Chapitre 9

[Un dessin achevé de Lyssandre. Aucun suspense cette fois (j'ai simplement oublié de décomposer les étapes), la version en couleurs et terminée en exclusivité, ou presque. Qu'en pensez-vous ?]



Lentement, comme si elle craignait que son ami se dérobe, Nausicaa s'invita à ses côtés. L'illusion avait été rompue et elle la voyait s'éteindre dans les yeux perçants de Lyssandre.

— Ainsi, tu es en vie.

— Autant que tu l'es.

— Tu l'es donc si peu ?

Le cœur de Nausicaa se tordit dans sa poitrine et elle ravala un râle de douleur. Lyssandre était un homme sensible, trop peut-être, mais elle l'avait rarement vu dans un pareil état. Elle s'assit sur le rebord de la fontaine à ses côtés et le couva d'un regard peiné.

— Lyssandre, je...

— Je ne t'ai pas présenté mes félicitations pour tes fiançailles. Tybalt est un excellent parti et je ne peux que saluer ce choix.

— Oh, je t'en prie, Lyssandre ! Vos différends ne datent pas d'hier. Si tu crois que je ne sais pas que tu aurais préféré que j'en choisisse un autre, tu te trompes lourdement !

— J'aurais préféré une décision moins précipitée. Tu as dix-huit ans, Nausicaa, et lui six de plus.

— Ainsi tu penses qu'il profite de ma naïveté ? C'est un comble !

Nausicaa n'avait pas retrouvé son calme et Lyssandre y était trop habitué pour lui en tenir rigueur. Cependant, il y avait entre eux une rancœur nouvelle, des non-dits trop importants pour se dissiper en l'espace de quelques paroles formelles. Lyssandre jeta un regard à son amie, toujours surpris de découvrir en elle une femme et non l'adolescente qui était partie rejoindre sa petite province au décès de sa mère. Elle avait grandi et sans rien perdre de son tempérament intrépide et susceptible de lui causer quelques soucis, elle paraissait plus mûre.

— Tu as raison, admit Lyssandre, à contrecœur. Ce mariage ne m'enchante guère.

— Au moins, ce n'est pas en raison de nos familles, pesta Nausicaa. Chacun y trouve à redire. Mon âge, le sien, ma famille, la sienne, une rancœur d'enfants. Il est le fils d'une reine, mais il n'est pas né noble, il est ton demi-frère et vous vous haïssez. Je devrais me rendre à l'évidence, il n'est pas celui que vous voulez. Pourtant, c'est lui que je veux et nul autre !

Les reproches éraflèrent Lyssandre. Il s'en voulut de se montrer si puéril et si égoïste. Il ne portait pas Tybalt dans son cœur, c'était la plus stricte vérité, mais Nausicaa n'y pouvait rien. Il s'agissait de querelles d'adolescents et le fils d'Elénaure avait toujours eu pour Lyssandre un regard méprisant ou un dédain à peine masqué. Son orgueil et la cruauté que son demi-frère prince lui reprochait représentait un motif suffisant à lui vouloir une hostilité très nette. Ainsi, les deux hommes ne s'adressaient que rarement la parole et s'évitaient autant que possible sans que rien ne justifie vraiment leur animosité. Ils étaient seulement trop différents pour s'entendre.

Lyssandre n'ignorait pas la concurrence qui opposaient les deux factions souveraines au sein de Loajess. La première, qui réunissait les plus vieilles familles du Royaume voyait en la seconde, constituée par de nouveaux noms, de plus en plus riches et influents, une concurrence désobligeante et intolérable. Jamais Lyssandre ne s'était imaginé que ces querelles intestines entravent l'amour de son amie. Amour que le roi avait encore bien du mal à se représenter.

— L'aimes-tu ? demanda-t-il.

Cela lui valut un regard noir de la part de Nausicaa. Celle-ci jouait à son tour avec l'eau fraîche, insensible aux températures encore peu clémentes du printemps. Sous le ciel d'encre, à peine moucheté d'étoiles, elle se sentait terriblement à fleur de peau. Elle n'osait imaginer ce que pouvait ressentir quelqu'un d'aussi sensible que Lyssandre dans un tel instant.

Puisque ce qui érafle les autres le déchire.

— Je n'aurai pas l'audace de l'épouser si ce n'était pas le cas.

— Par provocation, peut-être, badina Lyssandre, un sourire un peu pâle sur les lèvres.

