Chapitre 8
Lyssandre s'écarta d'Elénaure comme si son contact l'avait brûlé.
Incapable de masquer la surprise qui investit ses traits, les yeux rivés sur l'entrée des deux jeunes gens, sa réaction fut identique à celle de tous les autres. On s'extasiait, murmurait qu'ils formaient un couple fort bien assorti, d'autres maugréaient qu'une telle paire n'avait pas grand sens en référence aux origines des deux nouveaux venus.
Lyssandre jeta sur cette entrée un regard plus éclairé, plus personnel.
Nausicaa, baronne de Meauvoir, investissait les lieux avec un panache qui lui était propre. Belle, farouche, elle attisait depuis longtemps les convoitises des meilleurs partis du Royaume. S'ajoutait à cela l'amitié qu'elle avait nouée avec le prince depuis leur enfance et qui faisait d'elle l'un des partis les plus intéressants de la Cour. Elle s'en était absentée durant de longues semaines et apparaissait changée. Elle n'avait plus rien de l'adolescente qui avait quitté le palais endeuillée par la perte d'une mère. Radieuse, ses cheveux châtains étaient relevés dans une coiffure typique de la côte est du Royaume. Des mèches bouclées retombaient le long de sa nuque pour en redessiner la courbe. Ses yeux exaltaient une joie presque triomphale et sa toilette, d'un rouge vif, illuminait la pâleur de son teint. Elle ressemblait à une fleur de coquelicot éclatée par la pluie et qui exalterait une senteur, une beauté sauvage, imparfaite, mais hypnotique.
À son bras, figure bien plus austère, mais tout aussi assurée, Tybalt de Lanceny se présentait à la Cour après l'avoir lui aussi quittée durant un long moment. Il affichait une expression moins sombre qu'à l'accoutumée et la ressemblance avec sa mère éclatait au visage des invités. Ses cheveux noirs soulignaient un teint laiteux et s'accordaient avec un regard tout aussi sombre. Son profil franc, à la mâchoire dessinée et au nez droit, sa tenue impeccable et la jeunesse glorieuse qu'il incarnait avait naguère attiré l'attention de moultes jeunes nobles célibataires. Jamais il ne s'était affiché publiquement avec l'une d'entre elles et tous purent lui prêter, à l'aube de ses vingt-quatre ans, des airs épanouis.
Lyssandre croisa le regard de Tybalt et cedernier parut le défier. Le défier de s'opposer au couple qu'ils affichaientfièrement et de se dresser face à lui désormais qu'il avait été fait roi.
— Leur mariage ne tardera plus à être annoncé. Notre famille s'agrandit, voyez-vous, susurra Elénaure, à son oreille.
Le silence de Lyssandre, la crispation caractéristique de sa mâchoire et un froncement de sourcils qui soulignèrent ses yeux verts, furent évocateurs. La mine réjouie, la duchesse poursuivit :
— Oh, parce que vous l'ignoriez ?
— Vous transmettrez à votre fils mes félicitations.
Lyssandre s'éloigna à grands pas et croisa le regard de Calypso qui, comme toujours veillait. Il lui accorda un sourire qu'il voulut rassurant. Derrière son indélicatesse et son habitude à exposer la réalité sans fioritures sans épargner personne, sa tante s'était sincèrement inquiétée. L'espace d'un instant, elle avait craint de perdre son neveu et après tant de drames, elle ne l'aurait peut-être pas supporté.
L'arrivée de Nausicaa et de Tybalt suscita un certain engouement. Lyssandre n'y participa pas, il ne tenta pas de percer les rangs des courtisans avides de ce qui nourrirait les discussions les prochains jours. D'un pas vif et après avoir vidé son verre de vin, le rafraîchissement n'ayant servi qu'à embrumer davantage ses pensées, Lyssandre s'apprêta à contourner le buffet pour quitter les lieux. L'heure était raisonnable et il avait rempli son rôle en participant à une large partie de la soirée. Il était désormais temps pour lui de laisser les courtisans assumer leur goût de la fête, du luxe et des faux-semblants.
— Majesté ?
Le chevalier se tenait à gauche de la porte, immobile au point de se fondre dans le décor. Ni l'un ni l'autre ne s'accorda le moindre regard. Lyssandre se trouva plus sensible que son protecteur à la tension, à la rancœur qui s'invitait entre eux.
— Je souhaiterais rejoindre mes appartements.
Toute cette compagnie l'avait épuisé et conserver un semblant d'enthousiasme avait fini par venir à bout de sa patience.
Le chevalier le suivit à travers les couloirs, si discret que Lyssandre aurait pu oublier sa présence. Seule la densité du silence le lui rappelait et le ramenait sans cesse à la cour à l'arrière du château ou encore au village pourtant paisible. Le roi s'immobilisa lorsqu'il pénétra dans la cour intérieure du château. La plus vaste et partiellement dégagée pour accueillir des visiteurs, elle était décorée de plusieurs bosquets et une imposante fontaine se dressait en son centre.
