Chapitre 46

[Et ce cher Cassien enfin achevé, malheureusement absent de ce chapitre !]


Mora de Lanceny dégageait une essence étrange, paradoxale.

Elle paraissait jubiler. Le roi était tombé dans son piège grossier et elle l'avait désormais à sa merci.

Elle exaltait le mépris, le dégoût, comme si elle s'apprêtait à cracher au visage de cet homme toute la répulsion qu'il lui inspirait.

Une profonde tristesse lui collait à la peau, adhérait à son profil d'une finesse remarquable et soulignait sa grâce distinguée.

Enfin, il y avait en elle une dangerosité proche de celle d'Elénaure. Elle était une menace qu'il valait mieux ne pas prendre à la légère.

— La sœur du défunt duc, répéta Lyssandre, d'une voix blanche.

— Elle-même ! Vous ignoriez probablement jusqu'à mon existence. Personne ne se préoccupe de la sœur d'un homme éminent comme l'était mon frère. Personne n'irait jusqu'à... soupçonner une sœur, une femme.

— Vous n'êtes que la sœur illégitime, nuança Nausicaa, votre naissance a été légitimée qu'à la mort de votre père. Une sorte de repentir en la mémoire de votre mère. Qui était-elle ? Une gouvernante ? Une servante ?

Mora blêmit. L'affront cingla son visage. Ainsi, elle n'hésita pas une seule seconde à gifler durement l'imprudente. Le visage de Nausicaa accusa la violence du coup et elle porta à sa joue meurtrie ses doigts tremblants. Elle n'avait plus été giflée depuis que sa propre gouvernante avait perdu la vie.

— Petite insolente ! Vous mériteriez une bonne correction ! Si votre mère avait été gouvernante, peut-être vous aurait-elle inculqué une éducation un peu moins épouvantable ! Vous, les nobles, oubliez trop vite ce que vous devez aux gens comme ma mère. Vous n'êtes qu'une provocatrice, une pauvre petite sotte sans cervelle, préférez donc jouer les belles pour arracher le cœur des jouvenceaux, cela vous sied tellement mieux !

— Venant d'une femme qui s'est tenue dans l'ombre de la duchesse en tremblant de peur, j'ignore si je dois me sentir offensée. Je vous laisse les mots d'esprit, puisque vous êtes si prompte au jugement, madame de Lanceny, mais me rappelez ma place alors que vous n'avez jamais su dépasser la vôtre est bien ironique.

— Nous ne naissons pas tous avec les mêmes chances. Vous êtes une opportuniste, alors sachez donc que votre promis n'est pas de noble naissance. Il est le fils de la violence et non celui de l'amour !

— Je me moque de la lignée dont Tybalt est issue ou non. Je n'ai pas l'intention de l'utiliser aux fins d'une vengeance quelconque.

Lorsque Lyssandre ouvrit la bouche pour intervenir, il eut le sentiment qu'il s'apprêtait à interrompre l'une de ces disputes monumentales qui animaient la Cour. Il était question du badinage amoureux de l'une, du mimétisme de l'autre au sujet de la mode changeante du palais, ou encore des propos dégradants d'un seigneur tenu à l'égard d'un autre. Ici, les combats s'entrelaçaient. La vieille noblesse et le sang neuf qu'incarnait les nombreux puissants, aussi riches que les autres, les enfants illégitimes et les enfants nés sous une bonne étoile, une génération vigoureuse, pleine d'entrain et d'énergie, et la morale des générations précédentes, endurcies par les malheurs, par les expériences qui faisaient défauts aux jeunes âmes. Les deux femmes, sans se connaître outre mesure, étaient déjà irréconciliables.

Nausicaa, le choc de la gifle passé, paraissait prête à détruire le chignon impeccable et raffiné de la vieille femme. Cette dernière toisait la courtisane avec dédain et paraissait avoir oublié la proximité du roi. Qu'avait fait la jeune femme pour lui inspirer un tel mépris ? Son lien balbutiant avec les Lanceny paraissait être une bien maigre explication. La réputation que certains murmuraient dans le sillage de Nausicaa la disait opportuniste, la décriait comme une femme ivre de pouvoir, de reconnaissance, de gloire.

