Chapitre 50
[Et, en l'honneur de ce dernier chapitre, je vous présente la version finale de la regrettée Willow.]
L'aube était venue, finalement.
Lyssandre n'aurait jamais cru.
Il avait cueilli l'aurore, comme il l'avait fait avec Willow, comme on croquerait dans un fruit encore vert. Il avait grimacé, avait grincé des deux. La saveur amère demeurait, collée à sa langue. Il avait trempé ses lèvres dans un verre d'eau, en vain.
L'aube ne se laisserait pas retarder par le destin risible des hommes. Le monde autour de Lyssandre pouvait bien s'effondrer, être réduit en charpie, le soleil poursuivrait son inexorable entreprise. Il se lèverait toujours, quoi qu'il advienne, pour baigner Loajess de sa lueur mutine, parfois narquoise, souvent bienfaitrice.
Les paroles de sa tante lui revinrent, à mesure qu'il enfilait une toilette sobre, tissée de fil noir.
Garde la tête haute, Lyssandre.
Loajess a besoin d'un être comme toi. Un roi qui se rappelle qu'il est humain. Un roi qui se souvient qu'il est mortel.
Loajess n'a pas besoin d'un nouveau tyran, elle a besoin d'un homme.
D'un faible. Lyssandre avait traduit pour Calypso ce qu'elle ne s'était pas résolue à exprimer. Il savait qu'elle le ménageait, comme elle ménageait Priam en dépit des apparences. C'était une femme protectrice, que le jeune souverain considérait comme une seconde mère. Ce qui se rapprochait le plus de cette figure qu'il avait si peu connue.
Un mois s'était écoulé. Un mois entier qui aurait dû éloigner Lyssandre de la douleur. Pourtant, il s'obstinait à se vêtir de noir, à arborer son deuil et à afficher une peine mesurée. Il aurait aimé pouvoir en faire une force, pouvoir arborer son chagrin comme une arme au combat. Pour cela, il lui aurait fallu plus de courage.
Le mois écoulé avait permis à Lyssandre et à Calypso de se débarrasser des conseillers et ministres les plus impliqués dans le complot fomenté dans le but d'arracher le trône au roi. Les places vacantes étaient parfois restées inoccupées, Lyssandre ayant manifesté le souhait de ne pas y faire siéger des personnes inconnues. Une décision applaudie par Calypso, mais la nécessité de donner à son règne des bases solides s'instaurait.
Ces semaines avaient apaisé le Royaume. Au lendemain d'un complot manqué, il y avait nombre de choses à traiter. Cette fois, aucune priorité impérieuse n'avait forcé Lyssandre à les repousser. Il s'était assuré de la sécurité d'Halev et avait démêlé les dernières parts d'ombre qui concernaient le plan d'Elénaure. Les hommes qui devaient prendre la capitale furent écartés, un à un, et il s'agissait pour la plupart de vieux nobles ou d'héritiers fougueux, en quête de gloire ou d'exploits à présenter à leurs familles. Tous, ou presque, issus de nobles sangs, persuadés que Lyssandre faisait obstacle à la monarchie stricte, guerrière, dont le pouvoir avait été assis des siècles auparavant.
La méfiance à l'égard du jeune souverain restait vive, tout comme la réticence, mais elle ne menaçait plus de le renverser. Les choses s'étaient tassées et Lyssandre s'était attelé à la tâche avec l'énergie de celui qui essayait à tout prix d'échapper à quelque chose.
Probablement à lui-même.
Bien entendu, Alzar n'avait pas été retrouvé. Les recherches s'étaient éternisées à peine plus d'une semaine avant que Lyssandre ne demande qu'elles soient interrompues. Quelques hommes étaient toujours sur ses traces, mais dans la plus grande discrétion. Il ne fallait surtout pas alerter les hautes sphères du pouvoir et de la noblesse. Ils pourraient y trouver un nouveau prétexte, une occasion de se soulever à nouveau et, cette fois, avec plus de succès.
Il y avait eu quelques agitations, principalement à Halev. Les informations filtraient difficilement et une poignée de nobles avait tenté d'insuffler le chaos dans la capitale. Un échec, puisque les rues étaient bien gardées par un certain Olorn et nombre de ses alliés. Même les plus hardis avaient été forcés d'admettre leur défaite. Ce coup de maître avait échoué, il faudrait remettre à un autre jour l'occasion de prouver leur valeur.
Mora de Lanceny avait disparu, elle aussi, sans laisser de traces. Il était probable qu'elle ait finalement regagné la vieille demeure de sa famille, Phortlys, Lyssandre n'avait pas engagé de recherches sérieuses. Un mystère entier entourait cette femme. Quelles étaient ses attentions ? Mettre sur le trône un homme qu'il lui serait aisé de manipuler à sa guise ? Sa chance était passée, elle devait s'y résoudre. Nausicaa lui avait échappé et lui avait asséné un coup en pleine tempe le jour de la mort de Tybalt. Elle avait abandonné Mora sur le parquet, sonné par le coup, et celle-ci avait filé avant même que le jeune duc expire.
