Chapitre 5

[Enfin la version finale de la couverture. Sans le titre, rien que le dessin après le scan (qui donne une bien meilleure qualité).]


Le sang du chevalier ne fit qu'un tour.

Moins d'une seconde s'écoula.

Juste le temps de reprendre son souffle, de laver son esprit de toutes les pensées qui le parasitaient et de se couler entièrement dans son rôle.

L'instant égrené, il n'était plus que le soldat.

Le soldat qu'il avait été durant ces quelques six années ressurgit. Il n'y avait qu'une seule différence qui imprégnait les gestes du chevalier : la présence du souverain.

Qu'importa alors que l'inconnu soit un dégénéré, un fou en quête de gloire ou un homme payé pour accomplir sa basse besogne. Lorsque le soldat fendit à son tour la foule, sans réfléchir, sans craindre la violence qui s'apprêtait à éclater, il était à nouveau personne.

La foule se resserra à mesure qu'il s'approchait et le chevalier comprit qu'elle serait plus redoutable encore que cet ennemi sans visage. Il ne pouvait se permettre de l'esquinter, de la blesser, là où les scrupules s'estomperaient au contact d'un vrai adversaire. Mâchoire serrée, il bouscula les villageois et leur tira de vives protestations :

— Hé, mais dites ! Faut pas vous gêner, vous !

— 'Pourriez faire attention, nan ?

Un homme solide tenta de se mettre en travers de la route du soldat, le visage déjà hargneux, et il le retarda d'une précieuse seconde.

Un souffle, une seconde durant laquelle le prédateur devenu animal traqué se retourna. Le visage encapuchonné s'inclina et vit qu'il avait été repérer.

D'un geste brutal et malgré la force du fermier dans la force de l'âge, le chevalier s'en défit. L'autre cogna une femme et la foule s'écarta sur quelques précieux centimètres. Lyssandre, à quelques mètres de là, parut enfin remarquer le désordre qui s'éprenait de ses rangs. Pas suffisamment vite, hélas, et conscient qu'il ne pourrait plus éviter le combat et prendre l'individu par surprise, le soldat clama, d'une voix qui couvrit toutes les autres jusqu'au roi :

— Éloignez le roi !

La réaction fut lente, bien trop lente. La foule faisait barrage et le chevalier maudit ces conditions, maudit ces traditions vieilles comme le monde et qui ne servait qu'à plaire aux vieilles familles éprises de ces vieux principes. Le moindre geste mal contrôlé et il fauchait un de ces villageois. Un seul mouvement de panique et cet inconnu, dont l'arme formait une menace explicite, risquait de profiter de la cohue pour atteindre le roi.

— Ne bouge plus, ordonna un soldat, l'un des plus expérimentés, qui paraissait malgré tout pris de court.

La protection du roi n'avait pas pris en considération cette foule dense des villageois ameutés ni même la possibilité qu'un potentiel meurtrier s'y cache. Le lieu avait été tenu secret jusqu'au dernier instant pour écarter tout danger. Les précautions avaient été prises au point où personne ne s'était imaginé qu'une seule de ces possibilités n'adviennent.

L'interpellé s'immobilisa.

Si immobile que c'en était douloureux.

Le chevalier guettait, immobile lui aussi, et le regard de son adversaire quitta la silhouette attrayante et sans défense du roi. En un regard, les deux hommes surent qu'ils venaient de se désigner adversaires. Le soldat avait déjà connu cela, cette confrontation qui se décidait arbitrairement et qui en devenait viscérale. Une haine qui naissait sans raison apparente et qui débouchait sur un combat à mort.

Déjà, le chevalier n'eut plus le moindre doute quant à l'issue de ce combat.

Au loin, le chevalier aperçut la silhouette de Lyssandre. Le roi, hagard, cherchait d'où provenait cette soudaine agitation. Il semblait avoir été tiré d'un doux rêve. Les soldats tentaient de le tirer à l'égard, sans succès, la foule et la crainte d'être à nouveau remarqués par l'individu les empêchaient de profiter de cette opportunité. Celui qui s'apprêtait à détourner le danger tâchait d'évaluer la menace qu'il représentait. S'agissait-il d'un aliéné incontrôlable, mais inoffensif, ou d'un homme entraîné que rien ne détournerait de son sombre dessein ?

— Allez, attrape-moi !

