Chapitre 38

[On passe à l'encrage de ce dessin. J'ai apprécié la pose (issue d'une référence), très royale à mon goût]


Lyssandre avait rejoint le poste des gardes, bien à l'abri dans le ventre de la tour sud-est.

Oppressé par le peu d'espace, il avait orchestré la défense du château au côté de ceux habilités à le faire. Le chevalier de Soann et le sien s'étaient rapidement mêlés à cette danse, à cette chorégraphie minutieuse dans laquelle se mêlait gardes et la poignée de soldats présents, sans oublier quelques apprentis qui avaient atteint l'âge requis. Priam avait insisté pour participer, avait presque imploré son cousin, au point où celui-ci avait cédé. L'adolescent rejoindrait Willow dans sa tour et serait chargé de calmer ses peurs, d'apaiser ses angoisses.

Car la tempête noircissait l'horizon et les orages grondaient déjà dans le lointain.

Cette tempête s'appelait Déalym et elle ne les épargnerait pas.

Priam était l'un des rares à connaître l'existence de la princesse. Il trompait son ennui à l'occasion et ils se comprenaient sans un mot. Les deux maudits, les deux damnés.

Les deux subissaient l'oubli à leur manière. Priam aurait souhaité être oublié, Willow l'était déjà.

Les dernières minutes qui précédèrent l'affrontement furent les plus longues. Il restait à Lyssandre juste assez d'air pour ne pas s'asphyxier. Il lança les derniers ordres, chercha à s'assurer des derniers préparatifs :

— Les hommes sont-ils prêts ? Les archers sont-ils tous en place ? Pensez-vous que la porte tiendra ?

— Les hommes sont en place, la défense est organisée, Sire. Pour ce qui est de la porte, j'ai peur qu'elle ne soit pas faite pour essuyer un assaut d'une telle ampleur, répondit le chevalier de Soann, qui ne prononçait pas un mot plus haut que l'autre.

Pour cause, le palais n'avait plus été attaqué depuis une petite éternité. Les combats se bornaient aux limites de Farétal, comme si la forêt avait été conçue pour abriter toute cette violence et ne surtout pas la laisser déteindre sur le reste des deux Royaumes. Halev avait parfois, au cours de son histoire, fait l'objet de pareils épisodes, mais le palais avait été épargné de mémoire d'homme.

Lyssandre observait, dans l'interstice creusé à même le mur, l'ennemi qui progressait. Bientôt, trop vite, il fut au pied du château. La bouche sèche, le roi se sentait étranger au spectacle auquel il assistait. Il faisait office de spectateur, d'un œil extérieur porté sur les événements. L'ennemi patientait, prêt à éventrer la porte et à vider l'enceinte qu'elle gardait de sa substance. Jusqu'à y trouver le souverain, jusqu'à ce que la tête de celui-ci roule dans la poussière. Lyssandre s'imagina une atmosphère plus étouffante encore que celle qui le privait de son souffle, une odeur semblable à celle d'Arkal. Un mélange de sang, de braises ardentes, de cris et de mort. Déalym rapporterait alors à son tyran la tête coupée de Lyssandre. Loajess serait enfin défaite.

Lyssandre ne pouvait s'empêcher d'établir un rapprochement avec le champ de bataille et le château. Deux attaques en l'espace de quelques jours, comme si le mal gangrénait Loajess et pourrissait ses terres. Il se pencha pour saisir, malgré la hauteur de la tour, les visages des soldats ennemis. Leurs armures étaient moins lourdes que celles portées par les gardes et, sans prétendre posséder la moindre compétence en la matière, le roi se doutait que cela leur conférait un avantage important. Les chances de réussite déclinaient à vue d'œil.

— Rendez-nous votre roi ! beugla ce qui devait être un général ennemi.

L'agitation qui sévissait entre les murs s'apaisa brusquement. Même les hommes de Lyssandre se turent pour tendre l'oreille. Devant la porte, le cavalier leva son épée avant de poursuivre d'une voix tonitruante.

— Donnez-nous votre roi et vous aurez la vie sauve. Vous avez notre parole, nous épargnerons chacun d'entre vous en échange de la vie de votre souverain !

Il sembla à Lyssandre qu'il n'avait jamais été tant considéré comme tel, comme monarque, et comme personnalité majeure qu'en cet instant. Il était triste que ce regain d'importance intervienne au milieu d'un chantage odieux, sinon d'un commerce répugnant. Lyssandre savait que beaucoup étaient prêts à vendre père et mère pour préserver leur vie et s'il s'agissait de celle du roi, le choix n'en était pas un. Il se réjouit à peine d'avoir pensé à enfermer la noblesse et la fine fleur de l'échiquier politique de Loajess. Ceux qui avaient souhaité sa chute aurait été trop heureux de vendre leur roi encombrant au plus offrant.