— C'est sa vengeance que je sers, non la mienne.

Nausicaa se fit violence. Elle savait qu'un tel débat pouvait s'éterniser durant des heures et qu'elle-même pouvait se montrer trop emporter, intarissable. Elle se contenta de pincer les lèvres et d'offrir à Mora son regard le plus glacial.

— Manifestement, Tybalt n'est pas ici, déclara Lyssandre, qui craignait de voir la discussion dégénérer à nouveau. Où est-il ?

— Ne brûlons pas les étapes, Sire, je vous prie. Si vous souhaitez que je vous mène au duc, il va falloir me donner une certaine monnaie d'échange.

Lyssandre sourcilla. Tomber dans ce piège absurde ne suffisait donc pas aux yeux de Mora ? Il fallait les humilier davantage ? Il réfléchissait à toute allure et forcé était de constater qu'ils avaient foncé tête baissée dans la demeure de Tybalt.

— Aucun de ces molosses ne doit quitter Phortel. Vous viendrez les chercher à votre retour.

— Si nous survivons, rétorqua Nausicaa.

La femme lui adressa un sourire éclatant. Le premier qu'elle présenta et il leur fit froid dans le dos. Elle n'entendait pas qu'il y ait le moindre survivant.

— Je crains ne pas avoir réussi à convaincre le duc de la nécessité de votre mort, se chagrina Mora.

— Vous le manipulez !

— Il vous aime, n'est-ce donc pas une forme de manipulation ? Les hommes ont trop souvent tendance à l'oublier, à le sous-estimer.

Nausicaa se garda de souligner que la gent masculine les sous-estimait bien souvent.

La belle-sœur d'Elénaure révélait un jeu impitoyable et un esprit aiguisé. Elle avait vécu comme Priam, à demi, durant de longues années, jusqu'à ce que la mort de son père la délivre. Alors, elle avait été la sœur de l'influent héritier, uniquement sa sœur, et la plupart ricanait encore au sujet de sa naissance douteuse. Puis, ils l'avaient oubliée, aussi simplement que cela. Tout ce temps, elle avait continué à nourrir un ressentiment à l'égard des puissants, de tous ceux qui étaient nés heureux.

Nausicaa avait eu écho de son existence lors de ses séjours à Phortel. Elle avait vu une femme élégante, mais effacée, silencieuse. Elle avait pris ce silence pour de la discrétion, ce n'était en fait qu'une observation réalisée sans une parole. Elle préparait un coup d'éclat par l'intermédiaire d'un autre, sûrement Elénaure, puis enfin son fils. Nausicaa elle-même avait commis l'erreur de la sous-estimer.

— Je ne me séparerai pas de ces soldats.

— C'est... problématique, décréta Mora, d'une voix traînante.

— Vous voudriez me livrer désarmé à un homme qui souhaiterait me voir mort ? Autant me mettre à mort ici-même ! J'ai été trompé par votre piège, mais cela ne fait pas de moi un idiot, ni même un suicidaire !

Un sourire doucereux plissa les lèvres de Mora. L'espace d'un instant, un malaise gagna Lyssandre. Idiot, il ne l'était pas, mais suicidaire ? Son talent pour se jeter dans la gueule du loup laissait suggérer l'inverse.

— Je ne veux pas de vengeance, je ne veux pas de mise à mort. Je ne veux pas non plus mener Tybalt à la mort.

— Vous savez ce que l'on dit, Sire. On n'obtient pas toujours ce que l'on veut. Tout roi que vous êtes, vous vous pliez aussi aux lois de ce monde.

Lyssandre avait refusé son offre, il avait balayé d'un geste de la main la proposition la plus aimable qu'elle puisse émettre.

