Chapitre 39
La grande porte du palais céda aux alentours de midi.
Les rugissements des soldats ennemis s'élevèrent alors de l'intérieur même de l'enceinte sacrée.
Lyssandre avait rejoint la tour au terme de son discours et, à la rigidité du bras de Cassien qui l'avait entraîné à l'abri, il avait deviné sa tension. Peut-être même sa peur. Ils avaient descendu les escaliers, croisés la route d'Alzar qui se tenait très droit, très immobile lui aussi. Il s'était incliné avant d'admettre :
— C'était un beau discours, Sire.
— Il aurait été beau si l'ennemi ne m'aurait pas forcé à le prononcer.
— Au contraire, Majesté, il l'est justement parce que l'ennemi est à nos portes.
Lyssandre avait serré les dents et Cassien refermé sur son bras sa main comme pour l'aliéner. Les félicitations des autres soldats s'étaient tues et le roi les avait balayés d'une seule parole :
— Il n'y a rien d'estimable ou de somptueux dans une guerre, pas d'honneur à conquérir et encore moins d'acte à relever. La guerre éveille les pires instincts de l'être humain. Mon discours comme mon geste étaient peut-être héroïques, mais je n'en tire aucun honneur. Ici comme à Arkal, je ne vois qu'une épouvantable laideur !
Cassien l'avait tiré dans son sillage, comme s'il avait craint qu'Alzar lui fasse ravaler son impertinence. L'actuel ministre de la guerre s'était en effet décomposé, le visage tordu par le choc ou par la rage. Lyssandre aurait dû le comprendre, mais cet homme avait façonné sa carrière sur la guerre, il était de ceux qui portaient à ce conflit centenaire une haute valeur sentimentale. Comme une vieille amie qu'on était heureux d'embrasser.
Le chevalier avait entraîné Lyssandre au pied de la tour, à l'endroit où il avait fait demi-tour quelques minutes plus tôt. Cassien avait planté ses pieds dans le sol, une marche plus bas, physiquement dominé par celui qui aurait pu lui demander sa vie en offrande. Il n'était pas sûr qu'il aurait pu le lui refuser.
— Vous devriez garder vos pulsions suicidaires pour plus tard, avait-il lâché, du bout des lèvres.
Lyssandre avait gratifié Cassien de son regard le plus courroucé.
— Je n'attendais aucune félicitation de votre part, chevalier, mais sachez que vous me blessez.
— Je ne vois aucune raison de saluer la... stupidité. Vous auriez pu mourir ? La guerre n'est pas un jeu d'enfants ! Votre vie est précieuse !
— La vôtre l'est tout autant.
— Ne...
— Laissez-moi au moins me montrer digne de ce titre. Cela, vous ne pouvez pas me l'enlever.
— Tenez-vous à ce point à finir comme votre frère ?
Lyssandre l'avait giflé d'un revers de la main. Pas suffisamment fort pour le blesser, juste assez pour esquinter l'orgueil de cet homme et lui faire regretter ses paroles. Cassien avait essuyé bien pire et sa large stature n'avait pas accusé le moindre recul.
— Je pensais que vous aviez compris le propre de cette guerre. Il semblerait que je me sois fourvoyé.
— Vous semblez quémander les occasions d'héroïsme, chevalier, laissez un peu de cette gloire à d'autres.
— Qui voudrait de cette gloire souillée ? Si vous êtes de ces hommes, alors je crois que moi aussi, je ne vous reconnais plus.
Des coups bas, une volonté d'atteindre les points faibles de l'autre. Lyssandre s'était découvert féroce, mais illogique. Tous deux défendaient le même idéal, mais revenaient sur leurs positions, les arrangeaient en fonction de leurs humeurs.
Lyssandre avait présenté le coup de grâce :
— Vous n'êtes peut-être pas le seul à avoir perdu une part de vous quelque part. Le Lyssandre que vous avez connu n'est peut-être pas plus vivant que l'est mon vieil ami. Lui aurait compris.
Cassien avait brûlé de lui signifier que non, l'adolescent d'autrefois n'aurait pas approuvé. Lyssandre s'acharnait seulement à idéaliser celui qu'il avait perdu. Le roi, quant à lui, avait failli laisser éclater l'une de ses plus grandes blessures. L'une de ses plus grandes peurs. Celle de subir, lui aussi, la malédiction qui écrasait sa famille et qui ne l'épargnerait pas.