— J'ai grandi, Lyssandre. Je n'ai plus de famille, je me dois de veiller à mon image et, de fait...

— Un mariage permettrait de t'assurer que ta famille ne tombe pas dans l'oubli, compléta son ami.

Nausicaa faillit protester, mais finit par opiner. Ce serait mentir que de prétendre que ce fait n'avait pas influencé cette décision précipitée. Tybalt en était conscient, lui aussi, et ne désirait qu'écarter les vautours qui pourraient profiter d'une proie isolée telle que Nausicaa. Elle était seule, désormais, à l'exception peut-être de quelques cousins éloignés, et si elle tenait à sa liberté, elle n'était point sotte au point d'ignorer la nécessité d'une protection dans ce monde d'hommes. Aussi écœurant ce constat soit-il. Tybalt la protégerait, l'aimerait, et elle pourrait jouir encore de longues années de sa liberté, des longues promenades à cheval dont elle était friande depuis toujours.

— Un jour, tu m'expliqueras comment il a su gagner ton cœur ?

— Oui.

Elle lui raconterait leurs longues promenades au bord de la mer à l'Est du continent, à Phortlys, cet adorable petit hameau dans lequel les gens savaient être aimables et généreux. Elle lui conterait la douceur de la vie à Phortel, le château des Lanceny, l'odeur de l'air marin lorsqu'ils s'aventuraient un peu plus loin et la simplicité de cette existence. Les longues chevauchées sur le sable fin et les hautes falaises qui bordaient l'immensité de la mer. Elle en conservait un goût particulier en bouche. Le bonheur s'élevait sur de telles simplicités, sur la main de Tybalt qui effleurait la sienne, sur ses lèvres qui effleuraient doucement son front et sur ses murmures une fois la nuit tombée. Jamais il n'avait eu un geste déplacé, jamais il ne s'était montré trop pressant, et Nausicaa avait découvert un homme derrière l'être cruel et intouchable du château. Un homme qui l'aimait, elle, qui n'était qu'une fillette à son arrivée sept ans plus tôt.

— Es-tu heureuse ?

Lentement, Nausicaa opina.

— Je crois que je t'envie, souffla Lyssandre, les mots étranglés dans l'étau de sa gorge. C'est de cela dont je suis jaloux, pas de Tybalt.

— Je suis désolée pour la perte de ton père. Je m'en veux, si tu savais à quel point je me sens coupable de ne pas avoir pu être là. J'aurais dû me tenir à tes côtés lorsque tu as été couronné, lorsque ton père est mort.

— Toi seule aurait pu me comprendre.

— L'information est arrivée tardivement et... et nous avons eu des difficultés au départ. Je t'assure que nous avons fait au plus vite, mais il nous fallait boucler les affaires urgentes. La mer avait détruit les dunes et les réparations se sont éternisées. J'ai tout fait pour revenir aussi rapidement que possible, Lyssandre, crois-moi !

Lyssandre la regarda bien en face. Il avait du mal avec ce seul fait à présent qu'il avait hérité du trône. Peut-être parce qu'il craignait d'y voir une de ces hideuses vérités dont il se serait bien passé, parce qu'il craignait d'y apercevoir la vraie nature humaine et cela détruirait sa vision édulcorée du monde. Lyssandre se sentait comme un enfant maintenu à la frontière d'un monde d'adultes et qui y faisait ses premiers pas, trop tard. Ce qu'il entrevit dans les yeux de Nausicaa ne fut que cette sincérité brute, celle qu'il lui avait toujours connue.

— Je te crois.

— J'ai été tenue informée de ce qui s'est produit il y a deux jours, tu sais.

— J'imagine que cela appartient au quotidien des rois de manquer d'être tué au détour de ses fonctions, rétorqua platement Lyssandre.

— J'ai eu peur pour toi, pauvre sot ! rugit Nausicaa, si fort qu'elle craignit d'ameuter quelques gardes chargés de surveiller les environs.

— J'ai eu peur, moi aussi, et personne ne semble s'en soucier.

Lyssandre se détourna afin de masquer l'émotion qui ravageait ses traits. Le clair de lune y peignait son lot de nuances pâles et donna à sa silhouette des allures irréelles.

— Je sais que tu n'as jamais voulu être roi. Je sais que tu ne mérites rien de tout cela.

— Je ne sais pas régner, Nausicaa. Mon père n'a pas jugé bon de me l'apprendre. Je connais à peine la politique et j'ignore tout de la guerre.