Une provocation marquée par un accent dru qui marqua le début des hostilités. Ce ne fut ni le chevalier ni l'inconnu qui les engagea. Un autre soldat se jeta dans la mêlée, alors que la foule venait de s'immobilisée à son tour, entre inquiétude et franche terreur. Elle formait comme une arène, arène contre laquelle l'homme encapuchonné rejeta l'imprudent. Un soldat trop jeune déséquilibré par une prise visant ses jambes et mis hors d'état de nuire par un coup de poignard à la naissance de l'épaule. Le flot de sang libéré par une veine tranchée alliée au hurlement de la victime mit d'accord l'ensemble des villageois. Libérés de leur hésitation, leurs cris, leurs pleurs, leurs lamentations, se mêlèrent à ceux du soldat blessé. Ils s'échappèrent en tout sens et défirent la relative formation des gardes royaux ainsi que la protection qui s'était organisée autour du roi. Celui-ci était à nouveau presqu'entièrement à la merci de celui qui avait désiré lui ôter la vie.

Le chevalier ne voyait plus que cet homme qui, nullement décontenancé par le mouvement désordonné de la foule, retira enfin son capuchon. Apparurent une figure longue et hargneuse, une lèvre déchirée par une large cicatrice et un regard noir, digne d'un meurtrier. Deux puits d'encre dans lesquels se mêlaient une douce folie, nécessaire à essayer d'attenter à la vie du roi, et une lucidité tout aussi glaçante. Cet homme n'était pas un vulgaire amateur ou juste un suicidaire en quête de triomphe.

Cet homme avait bel et bien la ferme intention de tuer le souverain, mais pire encore, il en avait les moyens.

Il articula, si bas que sa parole se perdit dans les tumultes bruyants des villageois affolés. Autour, la nécessité de la survie avait écarté les scrupules et les vieilles femmes étaient méchamment repoussées, parfois piétinées, tout comme ceux qui se trouvaient pris dans cet engrenage. Le chevalier ne perçut pas ses mots, mais put lire sur les lèvres.

Alors, t'attends quoi ?

Il avança, se fraya un passage, bouscula un ou deux corps transis de peur. L'homme avait besoin de le dépasser pour atteindre le roi, mais il attendait. Il attendait que le chevalier aille à sa rencontre. Pourtant, ce fut lui qui franchit les derniers mètres. Un villageois heurta le chevalier et sa course désespérée manqua de le jeter au sol. Un élément qui pénalisa lourdement le soldat. Ses prises étaient faibles et s'il n'avait pas jouit d'un formidable sang-froid, il aurait subi le même sort que le garde.

Le poignard levé, l'ennemi abattit la lame en direction du soldat et seul un réflexe maintes fois répété empêcha le fer de trancher l'épaule du chevalier. Ce dernier riposta immédiatement, mais l'autre para le coup avec la même dextérité. Ce schéma se reproduisit une fois, deux fois, jusqu'à ce que le soldat se serve de sa deuxième main, celle qui ne tenait aucune arme, pour immobiliser le bras de son adversaire.

Le chaos qui régnait aux alentours se dissipa, ils n'en eurent plus conscience. Le chevalier n'obéissait qu'à un réflexe, à des gestes qu'il avait nourris, encore et encore. Cet ennemi n'était pas différent de ceux qu'il avait toujours connus, pas bien différent des hommes de Déalym qui les égorgeaient sans sourciller. Il y avait la même détermination, mais quelque chose en plus, ou en moins.

Lorsqu'un sourire fendit le visage hideux de l'homme, le chevalier sut ce qui le différenciait réellement des autres.

Cet adversaire-là ne craignait pas la mort.

Et, après des années à servir Loajess, le soldat savait que cette espèce était aussi rare que dangereuse.

L'autre retourna sa prise contre lui en une fraction de seconde. Le chevalier se retrouva avec une main bloquée dans le dos, celle-ci adoptant un angle inquiétant. Une pression supplémentaire et il lui rompait l'os de l'épaule, malmené par la torsion. Le ventre de son ennemi pressé contre son dos en une étreinte immonde, le soldat pouvait sentir l'effluve de son souffle fétide heurter sa nuque.

— C'est moi qui t'ai attrapé, p'tit soldat.

Le chevalier n'émit pas le moindre son, seul un grondement surgit des tréfonds de ses entrailles répondit à la sollicitation de son adversaire. Celui-ci ricana dans un autre élan de provocation et le regard de sa victime trouva celle de l'autre garde, blessé et impuissant. Dans son teint pâle, dans la grimace qui tordait ses lèvres et dans la lueur désespérée qui dansait dans son regard cerné par la douleur, le chevalier reconnut l'empreinte des condamnés.

Ou de ceux qui pensaient l'être.

Combien de fois avait-il croisé ce regard lorsque ses camarades mouraient entre ses bras, avec des supplications au creux des lèvres, des rêves éteints dans leur regard rongé par la mort et un épiderme à peine tiède ? Le chevalier se débattit une seconde et l'autre raffermit sa prise comme pour l'en dissuader. Déchiré par cette vision du passé, par tous ces yeux qu'il avait éteints et par les fantômes qu'il gardait, coincés dans sa peau, le chevalier s'immobilisa.