Soudain, avant que Cassien n'ait pu répliquer, un grand fracas ébranla le château. Le bruit monstrueux figea ses habitants probablement jusqu'à ses fondations dans lesquelles ils se terraient. Le chevalier l'avait compris, mais il se garda bien de le formuler à haute voix. La porte du palais venait de céder et son entrée désormais béante vomissait une nuée d'ennemis.
C'était le commencement, ou peut-être encore la fin.
Au cœur d'une telle bataille, alors que son sang pulsait dans ses veines et lui inspirait un comportement qu'il répugnait, Cassien ne distinguait plus bien l'un ou l'autre.
Cette lourde détonation marquait le début des combats, mais également la fin de quelque chose.
Lyssandre extirpa maladroitement son épée de son fourreau et l'éleva à hauteur de son visage. Cassien plaqua son dos contre la surface intérieure de l'escalier, cette épaisse colonne qui s'élevait jusqu'au sommet et sur laquelle s'enroulaient les marches, et posa sa main sur celle de Lyssandre. Il baissa son arme jusqu'à ce que la pointe de l'épée rencontre le sol. Le message se passait de paroles et le roi risquait juste de se blesser.
Une minute s'écoula, interminable. Aux cris qui s'élevaient au-delà de la tour et aux bruits des épées qui s'entrechoquaient, Lyssandre comprit. Les défenses du château étaient tombées. Une autre minute s'égrena sous ce constat. Si les archers de Loajess étaient parvenus à décimer une poignée de soldats ennemis, leur nombre restait affolant. Il était plus aisé de défendre une forteresse que de tenter de la prendre, mais le rapport de forces était déséquilibré depuis le début.
Dans ces conditions, les chances pour que le fiasco d'Arkal se reproduisent étaient grandes.
— Reculez, ordonna brusquement Cassien.
— Pardon ?
Un froncement de sourcils lui répondait. Le chevalier n'aimait pas nécessairement se répéter. Sur le champ de bataille comme à chaque occasion susceptible de mettre le roi en danger de mort, les rôles devaient s'inverser. Lyssandre était invité à obéir docilement.
Il s'y plia. Il recula d'un pas prudent, puis d'un second. La sueur recouvrait son front et il la sentait tracer une ligne glacée le long de sa colonne vertébrale. Cassien ne relâcha son attention qu'une fois Lyssandre éloigné de la dernière marche de l'escalier. Il avança et plaqua son dos contre le cadre de la porte, l'irrégularité juste assez prononcée pour y masquer son corps. Dès lors, il patienta. Lyssandre consulta ces traits concentrés alliés au visage qu'il connaissait déjà. Un menton volontaire, des pommettes bien dessinées, un nez droit aux arêtes épatées, et ces yeux d'un gris d'orage. Il ne trahissait aucune tension, seulement l'attente tranquille du chasseur prêt à fondre sur sa proie.
Lyssandre ne comprenait pas. Au moment où il ouvrait la bouche pour mettre un terme à ce jeu sordide, une ombre se projeta contre le mur de l'escalier. Quelqu'un approchait.
Lyssandre chercha désespérément le regard de Cassien. Il y quémanda des indications, de l'aide. Il était à découvert, et l'épée que le spectre capturait le terrifiait. Soudain, il se retrouvait à plusieurs centaines de kilomètres plus au Sud, à Arkal. Le même épisode se reproduisait sans cesse.
La violence inspirait la violence.
Il semblait à Lyssandre que l'odeur du sang chatouillait déjà ses narines. Était-ce le sien ?
L'ennemi apparut. Le visage en partie couvert par une sorte de voile typique des guerriers de l'élite, le roi n'en distinguait que les yeux. Deux mares noires semblables à celles de Tybalt. Si la peau de l'ennemi n'avait pas arboré la couleur de l'ambre, avec ses reflets de miel, Lyssandre aurait pu croire que le duc avait choisi son camp. Arme à la main, une curieuse dague crénelée au dessin aussi original qu'elle se voulait mortelle, il ne se précipita pas. Il avança d'un pas résolu, comme s'il capturait la symbolique de l'instant. Ce serait lui qui apporterait à Äzmelan la tête de ce roi, et quel roi ! Un garçon à peine sorti de l'adolescence, même pas un homme, qui tremblait de tous ses membres.
Lyssandre crut deviner un sourire triomphant dans ses yeux. Il se fit violence pour ne pas reculer, pour embrasser le danger. La menace gagna ses cellules, atrophia ses pensées, lui vola son souffle. Il ne vivait plus qu'à moitié. Cassien ne bougeait plus, si immobile que le roi aurait pu le croire mort.