— Je désire me promener encore un moment.
Seule la nuit lui répondit.
— Seul, ajouta Lyssandre, non sans une certaine brutalité.
Il ferma les yeux jusqu'à ce qu'il soit sûr du départ de son chevalier. Il agissait à nouveau à la manière d'un enfant contrarié et la colère qu'il éprouvait était en partie dirigée vers lui. Au rejet du chevalier, à son silence insoutenable, s'alliait le retour de Nausicaa et la jalousie qu'il avait nourrie à son égard.
Quelle chance elle avait d'être heureuse !
***
S'il y avait bien une chose que Nausicaa n'avait pas eu hâte de retrouver, c'était bien l'hypocrisie de la Cour. Durant plus d'une heure, elle dut répondre poliment aux interrogations souvent indiscrètes de celles qui revendiquaient avoir entretenu avec elle une amitié fictive.
— Oh, chère amie, vous vous en allez déjà ? Il est encore si tôt...
— Je crains que le voyage m'ait épuisé.
— Vous aurez tout le loisir de vous reposer demain, mais ayez pitié de nous, voilà des semaines que nous avons été privées de vous, se lamenta une jeune femme aux manières appuyées et qui avait, de toute évidence, abusé d'un parfum à l'entêtante flagrance.
Tybalt s'intégra à l'ombre de Nausicaa, imposant et étrangement protecteur.
— Permettez que mademoiselle de Meauvoir dispose. Je vous assure que vos nombreuses curiosités peuvent attendre demain et qu'elle sera toujours en mesure d'y répondre.
— Oh, ciel ! L'auriez-vous épuisée à ce point ? pouffa une courtisane qui cachait derrière une main baguée un sourire aux dents irrégulières.
Les yeux de Nausicaa roulèrent dans leurs orbites sans qu'elle restreigne ce réflexe. Sa patience déjà bien entamée arrivait au bout de ses limites et Tybalt la connaissait désormais suffisamment pour en avoir conscience. Il posa une main ferme sur le bas des reins de sa fiancée et la raccompagna jusqu'à la porte.
— Filez, je ferai diversion.
Nausicaa lui adressa un sourire reconnaissant avant de s'éclipser par la même porte que Lyssandre avait emprunté quelques instants plus tôt. Malheureusement, une femme entre deux âges qui évoquait à sa cadette un vague souvenir, la surprit et la retint dans le couloir :
— Oh, ma chère, vous nous faussez déjà compagnie ?
— Hélas, oui, ironisa la baronne, tâchant néanmoins de ne pas laisser transparaître trop fortement son agacement.
— Je n'ai pas eu l'occasion de vous présentez mes félicitations. Le duc et vous formez un couple délicieux, toute la Cour s'accorde à le dire. Vous semblez tous deux très épris l'un de l'autre.
Nausicaa gratifia son interlocutrice, engoncée dans une robe bien trop étroite pour elle, d'un sourire crispé. Pudique, elle n'aimait pas étaler sa vie sentimentale et encore moins devant une femme qu'elle ne connaissait pas. La moindre parole, le moindre aveu, s'en verrait immédiatement amplifié et elle ne tenait pas à souffler sur les braises d'une énième rumeur. Elle n'avait pas besoin de cela.
— Je dois vous avouer, en toute honnêteté et je compte sur votre discrétion, que je n'aurais jamais misé sur un tel couple.
— Puis-je savoir pourquoi ? se rebiffa Nausicaa, qui avait arrêté sa course et maudissait copieusement cette femme pour sa curiosité et ses familiarités déplacées.
— Eh bien, vous savez ! Votre famille figure parmi les plus anciennes que compte Loajess.
— Celle de mon fiancé n'est pas moins prestigieuse.
— Bien entendu ! s'écria la courtisane, tandis que le piège se refermait sur elle. Les Lanceny ont reçu leurs lettres de noblesse il y a moins d'un demi-siècle, il s'agit d'une jeune famille et... et il semblerait que la duchesse ne soit même pas de noble naissance.
Nausicaa serra les dents. Si elle n'avait pas été elle-même prisonnière de tout ce tissu, elle aurait souhaité à la gorge de cette mégère pour lui faire ravaler ses paroles. Si son comportement ne tenait qu'à elle et qu'elle ne risquait pas d'entacher le nom de son futur époux ou celui de son ami, Lyssandre, elle aurait laissé entendre le fond de sa pensée. Elle se contenta d'approcher d'un pas et de siffler, à l'égard de l'impudente :
— La duchesse de Lanceny a été reine.
