre s'il gravissait les marches jusqu'au sommet ? Seulement, l'homme n'avait plus le temps de s'engouffrer entre les murs du château pour fuir les sollicitations et se hisser un peu plus près du ciel. Il n'avait plus le temps de tromper la solitude avec une compagnie oubliée. Il n'avait en fait plus le temps de rien.

Derrière lui, dans son dos, le château. Sa condamnation et son salut. Son refuge et son enfer bien personnel, vestige de l'enfance, écrin de son malheur, mais surtout, son unique source de réconfort.

Devant lui, le fier Royaume de Loajess. Celui de son père, le sien aussi, avec le devoir et le fardeau que cela pouvait représenter. Une forme de condamnation au moins aussi implacable qu'elle était cruelle.

Au milieu, il y avait ce verger, perché sur le flanc Est du château. Lieu hors du temps, à mi-chemin entre l'insouciance et la conscience, entre l'enfance et l'inconnu. Celui qui le visitait en cette heure si matinale aurait voulu se fondre dans l'écorce d'un arbre ou faire corps avec la terre. Disparaître encore un peu.

Cet endroit à part, arraché à la conformité parfaite et luxueuse du palais, lui manquerait sans doute.

Ce calme, ce calme intact et parfait, qu'il avait façonné comme un cocon, finirait par se fissurer. À la manière d'un miroir qui se brise, la vérité éclaterait forcément et l'homme savait que cela ne saurait plus tarder.

Puis, soudain, le mirage se voila. Il entendit quelqu'un approcher et son rythme cardiaque s'emballa. Qui se risquait à fouler ces chemins si tôt dans la matinée ? Que lui voulait-on ? Il savait, pourtant, mais l'illusion était si douce. L'illustre invité s'y accrochait avec la force du désespoir et ferma les yeux.

— Votre Altesse ! Mon prince !

Un souffle, une inspiration profonde afin de ne pas suffoquer.

Cette fois, il était temps.

L'intéressé se retourna. Chaque mouvement, terni par une lenteur solennelle, semblait lui tirer une souffrance inqualifiable et il fit face à celle qui incarnait les trouble-fêtes. Une simple servante, sans doute honnête et dévouée. La peine qu'elle exprimait parut presque grotesque et ses yeux baignés de larmes trahissaient déjà les raisons de sa venue. L'homme considéra ses cheveux tissés de fils d'argent, son tablier froisser et tâché, le désordre de son allure qui trahissait son empressement. Tout pour ne pas affronter la réalité.

— Qu'y a-t-il ? s'enquit le prince, d'une voix étranglée.

— Nous... Nous vous avons cherché partout, votre Altesse.

La culpabilité s'invita, un brin trop tardive. Il avait failli à son devoir après avoir veillé sur le souffrant presque toute la nuit. Sans s'en approcher, car l'homme vieilli par la maladie et rongé par l'illusion d'une vie qu'il pensait éternelle l'effrayait toujours. Face à ce roi agonisant, son fils se sentait à nouveau enfant. Enfant et démuni, abruti par la présence paternelle écrasante.

Une silhouette fendit l'uniformité monochrome des arbres fruitiers et rompit le trouble dans lequel le prince s'enlisait. La figure familière, rassurante, creva la peur pour y semer une émotion plus ambiguë, teintée d'un soulagement inexplicable. Ses orbes verts et perçants rencontrèrent ceux, noisette et graves, d'une femme âgée d'une quarantaine d'années. Ses cheveux roux caressaient ses épaules pleines et recouvertes d'un châle prune. Son excentricité naturelle avait fait place à une peine pudique et mesurée.

— Lyssandre... murmura-t-elle et sa voix se brisa sur la dernière syllabe.

— Ma tante.

Lyssandre de Loajess était déjà blême. Il savait. Il savait rien qu'à constater la faiblesse inhabituelle de sa tante. Calypso avait toujours été un des piliers de la famille royale, une force de la nature presque inébranlable. Elle avait représenté ce qui se rapprochait le plus d'une mère aux yeux du prince désormais héritier légitime. Sa présence, sa vulnérabilité qui n'avait rien d'habituel, décontenança Lyssandre. Reprendre contact avec le monde fut douloureux, difficile, et il lui fallut abandonner l'instant enchanté qu'il avait cru bon de construire. La beauté des lieux s'estompa, l'exquise saveur de la nature avec elle, et l'air se chargea des responsabilités, des devoirs, des obligations auxquels le prince devait répondre. Il suffoqua, bousculé par l'attente, par le ménagement dont il faisait l'objet et qui le plongeait dans la tourmente. D'une voix blanche, il s'entendit répéter :

— Qu'y a-t-il, ma tante ?

— C'est... C'est le roi, mon prince ! laissa échapper la servante, dans un sanglot.

Lyssandre cilla et se détourna un bref instant. Déjà, les arbres avaient perdu de leur superbe. Déjà, l'ombre du palais portait sur eux son spectre putride. Ses pensées se dissocièrent jusqu'à former un amas indiscernable d'émotions coupables. Coupables d'exister. Des mots se formèrent, plus pour lui que pour d'autres :

— Il s'agit de mon père, n'est-ce pas ?

— Oui, Lyssandre, acquiesça Calypso, avec gravité. Les médecins ont veillé toute la nuit, mais la maladie a atteint un stade trop avancé.

Ces dernières heures avaient été agitées dans l'aile réservée aux membres de la famille royale. Plusieurs médecins s'étaient relayés au chevet du roi ainsi qu'un prêtre venu recueillir les paroles du souverain. Un protocole teinté d'une émotion qui ne dépasserait pas l'enceinte du palais, car il n'était pas question d'admettre l'état de santé critique du roi. Lyssandre y avait assisté comme l'aurait fait un étranger et non un fils dévoué à son géniteur.

Pourtant, malgré ce détachement de façade, le prince s'étrangla lorsque ces mots furent prononcés :

— Le roi est mort.

La vérité ravit l'illusion. L'illusion se fragmenta et le mensonge s'anéantit.

Cette condamnation, celle que Lyssandre avait attendue, lui donna le coup de grâce. Le temps se suspendit et un râle s'échappa des lèvres du jeune homme. Aucune larme, seulement ce son érayé d'animal touché à mort.

Le prince ferma les yeux et tendit l'oreille. Le chaos qu'il taisait, celui qui faisait rage dans l'intimité de son être, rugissait. Mélange du choc et de la désillusion, de la douleur et d'une peur terrible. Ses traits fins, presque féminins, accueillirent une ombre nouvelle et chassèrent l'illusion de l'enfance. Une courte seconde, l'héritier crut mourir à son tour.

La voix de sa tante lui parvint alors, lasse et lointaine. Lyssandre s'était retourné pour affronter l'ombre du palais et pour en apprivoiser les recoins sombres, les secrets hideux. Les paroles de Calypso servirent l'évidence et le condamnèrent une fois de plus :

— Tu es notre roi désormais, Lyssandre.




Voici donc le prologue, qui ouvre le roman ainsi que le règne d'un certain Lyssandre de Loajess !

Je me suis montrée suffisamment bavarde dans l'avant-propos, alors je vous encourage seulement à me confier vos impressions et votre ressenti vis-à-vis de ce début. J'ai très hâte de connaître vos avis !

Je vous dis à très bientôt pour le premier chapitre <3

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