— Si vous refusez de vous rendre, nous n'hésiterons pas à vous tuer jusqu'au dernier sur ordre d'Äzmelan. Avec toute ses amitiés.

L'accent râpait les syllabes, emportaient la fin des phrases et éraflaient certaines sonorités. Ils parlaient la même langue, mais sans que Lyssandre ne sache s'il s'agissait de l'hostilité évidente que trahissait cet homme aux joues mangés par une barbe drue, la diction lui parvint comme une mélodie dissonante.

— Saleté de soldats, jura un homme, qui ne quittait pas le spectacle des yeux depuis sa meurtrière. Ils vont le ravaler leur accent, ces putains de barbares !

Lyssandre ignora la remarque. Auprès des soldats, la haine de l'ennemi n'était pas seulement monnaie courante, elle était presque systématique. Les décennies de conflit avaient enraillé un racisme d'usage, naturel et d'autant plus alarmant.

— Sire, dois-je ordonner une attaque ? Ils sont à portée de tirs et les archers sont prêts à décocher.

Alzar arborait son calme et son aisance d'homme d'expérience. Lyssandre se scandalisa de ne pas avoir même songé à cette possibilité avant de refuser :

— Non, je ne veux pas que nous attaquions les premiers. Ils nous ont pris de revers à Farétal alors que nous allions les surprendre, je veux qu'il porte la pleine responsabilité de leur acte.

Le chevalier sourcilla et au tressautement nerveux de ses lèvres, Lyssandre comprit qu'il n'approuvait pas. À quoi bon attendre ? Peu importait quel Royaume ouvrait les hostilités, celles-ci n'avaient pas cessé depuis plus d'un siècle. Le conflit avait débuté en 312, cent-vingt ans plus tôt, et si les conventions se respectaient, les écarts ne manquaient pas. Les crimes de guerre, les stratégies douteuses, en la matière, ni l'un ni l'autre Royaume ne pouvait se vanter d'être totalement irréprochable. Lyssandre tenait à ce symbole. Il se battrait ou laisserait ses hommes riposter, mais il l'acceptait uniquement parce qu'aucun autre choix ne se présentait. Une belle hypocrisie, bien sûr, puisqu'il n'avait rien fait dans cette mesure.

Soudain, la première flèche partit. Décochée par un soldat de Déalym sous l'ordre de son supérieur, elle se ficha à l'intérieur de l'enceinte, aux pieds des grandes arcades. Le lieu de pouvoir par excellence, l'écrin dans lequel ses aïeux avaient exercé le leur, s'apprêtait à être souillé.

Lyssandre avait pâli. Aux portes du palais, les ordres pleuvaient et les chevaux martelèrent le sol. D'une voix blanche, le roi déclara :

— Visez les cavaliers de première ligne.

Ceux-ci ne tarderaient plus à tenter d'enfoncer la porte.

Lyssandre recula de quelques pas, descendit les marches de la tour à grandes enjambées jusqu'à la dernière. Cassien l'y attendait.

— Puis-je vous demander où vous courrez ? s'enquit celui-ci.

L'interrogation aurait presque pu paraître intéressée. Le détachement du chevalier, le ton monocorde et la froide distance qu'il instaurait démentait ce propos.

Lyssandre s'arma d'une réplique cinglante, à la hauteur de sa désillusion, mais ne trouva rien de consistant. En vérité, il n'en avait pas la plus petite idée.

— Vous devriez vous mettre à l'abri.

— Je suis le roi, je ne peux pas fuir alors que le palais est cerné. Ces hommes arracheront à ce palais chaque brique pour m'en déloger, inutile de me cacher.

— Vous vous mentez, Sire, vous mourrez d'envie de rejoindre ces nobles dans les souterrains.

— D'eux ou de Déalym, je ne sais pas quel est le pire ennemi et lequel désire le plus me faire la peau.

— Rejoignez votre tante et votre amie, Majesté, et laissez vos soldats combattre.

Lyssandre pinça les lèvres et secoua la tête. Il priait pour que Cassien n'insiste pas davantage, qu'il se contente de le protéger des autres comme de lui-même. S'il poursuivait dans cette voie et se montrait un peu plus convaincant, le roi ne répondrait plus de ses actes. Il se savait trop manipulable, surtout lorsqu'il était question de lâcheté.