La baronne de Meauvoir porta sa main trempée à son visage comme pour chasser les traces de fatigue. Lyssandre avait été un adolescent rêveur, le plus souvent retranché dans ses appartements, dans le verger ou dans tous les autres refuges où il se savait seul. Il y écumait des romans, des livres qui parlaient d'un ailleurs. Il s'agissait d'un moyen de se couper de la réalité, de mieux endurer le mépris de son père et l'indifférence de tous les autres. La seule chose dont Lyssandre avait joui était une solide éducation et, de fait, il disposait de quelques connaissances au sujet du fonctionnement de Loajess. Ces informations théoriques demeuraient insuffisantes et ne valaient pas l'expérience dont on l'avait privé. Au fond, ce désir d'isolement et de solitude avaient arrangé les affaires de Soann qui n'aurait pas voulu d'un fils trop présent et qui avait préféré voir ce qui l'arrangeait, à savoir un fils unique et parfait : Hélios.

— Il est encore temps d'apprendre, Lyssandre, avança Nausicaa, avec une douceur qu'elle espéra convaincante. Tout n'est pas perdu. Si tu t'imposes maintenant, tu peux encore prouver à tes ministres que tu n'es pas le fils indigne et influençable de feu le roi. Ne laisse pas passer ta chance.

— Le pouvoir n'est pas une chance, c'est une malédiction. Il m'a pris ma mère, mon frère et mon père. Si je ne prends pas garde, cette chimère me prendra moi aussi.

Nausicaa fut partagée entre le désir d'enlacer son ami pour chasser cette image avec laquelle il avait grandi, avec la croyance d'une bête monstrueuse qui finissait toujours par dévorer les siens, et l'envie irrépressible de le gifler afin de lui rendre ses esprits. Il devait se reprendre. Il le devait sinon il finirait par être tué comme la cohorte de rois qui n'avaient pas su appréhender leurs responsabilités. Nausicaa prit la main de Lyssandre dans la sienne et étrangla ses doigts :

— Écoute-moi, c'est une malédiction parce que tu en as décidé ainsi. Ils te diront tous que tu es indigne du pouvoir que tu possèdes, mais ce sera faux. Ils essayeront de te tromper, ils essayeront de jouer de ta jeunesse et de ton inexpérience. Au besoin, laisse-les penser que tu es faible, mais ne crois pas un seul instant tu l'es vraiment. Ils ont tous quelque chose à gagner à te savoir à leur merci, en particulier ici. Tes ministres sont orgueilleux et fiers, sûrs de leur légitimité, ils iront remettre en question la tienne. Ils sont issus de ces vieilles familles qui désirent la guerre parce qu'ils la pensent indispensables et ils sont incapables d'accepter l'idée que tu puisses ne pas être ton père.

Nausicaa s'humecta les lèvres. Ces paroles, elle les avait tant pensées, tant nourries, qu'elles lui échappèrent avec un naturel étonnant. La jeune femme avait vécu une partie de son adolescence à la Cour et en connaissait toutes les personnalités, toutes les nuances et tous les vices. De ces mentalités poussiéreuses, de ces hommes qui se pensaient maîtres du monde et qui se taisaient seulement parce que Soann était encore trop puissant pour eux, aux prétentions guerrières qu'ils revendiquaient. Elle en savait long sur la question parce qu'elle n'avait pas grandi avec des œillères et parce que grandir dans ce monde d'hommes lui avait appris à entrevoir leurs faiblesses.

Lyssandre, les yeux grands ouverts, absorbait ces paroles. Il n'y croyait pas encore, mais elle le soulageait. Elle apaisait la blessure du deuil et la peur dans laquelle il évoluait, dans laquelle il se mirait du lever du soleil au crépuscule. Nausicaa captura sur son visage cette expression apeurée, redessina son visage d'une finesse rare, d'une beauté à en faire pâlir toutes les femmes. Elle aurait aimé posséder les armes suffisantes à la protection de ce garçon. De deux ans sa cadette, elle savait déjà qu'elle lui serait fidèle.

Fidèle et dévouée.

— Que tu puisses ne pas être le reflet de ton père et que tu puisses être digne d'être roi. Prouve-leur que tu en es digne, autant que le serait Hélios.

***

Nausicaa exhala un profond soupir. Elle était de retour depuis quelques heures seulement et le château absorbait déjà toute son énergie.