Enfin, Lyssandre avait annoncé des travaux au palais. Bien que modeste en raison des moyens limités de Loajess, comme le répétait le trésorier, à chaque conseil, cette entreprise allait bon train. Les dégâts de la bataille du château furent gommés, un à un, et Lyssandre apposa une marque personnelle sur le palais qu'il avait si longtemps considéré comme une prison. Ce symbole d'autorité, il devait le faire sien, y appliquer une signature bien à lui. Il avait hésité à aller au bout de ce projet. Il avait longuement douté, avant de céder. Nausicaa avait appuyé son idée et, avec son énergie habituelle, était parvenue à balayer l'hésitation.
— Ce palais, c'est celui de ton père, Soann, celui de ton grand-père, Achille, celui de tes aïeux. Tu l'admets volontiers, mais c'est une prison, pour toi. Qu'est-ce qu'un roi sans son palais ?
— Qu'est-ce qu'un palais sans son roi ? rétorqua Lyssandre, l'ombre d'un sourire dans la voix.
Nausicaa se força à sourire. Elle y parvenait de mieux en mieux, comme si les joies fugaces acceptaient de colorer ses sombres pensées. Lyssandre l'avait vue dépérir, apparaître que rarement à la Cour qui la considérait comme la fiancée éplorée du traître. Une ironie, puisque les courtisans ne valaient probablement pas mieux que Tybalt. Finalement, Nausicaa commençait à calmer sa peine. Elle gagnait, sur d'interminables journées d'errance, quelques minutes de joie, d'apaisement. Elle se sentait mieux. Sans être guérie de l'absence de son promis, elle savait qu'elle finirait par vivre à nouveau. C'était inéluctable et Tybalt le lui avait fait promettre. On ne revenait pas sur une promesse faite à un agonisant, surtout quand on l'aimait ainsi.
— Ce sera ta vitrine, Lyssandre, une vitrine clinquante !
— Les caisses du Royaume ne sont pas suffisamment pleines pour me permettre tant d'extravagances.
— Alors change ce qui doit l'être. Truffe ce palais de symboles. Fais en sorte qu'il soit ton reflet. Tu aimes les arts, alors montre-le, expose-le aux yeux de tous. Plus personne ne doit ignorer qui tu es !
L'emphase de Nausicaa, devenue si rare ces derniers jours, gagna Lyssandre. Après tout, elle n'avait pas tort. Il avait aimé la peinture, la littérature, les références vieilles comme le monde qui peuplaient les récits. Il aimait la beauté, alors n'y avait-il pas plus belle manière de lui rendre hommage ?
Lorsque Lyssandre traversa le palais, il y vit la marque de ses ancêtres et, non loin, la sienne. Les deux se côtoyaient avec une élégance inédite. Le jeune roi apporta une touche de fantaisie, une touche bucolique, mélancolique, presque onirique, et cela se traduisait par de menus détails. Des ornements qui s'enroulaient autour des colonnades, de somptueuses peintures qui coloraient l'ensemble du palais. Les meilleurs peintres s'attelaient aux côtés des meilleurs architectes de Loajess. Grâce à eux, et à un coût qui délaissa le trésorier de ses craintes, le palais se décorait d'une touche nouvelle.
Un tout premier vent de renouveau berçait ses couloirs.
En l'absence de Cassien et après les drames dont le château s'était fait le théâtre, cette allégresse était bienvenue. Elle figurait même comme la seule légèreté qui s'offrait aux yeux du monarque.
Lyssandre descendit le grand escalier du roi. Ses doigts s'égarèrent sur la rampe finement dessinée. Elle s'éparpillait au pied des marches en volutes aériens et dorés. Sans s'attarder outre mesure, il poursuivit sa route. Les servants étaient à peine levés et si Lyssandre avait compté quelques années de moins, une gouvernante aurait été sur ses talons pour lui sommer de regagner le lit. Il était trop tôt, même pour un prince.
Il n'était jamais assez tôt pour un roi.
Il traversa donc les pièces vides et les couloirs déserts. Le château ressemblait à une créature endormie, inoffensive durant ces courtes heures, elle retrouvait sa cruauté habituelle dès les premières heures du jour. Lyssandre s'efforçait de croire qu'il l'avait domptée, cette bête. Du moins suffisamment pour l'approcher sans risquer d'y perdre un membre. Il en avait déjà sacrifié assez. Alors qu'il approchait les abords de la salle du trône, un valet le rattrapa :
— Sire ! Sire !
