Chapitre 48
[Un dessin en hommage à cette chère Willow, un personnage que j'appréciais tout particulièrement :3]
Tybalt ne s'attarda pas sur le poignard, pas encore. Sa lame aurait pu taillader les tulipes une par une.
Il se rappelait l'avoir fait, lorsque l'ennui peuplait ses journées dans le château. Il avait tailladé les fleurs, les unes après les autres, jusqu'à ce que les jardins gisent, saccagés. La correction d'Elénaure avait été monumentale.
Tybalt glissa ses doigts jusqu'au vase et l'illusion se retira.
Les fleurs avaient fané. Elles gisaient, racornies, desséchées dans leurs vases.
Comment Tybalt avait-il pu se méprendre ? Là où il avait cru voir des tulipes cueillies le matin même s'étalaient les pétales recroquevillés par le temps, misérables.
La laideur de ces fleurs le révulsa.
Il se saisit du poignard après avoir caressé la lame. Forgée avec talent, elle n'avait pas encore été émoussée et elle trancherait la chair comme de la soie. Il la soupesa, glissa à nouveau ses doigts sur le tranchant, contempla son reflet à l'intérieur.
Des cheveux d'un noir de jais qui s'écoulaient sur ses épaules à la manière de deux ailes de corbeaux, un teint d'une pâleur étonnante pour un homme qui n'était pas né noble, des yeux sombres. Il ressemblait à une peinture en noir et blanc, et son regard lui rappela les lacs du château, lorsque la nuit tombait. L'homme qu'il n'avait jamais appelé père s'y était noyé, il pourrait bien y absorber le roi.
— Lâchez ce poignard, Tybalt.
— Vous avez peur.
— Oui.
— Vous avez raison, je n'ai plus rien à y perdre.
— Pas même la vie ?
Tybalt déglutit. Lyssandre tentait de sauver sa peau, rien de plus, mais les mots qu'il l'employait possédaient la précision de ceux de Nausicaa. Le roi n'avait rien de redoutable. Piètre combattant, médiocre stratège, il savait se montrer convaincant.
— Ma vie n'a jamais été mienne.
Il avait passé des nuits entières à épancher l'impuissance et le chagrin. Tybalt était trop intelligent pour ignorer la manipulation de sa mère. Au contraire, il y avait pris part, il avait accepté de se plier aux exigences intarissables d'Elénaure et n'avait jamais vécu pour lui-même.
Si Nausicaa était restée, elle aurait compris que son fiancé avait renoncé. Sa vie lui filait entre les doigts. Elle avait brossé un portrait onirique, celui du duc définitivement libéré du joug de sa mère. Tybalt avait d'abord grandi dans l'ombre d'Elénaure, incapable de lui donner l'amour dont il avait besoin. Elle avait été distante, elle avait confié son éducation à des nourrices, avant de comprendre au sortir de l'enfance, tout le potentiel de cet héritier. Il pouvait la mener jusqu'au trône, si elle se montrait suffisamment habile. Il fallait bien entendu se débarrasser du vieux duc, mais il ne s'agissait que d'une formalité. Tybalt se rappelait du corps flottant à la surface de l'eau, au matin, cette masse informe que les servants ont sorti du lac. Sa robe de chambre ne l'avait pas entraîné par le fond, mais sa peau avait bleui, l'eau glacée s'était infiltrée dans la bouche, dans le nez, et avait gonflé la peau jusqu'à défigurer le vieil homme. Tybalt avait demandé à le voir, non pour constater la mort, mais pour entrevoir son visage.