Hélios, j'aurai essayé...
Le soldat d'Äzmelan n'était plus qu'à trois mètres, si proche que son ombre mortelle planait sur sa proie, lorsque les rôles s'inversèrent. Encore.
Cassien se réanima et, sans que Lyssandre ne suive la coordination exacte de ses gestes, il se glissa derrière l'ennemi. Le chevalier avait délaissé son épée pour se saisir d'un court poignard. Lyssandre croisa successivement le regard de Cassien, assez douloureux pour lui faire courber l'échine, et celui du soldat de Déalym. Il y lut une détermination brute, implacable, puis la confusion lorsque la lame se dessina sous sa gorge. L'incompréhension se teinta d'une once de panique, de peur qui faillit pousser Lyssandre à demander grâce pour lui. Il n'en eut pas le temps. La dague se pressa contre la gorge de l'ennemi et, malgré l'épaisseur du tissu, en trancha la chair d'un unique coup.
La douleur succéda à la terreur, se mêla à celle-ci pour cueillir les derniers instants de la proie. Lyssandre le vit s'éloigner, il captura la vie dans ses derniers tressautements. Les jambes de l'homme ne cédèrent qu'après. Les mains ouvertes pressées contre la plaie béante, ce geste désespéré ne colmaterait pas la blessure. Le sang s'écoulait à gros bouillons et une exclamation muette et humide échappa au soldat. Avant même que son visage rencontre les premières marches de la tour, il était mort.
Lyssandre recula d'un pas, ce qu'il s'était refusé à faire. Il porta une main à sa bouche. Une violente nausée lui retourna l'estomac et il manqua de rendre son maigre repas à ses pieds, juste devant le cadavre. Il vit Cassien essuyer le sang de sa lame avec un soin qui le révulsa.
— C-Comment...
— Reprenez-vous.
Lyssandre tituba. Se reprendre ? Il avait le sentiment que son corps était saturé de cette violence. D'abord les morts d'Arkal, ce feu qui avait rongé la toile des tentes et les corps des soldats jusqu'à l'os, le général Artell avec eux, puis ces soldats qui déferlaient sur le château. Il ne pouvait plus.
Le roi dut s'accrocher à une brique irrégulière contre le mur pour conserver son équilibre. Cassien l'avait rejoint, mais il ne parvenait pas à le remercier. Pas pour voir tuer un homme.
— Reprenez-vous, répéta le chevalier, d'une voix bourrue.
Lyssandre prit une profonde inspiration et parvint à enfouir au fond de lui la terreur qui grondait ainsi que ce profond dégoût.
— Ne restons pas là, décréta Cassien.
Il l'entraîna à sa suite jusqu'à atteindre les arcades et la cour principale. L'essentiel des combats s'y déroulait. L'homme fut d'une prudence irréprochable. Il avait tu le fil de ses émotions comme il l'avait fait ces six dernières années. Il avait promis de ne plus céder à la peur, même s'il devait embrasser le démon qui avait dicté ses gestes à Arkal. Une créature lavée de tout état d'âme et qui s'abreuvait du sang de ses ennemis. Cassien la considérait comme telle, au moins aussi répugnante, au moins aussi inhumaine.
Lyssandre leva les yeux sur le ciel qu'il découvrit saturé de nuages sombres, menaçants. Il fit un premier pas dehors, inspira l'odeur rance qui y régnait. Des flammes rongeaient la végétation disposée aux quatre coins de la cour et incendiaient le château à quelques endroits. Les combats faisaient rages et les émotions, peur, confusion, rage, désir de vengeance et implorations, s'élevaient comme un parfum.
Les soldats bataillaient, se piétinaient parfois, morts et vivants, et allaient arracher un lambeau de victoire sur le corps sans vie d'un ennemi quelconque. On leur arrachait la leur, cette gloire éphémère, sur leur cadavre, et le phénomène se reproduisait, inlassablement. La mort, mise en appétit, se régalait. Les restes de son festin révulsaient Lyssandre dans un amas de corps embrassés, ennemis et alliés enlacés, dans une purée de sang, d'os et de cervelle. La mort volait chaque visage, ravissait les vies à tour de bras, au moins aussi gourmande qu'Äzmelan en termes de faim.
Faim de pouvoir, faim de conquêtes, ou faim de morts.
Sous les yeux de Lyssandre, un autre soldat mourut sous la lame de Cassien. Habile, vif, et précis, il enfonça son épée dans le ventre de l'ennemi. Il ne rata pas son coup. L'homme de Déalym s'effondra à genoux, puis face contre terre, après avoir articulé des mots incompréhensibles, noyés dans le sang.