Le jeune gringalet, qui semblait encombré de ses membres trop longs, pila à quelques mètres du roi. Le visage empourpré et constellé de taches de rousseur, Lyssandre se radoucit. Cet air juvénile était agaçant au goût de certains. Lui le trouvait attendrissant, d'une naïveté qui lui rappelait la sienne.
Si les événements récents avaient épargné cette part précieuse d'innocence.
— Un billet pour... pour vous. Il vient d'Arkal. Je sais qu'il est tôt, mais... mais c'est urgent, je crois, et l'homme qui me l'a donné m'a dit que je devais...
— Me le confier au plus vite ? compléta Lyssandre avait toute la bienveillance qui survivait à son imprenable curiosité.
— O-Oui, compléta le jeune garçon, soulagé.
— Donne-le-moi.
Il le tendit au roi qui s'en saisit. Il tut le tremblement de sa main, non pas qu'il lui fallait garder la face devant un valet, mais l'habitude commençait à lui apprendre de tels réflexes. Nausicaa excellait de plus en plus en la matière et n'apparaissait en public qu'armée d'une assurance inébranlable. En apparence, elle n'était que plus forte, que plus invulnérable, que plus acide lorsqu'on la contrariait. Elle suivait le modèle de Calypso avait talent et Lyssandre ne voyait aucune raison de ne pas y arriver, lui aussi.
Il serra le billet entre ses doigts et interrogea le valet :
— Quel est ton nom ?
— Arganil, Majesté.
— Je te remercie, Arganil. Tu diras à l'homme qui t'a envoyé que tu as bien accompli ta tâche et que le roi est content de tes services.
Le garçon s'inclina à plusieurs reprises et, après que Lyssandre eut tourné les talons, il l'entendit clamer, d'une voix mal-assurée :
— Longue vie au roi !
Un grand frisson parcourut l'échine du souverain.
À compter de quand ces mots avaient-ils pris un tel sens ? Depuis Halev ? Depuis le jour de son couronnement ? Ils résonnaient en lui d'une singulière manière. Lyssandre y associait de terrible souvenirs. Le massacre de la capitale et, même avant, la tentative d'assassinat perpétrée dans le village tranquille aux alentours du palais.
Ces quatre mots appelaient le sang.
Ils formaient la condamnation, les démons qui hantaient les couloirs du palais et s'agrippaient à la peau du roi.
C'était devenu une conjuration, une manière d'invoquer le malheur et de l'abattre sur la frêle figure du souverain.
Lyssandre n'eut conscience d'avoir serré les poings qu'après les avoir rouverts. Il y découvrit, froissé, le billet d'Arkal. Son cœur eut un raté et il s'empressa de poursuivre sa route. Il ouvrit les lourdes portes qui renfermaient la salle du trône et y pénétra.
La pièce avait subi peu de modification, si ce n'était un détail significatif. Lyssandre gagna les marches qui le séparaient du trône et, entre les épais rideaux qui bordaient le mur des deux côtés, une liste de noms figurait. La broderie dorée s'étalait sur un fond rouge et des dizaines de rois voyaient leurs noms cités dans l'ordre de leur règne. Parfois, il n'y avait que les dates, parfois uniquement les noms, et Lyssandre avait fait broder, à côté de l'inscription de son père, une fleur.
Une fleur de laurier, symbole du triomphe, pour couronner un roi qui n'aura vécu que pour la guerre.
Tout comme Nausicaa fleurissait la tombe de son promis de tulipes blanches, celles du pardon, Lyssandre avait envie d'apaiser l'absence des défunts d'une fleur.
Le coquelicot seyait bien à Willow, tout comme la tulipe blanche était une façon pour Tybalt de se racheter par-delà la mort.
Tout au bout de cette longue liste, il y avait son nom. Brodé dans une calligraphie délicate, il n'y avait que la date du début de son règne : l'an 432. Aucune fleur pour égayer l'ensemble, Lyssandre n'y réfléchissait pas, comme s'il craignait qu'on songe à y déposer trop tôt ce symbole sur sa tombe.
Il eut un bref regard pour la chevalière à son doigt. Il ne la quittait plus. L'imposant présent d'Hélios ornait sa main et repoussait le mauvais sort. Lyssandre espérait que cet héritage éloigne les menaces pour toujours. Amaury et tous les autres.
