Chapitre 47
[Un dessin réalisé en peu de temps. Nausicaa dans un style moderne qui lui va, selon moi, à ravir.]
Phortlys était un château à la hauteur de la richesse des Lanceny. Quiconque douterait de leur importance, de leur prédominance au sein de la Cour ou de l'échiquier politique de Loajess n'avait qu'à y mettre les pieds pour en avoir le cœur net. L'ancien duc avait siégé en son temps aux côtés de Soann, puis avait pris sa retraite et c'était contenté de quelques apparitions publiques, toujours couronnées de compliments.
Le château était bordé par une succession de lacs artificiels et par de somptueux jardins. Ces vastes étendues d'eau que feu le duc avait tant porté dans son cœur lui avait coûté la vie, quant aux fleurs des jardins qui embaumaient l'air, elles paraissaient prendre un sens tout particulier au contact de Tybalt.
Lyssandre et Nausicaa avaient quitté Phortel en empruntant des passages étroits et souterrains. La baronne avait eu vent de leur existence, mais elle avait pensé à des rumeurs sans consistance. On racontait que les riches familles de l'Est, plus que les autres, savaient faire preuve de prudence et qu'elles avaient fait construire des passages secrets durant ce que l'on nommait la Révolution des Lys. Il s'agissait d'une tentative de révolution populaire manquée survenue aux alentours des années 260. Si l'insurrection avait été réprimée dans le sang, certaines régions de Loajess avaient été durement touchées. L'Est, en particulier, avait failli tomber entre les mains des révolutionnaires. Si ces conduits humides effectivement de cette période, Nausicaa avait toutes les raisons de penser que les Lanceny n'en étaient pas à leur premier coup d'essai. Les souterrains les menèrent à l'extérieur de Phortel, à quelques centaines de mètres du château, dans une modeste demeure de gardiens du domaine.
Mora étouffait mal son triomphe lorsqu'ils parvinrent au pied de la bâtisse. Une architecture bien plus sobre que celle du palais royal, car il n'était pas question, même au temps de sa construction, de faire de l'ombre au prestige des régnants. La verdure qui grimpait le long des colonnades et qui envahissait les parterres conférait au château une essence bucolique. Ici, le grandiose côtoyait la simplicité relative des fleurs les plus nobles. Lorsqu'ils pénétrèrent à l'intérieur, Lyssandre nuança encore son jugement. Il y avait une grandeur évocatrice dans ces grandes pièces éclairées, loin de l'obscurité de la demeure de Phortel. Comme si, de tout temps, les Lanceny avait voulu concurrencer la légitimité du roi, en toute discrétion. Enfin, entre les escaliers imposants et entre les fresques d'un temps oublié, Lyssandre s'appesantit sur l'ambiance curieuse qui figeait ce décor dans une immobilité séculaire. Ce château n'était pas une épave, mais il était empreint du poids des siècles, d'une lourde hérédité, et surtout, il était gorgé d'une sourde mélancolie.
Celle-ci n'appartenait pas à Elénaure, le roi en était certain, elle préférait vivre pour honorer ses ambitions plutôt que de vivre à travers le voile du temps.
Avant même que Mora leur ouvre la porte de la pièce maîtresse, Lyssandre sut que cet héritage-là appartenait à Tybalt.
— Il vous attend.
Aucune ambiguïté au sujet de la personne. Nausicaa avait frissonné, heurtée par un courant d'air.
Le garde au visage insondable ouvrit la porte et ils s'invitèrent dans l'embrasure. Sous leurs yeux s'ouvrirent une pièce moins lumineuse, presque sombre. Elle paraissait vidée de son contenu, comme si le récent propriétaire des lieux avait choisi d'expédier tous ses meubles loin de lui. Outre les détails raffinés des colonnes et des murs, la seule identité de la pièce résidait en son seul occupant. Installé très droit sur un imposant fauteuil pourpre, Tybalt les attendait.
— Roi de Loajess, c'est un honneur.