Mora souleva l'ourlet de sa robe de quelques centimètres. Ses bottines d'un bleu presque noir apparurent et elle claqua le talon contre le parquet. Immédiatement, une porte discrète derrière elle s'ouvrit sur une nuée d'hommes de main. Le défilé semblait sans fin et Lyssandre ploya sous leur nombre. Les hommes de la garde, aussi féroces soient-ils, ne pouvaient rivaliser et au sourire en coin que la femme affichait, elle en avait parfaitement conscience. Ils cernèrent les soldats de Lyssandre, mais ne s'en approchèrent pas. Ils se contentèrent de les menacer de leurs armes, des poignards à lame incurvée, spécialités de l'Est du Royaume. Gardes du roi et gardes du duc, les deux s'observaient en chiens de faïence.

Mora avança d'un pas, parfaitement à son aise :

— Une chose que ma mère m'a apprise et que vous auriez dû savoir, chère baronne, cher roi. On ne prête jamais suffisamment attention aux domestiques et encore moins aux boyaux qu'ils empruntent pour servir discrètement leurs seigneurs.

Ce n'était pas seulement un piège qui refermait ses abords sur le roi, sa garde et Nausicaa. Il s'agissait d'une embuscade.

— Maintenant, je vous laisse à nouveau le choix. Vous pouvez laisser mes hommes emporter les vôtres, avec la promesse qu'aucun mal ne leur sera fait. Vous pouvez aussi leur ordonner de se battre, mais votre âme que l'on dit si pur se tâchera de quelques litres de sang supplémentaires. Le choix vous appartient.

— Ce n'est pas un choix, grinça Nausicaa, d'une voix âpre.

— Il n'y a guère de choix, jamais, renchérit Lyssandre.

Pourtant, et malgré cette parole lâchée sur le ton de la lassitude, il fit signe à ses soldats de ne pas rappliquer. Suffisamment de sang avait déjà coulé et, quoi qu'il fasse, même s'il se débattait, Mora finirait par le mener à Tybalt. Mort ou vif.

Peu à peu, la pièce fut purgée de ses habitants. Aux échanges parfois brutaux entre les gardes qui refusaient d'être empoignés par les autres succédèrent un silence méfiant. Nausicaa continuait d'espérer trouver une solution auprès de Tybalt, persuadée qu'il serait plus aisé de traiter avec lui qu'avec cette femme dont elle ignorait trop de choses.

— J'ai été surprise, admit Mora, en s'adressant à la jeune baronne. Vous avez compris plus vite que je ne l'aurais imaginé. Comment avez-vous su que cette mise en scène était un piège ?

Nausicaa se mordit la lèvre inférieure pour lutter contre la provocation qui lui vint à l'esprit. L'instant ne s'y prêtait pas et narguer une femme manifestement dangereuse relevait de la stupidité. Elle se contenta de présenter la fleur prisonnière de sa paume. La tulipe blanche était froissée entre ses doigts.

— La tulipe blanche pousse dans les jardins du château.

— Quelle délicate attention de la part de votre fiancé, souffla Mora.

— Menez-nous à lui, maintenant.

— Nous y venons, mais au risque de vous décevoir, c'est le roi que Tybalt désire ardemment rencontrer. Je n'ai pas souvenir qu'il ait évoqué votre nom.

Nausicaa tressaillit et offrit à Mora une part de ses doutes. Une part subtile.

— Nous vous suivons, trancha Lyssandre.

La Lanceny acquiesça. Elle s'était débarrassée de tous les gêneurs, elle pouvait emporter le roi et son amie vers la dernière étape de leur périple. Un de ses gardes lui emboîta le pas et la devança même lorsqu'il s'introduisit dans les conduits étroits de la demeure de Tybalt. Elle laissa ses invités pénétrer à l'intérieur, non sans se délecter du frisson d'horreur de Nausicaa, et referma derrière la porte.

Ce n'était guère le roi qui la suivait, mais elle qui lui permettait de le faire.