— Je... J'en suis consciente, mais la noblesse de vos aïeux, la pureté de votre sang, vous rendait légitime à prétendre à...
— À quoi devais-je prétendre, selon vous ? À un parti plus reluisant ? La pureté de mon sang ou la noblesse de ma famille m'importent peu et apprenez-le de moi : je me moque de celle de mon fiancé. Tybalt de Lanceny aurait pu être roi, s'il n'avait pas été celui que j'ai accepté en épousailles, j'aurais refusé sa demande ! Vous êtes en droit de penser ce que vous souhaitez de mon couple, de ma famille ou de celle de mon futur époux, mais je vous défends de me dicter ma conduite ou celle que vous auriez eu si vous possédiez mon sang. Je suis bien heureuse que cela ne soit pas le cas !
Soufflée par la véhémence des propos, la courtisane en oublia toute répartie. Son sourire suffisant effacé de son visage rougeaud, elle suffoquait. Son corset serré à l'étouffer ne lui rendait pas la tâche plus aisée et l'apparition soudaine d'Elénaure de Lanceny lui arracha une plainte étranglée. Hors d'elle, Nausicaa ne songea même pas à la situation indélicate dans laquelle l'autre s'était mise. Elle salua la duchesse, s'inclina profondément en relevant légèrement sa robe, et s'en fut. Dans le sillage de ses pas furieux, elle crut entendre :
— M-Madame la duchesse, il s'agit d'un regrettable malentendu.
Nausicaa pesta. La chaleur de la pièce avait été remplacée par celle, tout aussi étouffante, de la colère. Elle n'avait pas prévu de se laisser courtiser par Tybalt lorsqu'elle avait quitté le palais. Son départ remontait à un peu plus de quatre mois, lorsqu'elle avait appris la disparition subite de sa mère, et Tybalt avait lui aussi abandonné la Cour pour s'occuper des affaires familiales. Elle avait alors découvert un homme différent, un homme loin de l'ombre de sa mère et loin de la figure rigide, presque cruelle, qu'elle avait toujours connue. Elle en était tombée amoureuse.
Seulement, il existait à Loajess une injustice qui ne concernait que les plus puissants du Royaume. Le château recelait de familles vieilles de plusieurs siècles, des noblesses pures et fières, qui ne permettaient pas que du sang neuf s'intègre à leur élite inatteignable. Depuis quelques décennies, ce phénomène s'intensifiait. Des familles faisaient fortunes dans des domaines jugés impurs par la vieille noblesse bourgeoise, à savoir le commerce, parfois l'économie et les affaires qui émergeaient çà et là. Les anciennes familles et les nouvelles se voyaient un mépris singulier et si aucune interdiction n'avait jamais été prononcée, les mariages qui mêlaient ces deux factions, si distinctes qu'elles comprenaient des positions politiques appuyées et différentes, étaient très mal perçues. Nausicaa savait qu'elle risquait de se heurter aux préjugés ancrés et solides de ces représentants persuadés de la pureté de leur sang et de leur légitimité à siéger au palais.
Elle bifurqua et goûta enfin à la saveur délicate, au goût marqué de la nuit. Une humidité printanière alourdissait la fraîcheur nocturne et Nausicaa eut un frisson. Entre les arbustes parfaitement taillés se dessinait l'ombre de la fontaine. Le ruissellement de l'eau rappela à la jeune femme ces semaines passées en compagnie de Tybalt et cette insouciance qu'elle avait abandonnée en regagnant le château. La raison de son retour se couplait à ce souvenir chaleureux.
Lyssandre était assis sur le rebord de la fontaine et contemplait l'onde qui traversait l'eau claire. La piqûre glacée de celle-ci sous la pulpe de ses doigts le tenait éveillé et conscient. Il admirait le visage rond de la lune qui se reflétait dans la noirceur de la nuit reflétée dans la fontaine. Nausicaa, en s'approchant, crut apercevoir l'illusion d'un sourire sur ses lèvres.
— Lyssandre, l'appela-t-elle.
Elle avait toujours été plus courageuse que lui. Lyssandre ferma les yeux et laissa le mirage se rompre. Il ne se sentait jamais plus heureux que dans le mensonge, que dans l'illusion éphémère.
Il s'entendit murmurer, tout bas :
— Nausicaa...
Des retrouvailles entre deux vieux amis. Nausicaa est donc l'amie d'enfance de Lyssandre, un véritable repère pour ce dernier. Que pensez-vous d'elle ? Elle est fiancée au fils d'Elénaure, faut-il prendre ceci en considération ? En bref, quel est votre ressenti ?
Au prochain chapitre, Lyssandre quittera la danse pour voir apparaître un nouveau personnage. Ce personnage n'est d'autre que Cassien :3
Je vous souhaite une excellente semaine pour ceux qui, comme moi, n'en voient pas la fin !
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