— Il n'y a pas un seul passage, pas un seul réduit, pas une seule porte dérobée dans lequel je serai en sécurité.

Lyssandre s'apprêta à souligner l'égoïsme de ce constat, terrifié de constater qu'il était amené à plus songer à sa propre survie qu'à celle de ses hommes, lorsqu'une pensée le saisit.

Il y avait bien un endroit dans lequel il pouvait prétendre à une sécurité quasi parfaite. Un refuge sacré, béni des prêtres, habité par l'essence de ses ancêtres.

Le recueil du roi pouvait sauver son âme et préserver ce corps décidément trop faible.

Sans faire part de cette idée à son chevalier, Lyssandre revint sur ses pas et réemprunta le même chemin dans le sens inverse. Il remonta une volée de marches sous l'écho de son nom prononcé par Cassien, puis fut retenu par une main solidement accrochée à son bras.

— Où allez-vous ? martela encore l'homme, d'une voix sensiblement plus dure.

Une secousse ébranla la tour, comme si une bête tirée des mythes, couverte d'écailles ou de pustules, venait de la heurter. Lyssandre vacilla.

— Il est curieux que vous acceptiez de poser la main sur moi en pareille situation, cracha-t-il, sur un ton venimeux qu'il ne se reconnut pas.

Il parvint à décontenancer Cassien l'espace d'un bref instant et il crut bon de s'en féliciter. Dehors rugissaient les cris et s'étalait la laideur dans toutes ses nuances. Le moment était mal choisi pour jeter sur la table ses états d'âme, mais plutôt que de le lui souligner, le chevalier rétorqua, à voix basse :

— Il n'est pas question que j'abuse de votre...

— De ma faiblesse ? N'est-ce pourtant pas ce que vous faites ? Lâchez-moi, chevalier, je n'ai aucun ordre à recevoir de vous.

Lyssandre ne laissa pas la poigne de son ancien ami se desserrer entièrement autour de son bras pour poursuivre sa route. Il arriva à la hauteur des soldats et ne ralentit pas jusqu'à parvenir au sommet de la tour. Jamais le roi ne s'était attardé sur la vue imprenable qu'elle offrait sur la plaine. La cohorte de soldats au pied de l'imposant édifice lui fit prendre conscience de tout cela. Il y avait comme un vide sous ses pieds et une étourdissante impression de vertige.

Des hommes avaient été disposés le long de la barrière qui délimitait le rebord de cet étage. Au milieu, le recueil du roi paraissait intact, prêt à engloutir la silhouette de Lyssandre jusqu'au terme de cette bataille. La peur au ventre, Lyssandre s'invita à découvert jusqu'à s'arrêter un peu avant d'arriver à la hauteur du refuge. Un homme gisait à ses pieds, un carreau d'arbalète fichée dans l'œil. Le sol était tâché autour de son crâne percé et des résidus d'os et de cervelle baignaient dans la mare de sang.

Lyssandre eut un haut le cœur.

— Mon roi ! s'exclama un soldat expérimenté, prêt à quitter son poste pour guider le roi à l'abri.

Ce dernier leva une main pour l'en empêcher. Il n'avait besoin de personne pour chercher le conseil de ses aïeux, pour quémander leur force. Ainsi, après avoir jeté un dernier regard au spectacle terrifiant qui gisait une vingtaine de mètres plus bas, après avoir inspiré l'air chargé d'horreurs, il tourna le dos à la bataille pour pénétrer dans le recueil du roi. Il repoussa la lourde porte et s'y enferma.

L'intérieur était intact, comme s'il l'avait quitté la veille. Le temps ne paraissait avoir aucune incidence sur ces lieux. Le calme qui y régnait avait des allures d'irréel. Lyssandre ne suffoquait plus, mais un frisson parcourut son épiderme.

— Mes aïeux, portez-moi conseil, murmura le jeune homme.

Il se laissa choir sur la tablette en pierre tapie au fond de la pièce réduite. Elle avait été conçue pour accueillir qu'un seul homme, mais Lyssandre aurait volontiers fait tenir tous les habitants du château, nobles, soldats et servants confondus. Les murs étroits multipliaient l'intensité de ses pensées et il put, pour la première fois depuis des jours, laisser libre court à ses réflexions.

Il ferma les paupières si fort qu'elle se soudèrent avec les larmes ravalées. Il ravala le désespoir, lava sa peau de la peur, extirpa de ses entrailles l'épuisement de ses membres affaiblis, arracha la douleur à vif et essora les plaintes qui le submergeaient encore et encore. Il hérita de la sagesse d'un ancien roi, presque aussi vieux que Loajess, de la combativité d'un autre, de la férocité de son père et de la quintessence de ce qui avait formé jadis les plus belles qualités de ses prédécesseurs.