Lyssandre eut toutes les peines du monde à reprendre son souffle.
— Honneur partagé, duc, même si j'aurais préféré une entrevue plus conventionnelle.
— Vous avouerez que venir en secret en ma demeure personnelle n'est pas précisément ce que l'on pourrait appeler une visite courtoise.
Bien sûr, Tybalt avait deviné. L'espace d'un instant, Lyssandre projeta ses soupçons sur Nausicaa, mais se ravisa. Elle n'avait pas pu le trahir. La baronne, le visage blanc comme un linge, paraissait encore plus défaite que lui. Rien ne se déroulait comme elle l'avait souhaité. Rien.
Lyssandre avait conscience du jeu dans lequel Tybalt essayait de l'entraîner. Il souhaitait une joute verbale, un duel aux sommets, digne des propos échangés par Mora et Nausicaa un peu plus tôt. Le roi ne le lui accorderait pas.
— Pourquoi cette mise en scène, Tybalt ? Vous vouliez un tour de force, me prouver que vous valiez mieux que moi, m'humilier, peut-être ?
— Je voulais me divertir.
Jouer quelque chose de neuf.
Tybalt était ce comédien fatigué qui, une fois arrivé au terme de la pièce, une fois avoir incarné son rôle, attendait qu'un autre prenne le relais. En vain.
Tybalt savait surtout que la pièce n'était pas encore achevée et qu'il lui restait un acte à accomplir. Il était cette farce ennuyeuse du destin qui ressurgissait et qui emporterait avec elle le brave héros. Ainsi le voulaient les règles de la tragédie.
— Que voulez-vous, Tybalt ?
La fin, heureuse ou non, juste la fin.
— Votre fin. Je l'ai méritée, n'est-ce pas ? Vous avez laissé mourir ma sœur, vous avez tué ma mère.
— Elle a tué ma sœur de sa main !
— C'est vrai. Vous venez donc par vengeance, Sire. C'est indigne d'un roi.
— Je viens essayer de vous ramener à la raison. Vous avez provoqué la mort de centaines de soldats à Arkal et au palais, vous paierez pour vos crimes, mais si vous coopérez, alors je plaiderai en votre faveur auprès de la cour exceptionnelle lors de votre procès.
Les lèvres de Tybalt s'hérissèrent d'un rictus. Il ne s'était pas retourné, il n'avait pas même jeté un œil derrière son épaule. Il contemplait le crépuscule à l'agonie.
Parce qu'il aurait droit à un procès ? Il avait beau être une personnalité éminente du Royaume, les traîtres n'avaient droit à aucune faveur.
— Savez-vous où se trouve l'ancien chevalier de mon père, Alzar ?
— Non.
— Il a tué votre mère, Tybalt, alors je vous suggère de mieux réfléchir ! tonna Lyssandre.
— Je ne sais pas.
La voix du duc se résuma à un mince filet. Il s'essoufflait, incapable de se confronter à l'hideuse vérité.
— Vous êtes seul, Tybalt. Le complot a été défait, vous ne pouvez compter sur aucun de ces nobles pour appuyer votre folie.
— Vous n'êtes pas le roi que Loajess attendait, Lyssandre. Il y aura toujours des hommes pour se dresser sur votre route.
— Comme il y aura toujours des femmes pour déjouer leurs sombres desseins, rétorqua Nausicaa.
Elle avait conservé le silence jusqu'ici et sa voix limpide paralysa la pièce. Tybalt s'était immobilisé sur son siège et son regard se pétrifia sur cet extérieur fade et sans goût. Lentement, il se releva. Lentement, il darda un regard confus sur sa fiancée.
— V-Vous...
— Je vous remercie pour la tulipe que vous m'aviez adressée, déclara Nausicaa, d'une voix trop chargée d'émotions pour donner le change.
— Mora, dit Tybalt, d'une voix blanche, je vous avais demandé de ne faire entrer que le roi !
— J'ai pensé que la présence de votre douce fiancée vous réconforterait, mais de toute évidence, elle a choisi de quel côté elle souhaitait se ranger.