— Je vous en prie, murmura Lyssandre.
Il aurait tout donné pour rejoindre ses quartiers, sa bibliothèque, ce monde qu'il avait bâti enfant et qui l'avait longtemps protégé de cette hideuse réalité. Comme Cassien aurait pu le deviner, son accès de courage avait été éphémère, trop prématuré pour s'éterniser.
La flamme qui lui avait inspiré son discours s'était éteinte et jamais Lyssandre s'était senti aussi vite.
— Suivez-moi !
Ils quittèrent la cour pour l'intérieur du château. Déalym y progressait déjà et quelques soldats étaient parvenus à gagner les couloirs du palais. Lyssandre trébucha sur un corps que Cassien avait soigneusement évité, et ils poursuivirent leur progression jusqu'à contourner la grande salle. Ce jour-là, la seule chose qui se voyait célébrer, communier, était la mort, et aucun courtisan vêtu de noir, aux visages masqués et aux ombres mouvantes, dansait dans la pièce. Aucune musique sinon la complainte du château à l'agonie, noyé sous le nombre. Aucune séduction galante, aucun complot susurrer entre deux plats savoureux, aucune de ces beautés hypocrites qui drapaient la Cour.
Cassien écarta un rideau pour ouvrir le passage au roi, mais une épée ennemie, au moins aussi agile que la sienne, en trancha l'étoffe. L'épaisseur de celle-ci empêcha la lame de lui trancher les doigts et il écopa d'une coupure profonde sur le dos de sa main. Le cœur de Lyssandre maltraita ses côtes et il fut repousser en arrière. Cassien, sans ménagement, l'écarta des coups portés par le soldat de Déalym. Ce geste faillit lui coûter la vie et il ne dut son salut qu'à ses extraordinaires réflexes.
L'épée de l'ennemi, qui se jouait de cet épais rideau, traversa à nouveau l'étoffe. Son coup manqua d'une dizaine de centimètres le ventre de Cassien. Sans hésiter, il trancha le rideau rouge qui tomba à ses pieds en mare de sang. L'ennemi se dessina dans l'embrasure de la porte. Il s'était posté à un endroit stratégique et deux hommes avaient déjà succombé à son piège. Il affrontait un adversaire de sa trempe.
Des échanges de coup, d'une précision redoutable. Les lames s'émoussaient, se rencontraient dans une plainte vive, et se cherchaient à nouveau. Cassien esquiva une attaque qui visait son flanc droit pour profiter de l'élan trop important de son opposant. Il renversa son offensive, joua de son excès de confiance en ses appuis, et mit en péril son équilibre. L'ennemi jura après avoir reçu, dans une succession de mouvement, un coup de pied en pleine poitrine. Il ne put rétablir sa position et, un genou à terre, réussit à rouler sur la gauche pour éviter le coup de Cassien. Celui-ci parvint à lui arracher son épée qui glissa à deux mètres de lui, hors de portée.
Le soldat eut comme un sourire et, d'un geste vif, tira un poignard de son étui. Plutôt que de s'en servir comme parade pour sauver sa peau, il préféra jouer le tout pour le tout. La dague fendit l'air, passa à deux centimètres de l'oreille de Cassien, et fonça en direction de Lyssandre.
Trop tard pour esquiver, trop tard pour espérer éviter la pointe de la lame. Le roi eut tout juste le temps de se jeter sur le côté.
Trop tard.
Cassien s'était retourné, impuissant. L'autre jubilait déjà sur cette victoire arrachée, même au péril de sa vie. Sa dague ne manquerait pas sa cible.
Elle creusa un sillon sanglant dans la gorge de Lyssandre et, sans ralentir, se ficha dans le mur un mètre derrière. Le jeune homme porta par réflexe la main à son cou. Il palpa la blessure, hébété, plus choqué par les premiers picotements de la douleur. Ses doigts s'humidifièrent et un liquide brûlant roula jusqu'à sa paume.
Cassien gronda. Un hurlement sourd résonna sans qu'il ne l'articule, comme un feulement de bête. Il balança son pied au travers de la mâchoire de l'ennemi. Il le cloua au sol l'autre jambe et, sans s'agenouiller, dans l'écho terrible du soldat qu'il avait été à Arkal, il enfonça son épée dans la gorge de son adversaire. Il le laissa s'étouffer dans son sang, rechercher un souffle qui ne lui serait pas rendu, et expirer un dernier râle carmin.