Lyssandre s'en était allé, le cœur à peine plus léger. Derrière son assurance et son panache, Nausicaa était inquiète pour lui. Elle craignait qu'il ne soit pas en mesure d'affronter la réalité après s'en être caché durant de si longues années. Elle lui avait proposé une promenade à cheval, en souvenir de leurs chevauchées folles à travers la forêt et elle avait obtenu de lui cette faveur. Après, il serait temps pour lui d'embrasser ses responsabilités et d'abandonner cette vie d'illusions pour régner.

La baronne articula, dans le silence intact de la nuit :

— Tu peux approcher, il ne reviendra pas.

Une silhouette masculine se fraya un passage entre les ombres. Sans sourciller, sans feindre la moindre surprise, Nausicaa accueillit le chevalier de Lyssandre d'un regard las.

— Je ne pensais pas te revoir un jour.

— Moi non plus.

Le visage de Nausicaa se fendit d'un sourire ironique et le soldat n'eut aucune honte à la dévisager. Ses yeux resculptèrent les pommettes hautes de la jeune femme, désormais soulagées des rondeurs de l'enfance, puis sa bouche fine et étroite, son nez fort qui donnait à ce visage tout son caractère et enfin ses yeux perçants, souvent durs et intransigeants, mais jamais injustes. Elle était vêtue d'une toilette rouge qui, dans la nuit, s'apparentait à une flaque de sang qui s'écoulerait jusqu'à ses pieds. Quelque chose vacilla dans le regard du chevalier et Nausicaa s'apaisa.

— Ne t'a-t-il donc pas reconnu ?

— Des années ont passé et je ne suis pour lui que le chevalier.

— Ainsi tu refuses d'être appelé par ton véritable nom...

— C'est préférable.

Nausicaa souligna en silence la manie de son interlocuteur à économiser les mots. Il se montrait volontairement évasif et distant. Elle reconnaissait à peine le garçon qu'elle avait jadis connu et elle n'évoqua pas ce changement. L'adolescent d'autrefois était mort durant la guerre et si le principal intéressé ne l'avouait pas de vive voix, Nausicaa le comprenait en un regard. Il y avait une ombre sur son visage, une ombre dans son regard, une ombre accrochée à lui, qu'elle ne lui connaissait pas. Le chevalier était bien différent de son ami d'antan.

— Pourquoi courir le risque d'être repéré après avoir fui avec un tel talent ? s'enquit Nausicaa.

— J'étais las de la guerre, de ces mares de sang à n'en plus finir et de cette mort à outrance.

Un langage précis qui n'appartenait pas à un simple soldat. Cette fois, la baronne de Meauvoir entrevoyait celui qu'elle avait connu et perdu.

— J'avais besoin d'une raison de me battre encore, ajouta le chevalier, de cette voix grave, détachée, qui le caractérisait.

Une raison de vivre encore, compléta Nausicaa.

Car cet homme qui se dressait face à elle n'était plus que l'ombre de lui-même et que sans cela, sans doute serait-il déjà mort.

— Alors tu as décidé de protéger Lyssandre.

Il acquiesça et Nausicaa se leva pour le rejoindre. Lorsqu'elle fut assez proche, le chevalier esquissa un mouvement de recul, près à se dérober. Les gestes d'amitié, les gestes tendres, ne lui appartenaient plus. La baronne lui jeta un regard désolé. Qu'avait-il vécu pour le traumatiser de la sorte ? De quel enfer s'était-il tiré pour s'afficher ainsi, insensible pour se préserver, intouchable pour ne pas laisser entendre qu'il avait pu être blessé ? Elle eut pour lui une œillade d'excuses et le chevalier sembla lui en être reconnaissant. Il ne voulait pas sa pitié, il ne désirait pas de compassion. Son rôle constituait ce qui lui restait d'une vie mutilée, Nausicaa devait l'accepter. Ainsi, elle ne l'abrutit pas de reproches et se contenta d'énoncer :

— Je suis incapable de le protéger. Endosse ce rôle, chevalier, et surtout, ne faillis pas.   


Alors, surpris ?

Cassien se dévoile quelque peu dans ce chapitre pour répondre à certaines de vos interrogations, et possiblement en faire naître de nouvelles. 

Dans le prochain chapitre, la balade tant attendue par Lyssandre. Un des rares moments de liberté que le roi s'accorde encore. Des idées de ce qui pourrait bien se produire ? Une hypothèse de ce que je peux bien vous réserver ?

Nous venons d'atteindre le millier de lectures, et les 300 votes. Que de belles victoires pour lesquelles je vous remercie chaudement <3 

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