Mora était ce témoin passif redoutable. Nausicaa lui jeta un regard aigu et sut comment cette femme avait pu survivre aussi longtemps dans l'ombre des Lanceny. Elle était une aussi redoutable manipulatrice que l'avait été Elénaure. Ses cheveux tissés de fils blancs trahissaient son âge, sa silhouette frêle la rendait presque inoffensive. Elle était dotée d'une prestance peu commune et, sans elle, Mora aurait presque pu sembler quelconque.
Tybalt frémit, soudain acculé. La trahison était impensable, mais qu'avait-il imaginé ? Pouvoir tuer le roi et ensuite épouser la baronne en embrassant, d'un même geste, le trône de Loajess ? Ou se savait-il condamné au point de désirer au moins emporter avec lui son rival ?
— Je n'aurais jamais pensé que vous puissiez un jour poser à nouveau sur moi un tel regard, souffla-t-il, la gorge nouée.
— Je vous en prie, Tybalt. Acceptez l'offre de Lyssandre, rendez-vous, et je plaiderai en votre faveur. Je dirais que vous... que vous étiez fou de douleur, que vous... Nous supplierons les jurés de se montrer cléments.
Nausicaa tenta d'approcher son fiancé, mais elle ne put esquisser qu'un pas. Mora agrippa sa taille d'un bras et la ceintura avec une force étonnante.
— Lâchez-moi, vieille pie !
Les deux femmes se débattirent un bref instant. Les ongles de la vieille femme griffèrent les bras de Nausicaa tandis que celle-ci ruait et assénait des coups de coude dans le ventre de Mora. Lorsque la baronne parvint à se défaire de son emprise, les bras lacérés et sanguinolents, Tybalt recula d'un pas. Il connaissait l'emprise de cette femme. Qu'il ne les considère pas toutes comme des répliques de sa mère et qu'il sache identifier un amour tel que celui que Nausicaa avait à lui offrir. Si elle approchait, s'il la contemplait trop longtemps, il se savait assez faible pour lui céder.
Il ne se l'autorisait pas.
Glacée, Nausicaa s'immobilisa. Il y avait, dans les yeux de son promis, une douleur qui la gelait jusqu'aux os. Elle voulait le sauver, elle était persuadée qu'elle le pouvait encore.
Tybalt déglutit. Il serait donc, aux yeux de tous, ce désœuvré. Nausicaa ne l'avait pas évoqué de vive voix, mais elle entendait bien miser sur les vils complots de sa mère dont son héritier ne serait que la victime. L'estomac de celui-ci se tordit. Même pour celle qui était destinée à l'épouser, quelle vie lui promettait-il ? Où qu'elle ira, elle sera la proie des railleries, du mépris de cette noblesse conservatrice et si prompte au jugement. L'avenir apparaissait et aucune de ses possibilités n'était convaincante.
— Je vous en prie... répéta Nausicaa.
— Vous n'êtes pas votre mère, Tybalt, intervint Lyssandre. Vous avez obéi à ses ordres, mais si je ne vous porte pas dans mon cœur, je suis assez lucide pour savoir que vous n'êtes pas comme cette femme. Cette vengeance l'a tuée et elle vous tuera, vous aussi.
— N'évoquez pas ma mère comme si vous la connaissiez ! gronda le duc.
— Elle m'a racontée avant de mourir. Je sais quelle vie elle a menée, je sais quels crimes elle a pu commettre.
— Vous me considériez déjà comme un intru au château, désormais, vous avez les raisons de le faire. L'enfant d'une putain, c'est ce que la Cour clamerait si elle savait.
— Je ne suis pas la Cour, pas plus que vous êtes votre mère.
— Je suis son fils, l'irréparable erreur, l'engeance du viol.