Il défroissa la lettre, lissa les plis d'un geste empressé, et lut :
Majesté,
Les combats s'essoufflent, à Arkal comme sur tous les fronts au Sud. Ce répit me donne le temps de vous rédiger ces quelques lignes. Déalym semblait prêt à céder, mais nous avons tous pensé à une ruse de la part d'Äzmelan. Le tyran du Sud nous a envoyé nos prisonniers, le deuxième jour de ce mois, sans demande de contrepartie. Les hommes enlevés lors de la bataille d'Arkal sont sains et saufs et ont été convenablement traités. Nous restons méfiants, ici, et nous attendons vos ordres. Il s'agit peut-être de l'opportunité que vous attendiez. Le choix de la manœuvre vous appartient, les soldats et moi-même nous y plierons, quoi qu'il arrive.
À la gloire de Loajess,
Le chevalier de la Couronne.
Les mains de Lyssandre tremblaient tant qu'elles faillirent lâcher le billet. Äzmelan venait d'esquisser un premier geste historique. Relâcher des prisonniers, c'était comme ouvrir une porte aux négociations. L'éternel ennemi de son père était trop fier pour l'admettre, mais le geste n'avait rien d'anodin. Il se voulait fort, lourd de sens.
Lyssandre y voyait une promesse, largement minimisée par les propos détachés de Cassien. Il ne s'en étonnait pas, tout comme le ton de la missive se révélait direct. Le chevalier allait droit au but et ne s'embarrassait pas de détails. Lyssandre le reconnaissait bien là.
L'horizon s'élargit soudain. Là où la situation stagnait depuis des semaines, une chance inouïe se présentait. Le jeune roi tenait là sa chance d'entamer une discussion avec Äzmelan. Les lois de la diplomatie l'autorisaient et le tyran avait parfaitement conscience de ce qu'il faisait. Cette affaire ne resterait pas sans suite.
La possibilité d'un nouveau piège s'imposa, mais trop lointaine pour être considérée. Là où il n'avait pas su lire de victoires dans le bain de sang du château ou dans le suicide de Tybalt, Lyssandre goûta à son premier triomphe. Une gloire personnelle, nuancée, mais qu'il préféra à tous les faits d'arme qu'il aurait pu accomplir.
Il glissa la lettre dans sa poche et prit une profonde inspiration. Il se tourna vers le trône, sur lequel il ne s'était plus installé depuis le jour de son couronnement. Il était resté inoccupé, vide, convoité. Lyssandre l'avait observé de loin, comme s'il consulterait une malédiction. Ce matin-là, il jetait sur le trône un regard changé, un regard qui se risquait à espérer.
Lorsqu'il souleva la couronne sertie de joyaux, il formula ses vœux en silence. Il mesura une volonté d'offrir à Loajess un avenir meilleur. Un véritable avenir, loin du spectre de la guerre, loin de la misère des destins avortés, loin des rivières de sang qui gorgeaient la terre de ses aïeux. Lorsqu'il coiffa sa tête de la couronne, il s'en sentit digne.
Il se sentit roi, pour la toute première fois.
Lyssandre retint son souffle, ferma les yeux, et chercha cette émotion curieuse en lui. Il était souverain de Loajess et ce trône lui revenait de plein droit.
Il ouvrit les paupières et ne s'attarda pas sur la pièce vide. Il la préférait ainsi, il préférait cet écran de solitude aux murmures des nobles. Ce silence le heurtait avec la violence d'un coup, avec la solennité des grands instants.
Il s'assit sur le trône après avoir décomposé chaque geste. Son cœur se calma, sa respiration avec lui, et le cours de ses pensées se réduisit à la certitude du devoir. Le devoir rendu, le devoir qu'il rendrait encore, qui demandait plus de sacrifices que Lyssandre ne pouvait en donner. Trois mois s'étaient écoulés depuis le jour du couronnement et ces semaines avaient dépouillé le souverain de ses illusions maîtresses. Cette fois, s'il prêtait allégeance à Loajess, il le faisait en toute connaissance de cause.
Pour le Royaume, il maquillerait sa faiblesse en force brute. Il travestirait la peur en bravoure. Il masquerait, dans l'ombre honteuse de la douleur, un gros morceau d'innocence et de pureté. Il y enterrerait un précieux fragment de son humanité, là où personne n'irait jamais la chercher.
Ce secret qu'il formula au creux de l'aurore serait comme une fleur. Délicate, envoûtante, sienne.
Alors, sans un bruit, il laissa le silence compléter ce qu'il lui était impossible de formuler.
Une promesse pour mille condamnations.
Quatre lettres lavées de l'espérance et gorgées de sang.
Un roi vit le jour.
Il semblerait que ces mots soient les derniers de Longue vie au roi. Je n'en dis pas plus. Rendez-vous dans la partie suivante pour quelques précisions supplémentaires, je vous les dois bien ;3
(Mais j'accueillerai avec plaisir vos avis sur ce chapitre, et sur l'histoire dans son ensemble. J'attends tout ceci avec énormément d'impatience et un soupçon de craintes).
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