Il avait quitté la fureur des combats pour renouer avec la violence. Décidément, ce fléau le suivait, lui collait à la peau, et cette pensée fut si féroce que le soldat se vida de sa combattivité. Les paroles susurrées à son oreille le cueillirent dans cet état de peur impropre aux gens tels que lui :

— Ils font quoi, tes petits copains ? Ils attendent qu'tu montres l'exemple ?

Il glissa la pointe de sa lame sous le menton du chevalier et piqua la peau fine jusqu'à ce que perle une goutte vermeille.

— Quoi ? T'es pas d'accord ?

Les autres soldats, ceux qui ne s'occupaient pas d'éloigner le roi, semblaient comme paralysés. Leur arme tendue, ils auraient attaqué si l'individu avait tenté un geste dans leur direction, mais ne se risquaient pas à préparer une offensive. Pas pour le moment, pas alors que la menace était occupée à s'acharner sur le plus fort d'entre eux. Le chevalier mit le doigt sur ce qui les retenait, plus encore qu'une quelconque affaire de devoir : la jalousie. Ces gens qui avaient espéré se hisser au rang de chevalier lui en voulaient de les avoir coiffés au poteau et d'avoir écopé du titre à leur place. S'il mourait par accident, un autre prendrait sa place et cela pouvait tout aussi bien être eux.

Sans un mot, après avoir vidé l'air de ses poumons et laissé s'égrener quelques précieuses secondes durant lesquelles les villageois fuyaient, se piétinaient, il se saisit du manche du poignard, en dévia la pointe de la lame et asséna un violent coup de pied vers l'arrière. Il heurta les tibias de son adversaire et parvint à se soustraire de son étreinte sans dommage. La lame avait à peine effleuré ses doigts pour y ouvrir une minuscule entaille. Dans son emportement, le chevalier ne ressentit pas la douleur.

Le sourire déserta le visage de son ennemi et les oreilles du soldat bourdonnaient, saisies par le chaos environnant. Un garde tenta de se joindre à la mêlée et écopa d'un coup de genou bien senti. Ces attaques désorganisées ne payaient pas. Le malheureux fut tiré à l'écart par ses camarades et le chevalier eut la certitude de servir d'appât. Autour d'eux, les soldats formaient comme une arène qui se resserrait autour d'eux. Le meilleur d'entre eux se saisit de l'occasion offerte par son frère d'armes pour viser les côtes de son ennemi. Il était ralenti par une armure partielle qui ne protégeait que le buste et gêné par l'épée rangée dans son fourreau le long de sa hanche. Pourtant, l'autre eut bien du mal à esquiver. Il exécuta un pas de côté, riposta, ne parvint pas à tromper l'attention du chevalier et dut reculer d'un pas.

Lyssandre était comme subjugué par la scène qui se jouait là, protégé par une cohorte de gardes qui préféraient cette place à celle du chevalier. Priam, après avoir été méchamment bousculé, était parvenu à se ranger dans l'ombre de son cousin. Lui aussi ébloui par le combat, par les gestes sûrs du soldat, il vit nettement l'instant où il faillit à nouveau perdre l'avantage.

Le pieds du chevalier trébucha contre la jambe d'un vieillard qui sanglotait, face contre terre. Son ennemi se jeta sur l'opportunité et, alors que son corps était paré, il changea son angle d'attaque pour fendre l'air et viser le visage de celui qui se dressait sur sa route. Cette fois, il ne put dévier l'offensive. La lame siffla et pénétra la chair tendre de son avant-bras pour y tracer une entaille brûlante.

— Merci, lui lança-t-il, en écho à la douleur familière qui irradiait des chairs blessées.

Il le remerciait.

Il le remerciait de lui rendre la tâche aussi aisée, de lui ouvrir la voie. Les soldats étaient en partis désorganisés par le mouvement de panique et cet homme, qui qu'il soit, était doué. Doué pour jouer avec la mort et pour l'apprivoiser. Si le chevalier était abattu, il ne resterait plus que ces hommes pour tenter de protéger le roi et ce n'était pas assez au goût de la plus fine lame d'entre eux. L'inconnu, l'assassin, le remerciait précisément pour cela, pour lui permettre d'abattre le souverain.

Cette fois, la retenue que le chevalier avait intégrée à ses gestes, ceux-ci abrutis par les souvenirs, par les fantômes d'une guerre qui ne l'avait jamais quittée et par ce que cette violence lui évoquait, se rompit. La douleur éveilla dans son organisme un mécanisme de défense qui écrasa la conscience. Sa propre lame siffla, découpa l'air et une mèche de cheveux lorsque l'homme esquiva de peu le coup. Le chevalier prit conscience d'à quel point il avait pu retenir ses coups, à quel point il avait failli.