— Puisses-tu ne jamais trouver le repos, cracha-t-il, sur son corps inerte.
Lyssandre s'adossa au mur. La dague ne devait pas avoir fait grand dégât puisqu'elle avait se n'était pas enfoncé dans la tapisserie après l'avoir blessé. Cassien se précipita vers lui, écarta les mèches de cheveux qui rougissaient, et analysa la coupure. Peu profonde, elle se présentait à droite. Une chance, puisque Lyssandre se serait vidé de son sang si la lame avait creusé la même plaie à gauche.
— V-Vous... Je...
— Ne parlez pas.
Lyssandre déglutit. Il avait si peur. La blessure était superficielle, simplement impressionnante, mais il revivait la terreur la plus intime. Celle qui lui susurrait que la malédiction s'apprêtait à s'abattre sur lui.
— Tiens, chevalier.
Calypso était blême, mais après s'être invitée sans exclamation scandalisée, elle avait déchiré le pas de sa robe pour présenter une large bande de tissus.
— La plaie est superficielle, cela devrait lui permettre de tenir jusqu'à la fin de la bataille.
Le chevalier lui jeta un regard en biais dans lequel la femme devina une touche de surprise. Pendant que Cassien pressait le tissu contre la plaie pour endiguer le saignement avant de faire un bandage de fortune, elle déclara :
— J'ai eu un frère particulièrement idiot. Des blessures comme celle-ci, il en a eu un certain nombre, crois-moi, et même avant de caracoler à la tête d'une armée. L'orgueil et la toute-puissance ne rend pas un homme plus humain. Ton père, Lyssandre, saignait aussi.
Et il n'y avait aucune honte à cela. Calypso estimait même que cette capacité, cette vulnérabilité à la douleur, formait la chose la plus humaine qui subsistait de son frère au sommet de sa gloire.
Les paupières de Lyssandre papillonnaient. Il apprivoisait la douleur, la domptait jusqu'à ce qu'elle soit enfin supportable.
— Vous devriez être dans les souterrains, ma tante, avec les autres.
— Nausicaa y est chargé de surveiller les plus récalcitrants. Elle est moins faible que ce que les hommes s'accordent à dire, elle s'en sort à merveille sans moi. Et je te défends de prétendre qu'une bataille n'est pas un endroit fait pour les dames. Prouve-moi que tu as hérité de l'intelligence de ta mère.
— Ce n'est pas que je vous en crois incapable, j'aurais seulement préféré vous épargner ce spectacle.
Lyssandre ne parlait pas de son propre sang, mais celui qui engluait les dalles du château, qui ruisselait dehors et qui gagnait l'intérieur du palais. Calypso se radoucit et lui accorda l'ébauche d'un sourire indulgent. Elle n'était pas une femme facile, s'était forgée une réputation sur ce trait de caractère indépendant et intransigeant. Cela ne l'empêchait pas de s'être pris d'affection pour quelques âmes encore pures, encore vierges des perversités de la Cour.
Priam, Nausicaa, Lyssandre.
Priam en la mémoire d'un frère qu'elle avait aimé. Nausicaa parce qu'elle était une femme qui survivait dans un monde d'hommes et qu'elle lui ressemblait. Enfin, Lyssandre, en souvenir d'une amie qu'elle regrettait toujours, Mélissandre.
Une détonation s'éleva brusquement. Une exclamation se répandit comme une traînée de poudre jusqu'à parvenir aux couloirs. Cette rumeur grandit jusqu'à figer Lyssandre dans l'incompréhension. Ses soldats s'étaient rendus ? L'ennemi venait-il de faire entrer en jeu une arme secrète et destructrice ?
Le visage de Calypso se fendit en un rire discret.
— Ma tante ?
Elle s'avança jusqu'à la porte et contempla la cour figée par la confusion. Dehors, aux portes du château, se pressaient une seconde nuée de soldats.
— Un petit cadeau de l'une de mes relations. Il faut bien que ce bon vieux Soann me serve à quelque chose. Être sa sœur ne peut pas avoir que des inconvénients, avança-t-elle, dans un sourire.
Lyssandre s'avança sans comprendre. Ces soldats n'étaient pas des renforts envoyés par Äzmelan, ils arboraient les couleurs de la garde d'Halev.
Calypso se retourna vers lui pour articuler, non sans jouir de son génie et de ce coup de maître :
— Voyons, Lyssandre, tu ne pensais tout de même pas que j'étais revenue les mains vides ?
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