Nausicaa savait-elle ? Tybalt l'avait sans doute évoqué, avec la pudeur de celui qui ne se remettrait jamais de cette blessure. Sa vie s'était forgée autour de cette connaissance et de son désir de se racheter. Il voulait que sa mère le voie comme un fils, non comme l'enfant de la violence. Il voulait réparer une erreur qu'il n'avait jamais commise et sa génitrice s'était éteinte avant qu'il ait pu accomplir sa volonté. Elle était morte insatisfaite et Tybalt n'était pas dupe. Il n'avait jamais su remplir ses exigences, mais désormais qu'elle avait succombé à sa vengeance, il savait que rien ne le comblerait. Aucune saveur au monde, aucun parfum. Le met le plus exquis ne pourrait rassasier sa faim, il pourrait boire jusqu'à éclater, il aurait toujours soif.
Il était insatisfait.
Il ne sentait plus l'odeur des fleurs et seule Nausicaa pouvait encore le perdre, encore le sauver.
Cette pensée pesa dans le ventre de Tybalt. Il ploya et se retourna pour échapper aux œillades insistantes de Nausicaa.
— Vous êtes plus que cela, l'entendit-il avancer.
— Mais je ne suis pas celui que vous pensez. Personne ne l'est. Regardez votre cher roi, il préfère la compagnie des hommes à celle des douces créatures qui peuplent la Cour.
Nausicaa grimaça. D'abord lorsque Tybalt évoqua les courtisanes, qu'elle-même qualifiait plus volontiers de dindes ou, en termes moins animaliers, d'hypocrites. Elle se décomposa ensuite en comprenant l'allusion de son fiancé.
— Ne niez pas, Lyssandre, la compagnie du chevalier vous semblait trop agréable. Dire que je vous ai considéré comme un rival, que je craignais que vous me dérobiez ma fiancée.
Prise de court, Nausicaa ne pensa même pas à protester. On dérobait un objet, mais pas une personne. Son regard quitta la silhouette de son fiancé pour se poser sur Lyssandre. Les narines du roi frémissaient autour un souffle erratique. La peur et la rage qu'elle lut successivement dans les yeux de son ami balayèrent le doute. Sous le choc d'une révélation qui pourrait remettre en question la légitimité du roi, Nausicaa se tut.
— Je ne compte pas utiliser une telle déviance contre vous, Lyssandre, mais puisque mes secrets ont été révélées, il fallait que je mette le vôtre au jour.
— Vous êtes un... un...
— Oui, sans doute.
Il se retourna pour planter son regard dans celui de Mora. Toujours alerte, les lèvres pincées de dégoût, la vieille femme soutint les yeux sombres du duc.
— Emmenez Nausicaa, Mora.
— Non ! rugit l'intéressée. Il n'en est pas question ! Je refuse que vous vous entretuiez ! Non, mais où vous croyez-vous ? On ne règle pas ses différends de la sorte ? Ces temps-là sont révolus !
Nausicaa eut beau tempêté, ses forces déclinaient. Tybalt ne cèderait pas, pas cette fois, et au moment où la porte se referma sur elle, il lui tourna à nouveau le dos. Un frisson le parcourut tout entier et il dut se tenir au dossier de son fauteuil pour ne pas basculer.
Un vertige, comme l'impression qu'on lui arrachait une part de lui-même.
Un dernier fragment d'espoir, un dernier lambeau d'humanité.
— Vous ne voulez pas qu'elle ait à voir ce que vous vous apprêtez à commettre, comprit Lyssandre. Vous ne voulez pas qu'elle porte sur vous un regard changé.
Lorsque Tybalt se retourna pour épingler le roi d'une œillade douloureuse, celui-ci n'eut plus le moindre doute. Sur la petite table trônait un long poignard.
Ce n'était pas un jeu, mais un coup d'éclat.
Le dernier, quoi qu'il advienne.
L'auteure a décidé de se retrancher loin, très loin, afin de survivre aux potentiels protestataires. Ainsi, elle lira vos réactions loin des fourches et des quelconque menaces de mort.
Je vous embrasse (très) fort, ne m'en voulez pas trop :3
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