Dans la pénombre de ces passages restés secrets, sans doute bien peu empruntés, même par les servants, l'espoir s'étiolait. Il n'en restait qu'une lueur vague à laquelle Lyssandre s'accrochait furieusement. Mora pourrait bien provoquer leur chute et entendait bien servir sa propre vengeance.

L'obscurité qui les aspira les emmura dans le silence.

Si Nausicaa n'avait pas tenu entre ses doigts la promesse de Tybalt, la fleur désormais abîmée, elle aurait pu croire leur sort irrémédiablement scellé.

***

Le soleil couchant nimbait d'un rouge sanglant les terres des Lanceny. Depuis Phortlys, depuis le château de sa mère, Tybalt en contemplait l'horizon. Au loin, il devinait la mer, l'immensité de l'eau qui se mélangeait au ciel offrait un spectacle à couper le souffle.

Affaissé sur son fauteuil, le duc apparaissait vieilli de plusieurs décennies. Il n'avait pas pris une ride, pourtant, mais l'âme avait depuis bien longtemps devancé le corps en termes d'années.

Tybalt était doté de l'âme d'un vieillard, il en était de plus en plus certain.

Il aurait dû trépigner d'impatience, user le parquet d'une énergie inépuisable et tempêter sur ses valets afin de faire passer le temps. Rien ne lui faisait envie, pas même cette dernière option, de loin la plus alléchante. L'alcool que Tybalt porta à ses lèvres n'avait aucun goût sur sa langue.

Il passa une main sur son visage.

Il était si las, si fatigué. Ces dernières heures, cet épuisement chronique l'avait rattrapé et il ne parvenait plus à s'échapper à son joug. Lorsque Lyssandre se présenterait à lui, le duc se laisserait emporter par la colère, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Pour l'heure, il ressemblait à un souverain au crépuscule de ses jours, qui poserait sur son règne un regard sage, appréciateur.

À la différence que le regard de Tybalt n'avait rien d'appréciateur. Il était juste fatigué, juste rincé par les tourments, rongé par l'insatisfaction.

Elénaure était morte, Romie aussi. Il n'avait su contenter sa mère, il l'avait perdue après sa sœur. Remplir les exigences de sa génitrice aurait peut-être permis à Tybalt d'apaiser le vide qu'il côtoyait ; le sien. Il avait une dette envers celle qui lui avait donné la vie et il ressentait le besoin de s'excuser, en permanence, de se faire pardonner d'avoir osé venir au monde. Lui, l'enfant de la violence.

L'engeance du viol.

Tybalt déglutit. Il avait beau rire de Lyssandre, lui avait été le fruit de l'amour. Au fond, peut-être le jalousait-il pour cela, pour tout ce dont il jouissait et dont le duc avait été privé.

Sur la petite table qui bordait son siège trônait un grand vase. Il y avait fait rassembler dix, peut-être vingt tulipes. Encore bien blanches, elles étaient exquises.

Il les caressa du bout des doigts. Il en retraça le dessin, s'enivra de leur beauté propre et de ce qu'elle représentait. Il n'abîma aucun pétale, mais imagina un sang pur gorger la fleur comme de l'eau. Cette pensée lui arracha un frisson à mi-chemin entre la délectation et le dégoût.

Derrière lui, alors qu'il oscillait entre la fleur et le crépuscule mourant, la porte émit un grincement sinistre. Il se redressa lentement. Son regard se fixa, le devoir envahit son esprit et la fatigue le délaissa. Inspiré par une impulsion solennelle, il accueillit ses invités :

— Roi de Loajess, c'est un honneur. 


J'imagine que ceux qui imaginaient les pires scénarios de fin à Longue vie au roi trouvent matière à s'inquiéter. Je vous rassure ? C'est complètement compréhensible !

Je souhaitais m'excuser, j'ai eu un week-end très chargé et je n'ai pas trouvé le temps de poster avant début de cette semaine. J'espère que le contenu et la longueur de ce chapitre auront su limiter ma faute (ou pas, justement) :p

Je vous embrasse ~

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