Lyssandre avait retrouvé son souffle.

Il se leva en titubant et arrosa son front de l'eau qu'il avait bu. L'écuelle capturait des rayons de soleil vif, à peine nuancé par l'éclat du vitrail. Ici, la réalité filtrait, mais déformée. La pièce baignée par une lumière implacable, mais rougeâtre, il sentit la fièvre reculer.

Il goûta à la tranquillité avant que le poids du devoir ne revienne, lui aussi décuplé. Il avait songé à se terrer dans ce refuge jusqu'à ce que les combats se taisent, mais il dut se raviser. Il n'en avait pas le droit. Le prince aurait pu s'enfermer à double tour dans ses appartements se cacher sous les draps ou à l'intérieur d'une armoire pour ne pas être découvert, mais une telle futilité n'était pas à la portée du roi.

Pour la première fois, Lyssandre décida de répondre à l'urgence au nom de son titre.

Soudain, alors qu'il se redressait, il sentit un impact érafler la surface du recueil. Il n'y aurait pas prêté attention si le toit ne s'était pas fendu dans un crépitement. Une flèche avait atteint le refuge du roi et les flammes se répandait désormais sous toute la structure. La fumée emplit l'espace en l'espace de quelques secondes. Lyssandre s'imagina y brûler vif et rejoindre ceux qui s'étaient jadis montrés dignes de leur pouvoir.

Il rejeta cette image et se jeta sur la porte. Les flammes dévoraient le fond du recueil lorsqu'il s'en extirpa et il prit une profonde goulée d'air frais. La fumée inhalée brûlait ses poumons. Une toux sèche, douloureuse, le courba en deux, nuque exposée à l'ennemi vingt mètres plus bas.

Dehors, rien n'avait changé. Les morts s'entassaient, mais la porte tenait bon sous les assauts des soldats ennemis. Lyssandre avança, pas après pas, et se pencha au-dessus du vide. Ses propres hommes s'insurgeaient, mais il leva la main pour ordonner le silence. Le recueil brûlait, le privait de son unique refuge, mais il lui avait rendu la parole et l'illusion qui le disait capable de régner.

— Soldats de Loajess ! Le recueil du roi brûle dans mon dos et il n'y a désormais aucun endroit dans lequel je peux me retirer. Je ne prétendrai pas combattre avec votre habilité, mais je vous promets de résister, de lutter à vos côtés, pour que jamais ce palais tombe.

Lyssandre prit une profonde inspiration. Son regard tomba sur Cassien, prostré en haut des marches, si immobile qu'il en paraissait impuissant. Une flèche enflammée déchira l'air à moins d'un mètre du roi.

— Ce palais doit être sauvé. Il ne doit pas tomber entre les mains ennemies. Ce n'est pas ces joyaux que je vous demande de protéger, mais l'histoire que ce château renferme et, plus que tout, sa liberté. Lui dérober son indépendance, c'est nous asservir tous. Soldats, servants, nobles et roi !

Le pouvoir, ce n'était pas seulement la figure maîtresse qui dirigeait, au sommet d'une hiérarchie complexe et trop souvent injuste. Le pouvoir de Loajess, c'était l'essence de chacun de ses sujets.

Une deuxième flèche se ficha aux pieds de Lyssandre, suivit par une troisième. Lyssandre en sentit le souffle ardent à cinquante centimètres de sa joue. Sa voix érafla ses cordes vocales, surplomba la peur, et s'éleva :

— C'est au nom de cela que je vous demande de vous battre. Défendez votre liberté, la nôtre. Si vous vous battez aujourd'hui, ce n'est pas parce que je vous en ai donnés l'ordre, mais parce que ce Royaume tout entier vous le demande. Parce que ce devoir est nôtre, alors accomplissons-le ! Pour Loajess !

— Pour Loajess ! rugit l'écho, dans la cour principale, comme aux extrémités du palais.

Une pluie de carreaux s'écrasait comme autant d'oiseaux de feu privés de leurs ailes.

Derrière Lyssandre, le recueil du roi s'embrasait, se consumait sous les flammes voraces de l'ennemi. Lyssandre sentit quelque chose flétrir en lui, se tordre et disparaître. Il n'y avait plus de recul possible, de parenthèse enchantée et de courage à venir quémander.

Le passé s'envolerait en fumée et le présent duquel il lui faudrait triompher. 



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