Il s'attela d'abord à désarmer son adversaire. Il allia son arme à ses poings dans une combinaison efficace. Quelques coups bien placés et quelques esquives pour parer ceux de l'autre suffirent à voir la lame glisser dans la poussière, hors d'atteinte. D'un coup de pied balancé en pleine poitrine dans un saut agile, le chevalier réserva le même sort à l'homme. Plusieurs gardes s'avancèrent pour en découdre, mais ils furent une fois de plus devancés. Le soldat jaillit et appuya son genou sur les côtes meurtris de sa victime.

Une fois de plus, les rôles s'inversaient. La guerre le voulait ainsi et un instant mal choisi pouvait faire de la proie un prédateur.

L'assassin eut à nouveau un rire. Sec, râpeux, profondément dérangeant. Sans attendre, sans décrocher la moindre parole, trop profondément engoncé dans son rôle de soldat pour s'exprimer, le chevalier s'apprêtait à abattre le trouble-fête. Sa lame se pressait contre la gorge tremblante. L'homme exhala un souffle nauséabond et une écume mouillait ses lèvres lorsqu'il nargua à nouveau :

— Un bon chien, fidèle à son maître, un gentil petit toutou ! Dis, tu abois, si on t'demande ?

Le poignard étranglé entre les doigts du chevalier l'incita à se taire. Il avait déjà pénétré la chair de quelques millimètres, mais cela n'empêcha guère l'homme de poursuivre, devant le silence qui, lentement, retombait :

— Tu lui demanderas une friandise en rentrant, hein ? Le chien ! Le bon chien à son maître !

— Silence !

L'ordre tomba comme un couperet et l'assassin à la gueule déformée par le plaisir, par la jouissance écœurante, n'eut pas le temps d'en profiter. Il avait saisi le trouble qu'il avait lu sur le visage du chevalier, cette tourmente profonde, inscrite dans sa chair, au creux de son âme, et qui l'avait amené à retenir ses coups. L'autre avait compté sur les scrupules de son opposant et ses mains trouvèrent la gorge du soldat pour la presser. La force du désespoir aurait pu lui permettre de broyer entre ses doigts la vie de son adversaire.

Ce dernier cilla, déglutit, et plongea dans les yeux de sa victime. Il y demeura à l'instant où sa dague tranchait la gorge. Ses états d'âme s'étouffèrent dans l'ultime sourire de l'homme et la vie fut ôtée. L'hémoglobine ruissela entre les mains du chevalier et inonda la terre. Les yeux de son adversaire s'immobilisèrent enfin dans un soubresaut et sans une plainte.

C'était terminé.

Le soldat essuya d'abord soigneusement le sang qui tâchait son poignard et se releva. L'hémoglobine poissait ses doigts et il se rappela cette sensation, il se remémora l'inhumanité de la guerre. Avait-il seulement pensé que s'enfermer entre les murs d'un palais y changerait quoi que ce soit ? On ne changeait pas la nature des hommes, personne ne changerait la sienne.

Le ciel s'était chargé de nuages et l'air embaumait une senteur menaçante. Le chevalier n'eut de regards pour personne. Pas pour les villageois terrifiés, pas pour le cadavre qu'il avait façonné juste à ses pieds, pas pour ses frères d'armes qui regretteraient leur impuissance. Le chevalier eut tout juste une œillade pour le roi. Sain et sauf, il paraissait durement ébranlé.

Le soldat ne pouvait que comprendre. Lui-même se savait secoué, réduit à l'image d'une mémoire éparpillée dans laquelle Cassien apercevait un reflet difforme qui ne pouvait être que le sien. Une chose en lui venait de se briser, plus que la blessure qui brûlait son avant-bras.

Une chose ; encore une.

Soudain, l'orage éclata.

Un éclair zébra le ciel, déchira sa voute dans un craquement sinistre. Le détonement figea les êtres dans un sursaut commun. Les gouttes de pluie se mêlèrent à cet accord et s'abattirent, une à une, puis si nombreuses qu'elles gorgèrent la terre. Elles lavèrent toute trace du combat et rincèrent jusqu'à l'hémoglobine de l'assassin assassiné.

Il ne subsisterait de cette première bataille que la discrète blessure de l'âme. 



Un chapitre qui, je l'espère, vous aura convaincu. J'ai adoré l'écrire, tout particulièrement la fin qui me tenait à coeur. Et vous, que pensez-vous ? 

Le prochain chapitre sera moins calme que celui-ci. Une manière de souffler sur le paisible fleuve des états d'âme de Lyssandre. Le traumatisme est à la hauteur de ce qu'il vient de subir, comme vous pouvez l'imaginer. Selon vous, chez quel personnage ira-t-il chercher du réconfort ? Calypso ? Cassien ? Priam ? Ou un nouveau visage dont je garde le secret ? (eh oui, toutes les cartes n'ont pas été posé)

Je vous embrasse !

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