Ensuite, il avait été comblé de l'attention dont Elénaure le couvrait. Surprise, mais si heureux de la voir si souvent à ses côtés. Il avait fallu un long moment pour qu'il comprenne que cet intérêt ne le concernait pas lui, mais ce qu'il représentait. Une opportunité alléchante, une chance d'accomplir son ambition et d'apaiser la soif de vengeance de sa mère. Tybalt aurait pu refuser tout net, mais son esprit d'adolescent avait déjà associé ce semblant d'amour à sa propre obéissance. Il avait accepté de répondre à ses ordres, de les devancer parfois, et il n'y avait eu qu'une dispute mémorable entre eux. Elénaure, folle de rage de ne pas avoir été obéie, avait vomi au visage de son fils toutes les vérités qu'elle avait tues jusqu'alors. Il avait appris l'hideuse histoire de sa naissance et cet instant écrasa les minuscules rébellions auxquelles l'adolescent avait songé. Il tuerait, si elle le lui ordonnait, ne serait-ce que pour se racheter d'un tort auquel il était pourtant étranger.
Il tuerait si sa mère pouvait poser sur lui, en retour, un regard d'amour.
— Elle peut le devenir, tenta Lyssandre. Ne croyez-vous pas qu'il y a eu suffisamment de morts ? Le sang n'a que trop coulé.
Déraisonnable, il s'accrochait à l'espoir de ramener Tybalt à la raison. Avant d'entrer dans cette pièce, Lyssandre avait craint de ne pas savoir contrôler la haine qu'il vouait à cet homme. L'émotion qu'il lui inspirait équivalait davantage à la pitié. Le roi avait vu trop de sang couler pour lui ces deux mois écoulés. Assez de sang pour une vie entière, sinon plus. Il voulait sauver sa peau, mais aussi celle de Tybalt. Pour Nausicaa et parce qu'il devinait, en cet homme, quelque chose de profondément semblable à sa propre tourmente.
Ils évoluaient tous deux, opposés et identiques. Maudits, damnés. Deux astres pour un seul ciel, ils évoquaient la lune et le soleil.
L'ombre rongeait les traits de Tybalt qui tournait le dos à la grande fenêtre, le soleil du crépuscule baignait ceux de Lyssandre.
Le duc sembla partager cette pensée, car il eut comme un sursaut. Ses sourcils se froncèrent sur une colère vive, mais éphémère, puis la houle du chagrin dissipa la haine.
— Je n'y peux rien, avoua-t-il, tout bas.
Il considéra l'arme au creux de sa main. Le destin la lui avait tendue et il s'en était saisi. Toute sa vie, il avait obéi, il s'était plié aux ordres intimés par sa mère. Il avait cru que ce coup d'éclat constituerait la seule chose lui appartienne vraiment, mais il réalisa s'être fourvoyé. Ce qui le poussait à abattre le roi n'était pas son ambition, mais le souvenir d'Elénaure, encore férocement accroché à sa peau, à son âme. Sa volonté et celle de sa mère se confondaient jusqu'à ce qu'il soit incapable de dissocier l'un de l'autre.
Il n'ajouta rien de plus. Il avait usé les paroles, il ne lui restait plus que les gestes, et cette force invisible qui le poussait en direction de Lyssandre.
La destiné s'impatientait.
La tragédie se tissait, articulait ses pas pour le voir achever le rôle qu'il s'était vu attribué. Il eut la certitude absolue que le choix ne lui était pas laissé et qu'il lui fallait accomplir son geste pour se libérer de cette passion dévorante, mais inconsommée. Cette flamme qui n'avait rien trouvé à brûler l'embrasait, le rongeait, et n'avait laissé qu'une coquille vide à la mort d'Elénaure.
Lyssandre aurait dû comprendre qu'il ne pouvait rien pour lui.
Tybalt approcha jusqu'à couvrir la lueur vacillante du crépuscule, le poignard en captura la lumière. Lyssandre recula d'un pas, puis d'un second. La peur l'embrassa avec une telle violence qu'elle en tétanisa ses membres. Il était la proie désignée, et lui aussi n'y pouvait rien. Il n'était pas encore acculé, il pouvait encore essayer de fuir, encore et encore, d'un bout à l'autre de la pièce vide. Il n'y avait nulle part où aller, Mora surveillait sans doute la seule issue, et Lyssandre se laissa gagner par le souvenir de Willow, d'Hélios, de son père et de sa mère.
La chevalière ne l'aurait pas protégé bien longtemps.
Tybalt enfonça son regard dans celui de Lyssandre à mesure qu'il approcha la pointe de sa lame du cou du roi. Le poignard pénétrerait la peau juste en-dessous du menton, avec une précision digne de l'enseignement militaire suivi par le duc. Les yeux entrouverts, pétrifié par l'effroi de constater que son corps ne lui répondait déjà plus, Lyssandre attendait la meurtrissure du poignard. Tybalt se tenait si proche, qu'il sentait le tremblement de sa main et l'infime hésitation qui le saisit à l'instant où la pointe acérée se pressait contre son cou.
Le duc de Lanceny paraissait presque navré.
La porte s'ouvrit dans un fracas et, avant que Lyssandre ne se retourne, il fut tiré en arrière. Nausicaa apparut, ses cheveux emmêlés sur ses épaules et, surtout, une courte dague au poing. Elle menaçait son fiancé, le visage défait par la portée de son geste.
Le charme se brisa, l'illusion se retira.
Lyssandre était libéré de la lame de Tybalt.
— Vous avez choisi, souffla-t-il, à l'attention de Nausicaa.
La baronne tremblait de ses membres. Même si elle le désirait, même si elle en nourrissait la volonté, elle ne parviendrait pas à aller au bout de son geste. Elle faiblissait et Tybalt ne pouvait pas l'ignorer.
— Oui, et vous le pouvez encore.
Le regard du duc n'avait rien d'accusateur. Le temps se fragmenta autour de sa peine et il laissa retomber son bras le long de son corps. Il adressa à sa fiancée un sourire déchirant et se saisit de sa main pour guider le poignard jusqu'à sa gorge. Il l'invita à donner corps à sa menace, à l'achever.
— Les fleurs ont fané, Nausicaa, qu'attendez-vous ?
La baronne émit une plainte étranglée.
Lyssandre se demanda par quel miracle elle était parvenue à se défaire de Mora. Les bras de Nausicaa étaient toujours lacérés de griffures, mais elle ne semblait pas être dans un plus piteux état.
— Pardonnez-moi...
Tybalt effleura de sa main libre le visage de Nausicaa. Ses pommettes, sa mâchoire, une caresse aérienne et pudique. Elle était un trésor entre ses doigts et il n'avait rien de plus précieux. La vengeance qui l'avait mené jusqu'ici se dissipa et il n'eut bientôt yeux que pour elle. Sa promise lui résistait toujours et la lame, posée contre sa gorge, n'avait fait couler qu'un filet de sang.
Tybalt eut comme un sourire. Une esquisse seulement. Ses yeux sombres trahissaient sa déception, immense et cruelle, sa peine, cette cruauté qu'il infligeait, aux autres autant qu'à lui-même. Une émotion le captura, aveuglante.
Il était temps de quitter la scène.
Il relâcha la main de Nausicaa et lui adressa un regard d'excuses. Il embrassa sa paume et recula d'un pas chancelant. Lyssandre devina ce qu'il s'apprêtait à commettre, mais ne fut pas assez vif pour l'en empêcher. Tybalt articula, les traits figés par le voile d'un chagrin pitoyable :
— J'aurais préféré mourir de votre main.
Nausicaa ouvrit la bouche comme pour l'implorer à nouveau.
Trop tard.
Tybalt de Lanceny se plongea son propre poignard dans le ventre.
Un chapitre encore difficile. La mort du duc de Lanceny a été pénible, je vous assure. Tybalt est un personnage que j'affectionne, au fond, énormément. Ce genre de coupable innocent, de victime collatérale si je peux l'exprimer ainsi, me plaît toujours. J'espère que ces deux parties vous ont permis de mieux le comprendre :3
Oh, et je m'excuse pour le retard de publication. Le message publié sur mon compte n'a visiblement atteint personne, ou presque. J'ai profité de quelques jours de vacances chez ma maman, mais me voilà de retour !
Je vous embrasse <3
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