Chapitre 35
— L'ennemi est là !
À mesure que son sang se glace, Lyssandre sent ses muscles se rigidifier et ses os se figer entre l'amoncellement de chairs et de sang. Son enveloppe charnelle, qu'il savait incapable de résister à l'exigence d'une telle situation, cessa de lui appartenir. Consumé par la terreur, la vraie, celle qui le pliait en deux sous son joug, il ne fut pour lui-même qu'un corps étranger.
Cette peur, elle était identique à celle d'Halev. Un effroi exigeant, qui ravirait la raison jusqu'à faire de lui un être dicté par les plus bas instincts. Il sut qu'il n'y avait pas pire réveil que celui qui semblait être le dernier.
Sur la toile de la tente, la lumière chaude des torches se dessinait et, avec elle, des ombres mouvantes. Des serpents à apparence humaine qui rampaient contre le refuge du roi. S'agissait-il d'ennemis ou d'alliés ? Soudain, un de ces spectres disproportionnés, étirés à l'infini par le reflet de leur véritable corps, s'approcha. Son ombre grandit, elle s'assombrit au point où Lyssandre reconnut avec précision son profil et, surtout, la lame menaçante qui formait la continuité de son bras. Ce monstre-là paraissait sortir tout droit d'un cauchemar ou de l'un de ces récits oubliés.
Le dos moite de sueur, Lyssandre recula dans son lit. Ses jambes s'empêtraient dans les draps et rien à proximité ne lui permettrait de riposter. Sans savoir si cet inconnu, si cette ombre sans visage, obéissait à ses ordres ou à ceux d'Äzmelan, il y associa seulement sa capacité à détruire, à le tuer. Un soldat était forcément un danger pour quelqu'un. Qu'il menace une vie ou une autre, cela répondait à des logiques politiques, et son essence même n'en était pas amoindrie. C'était là toute la cruauté de la guerre.
De toutes les guerres.
L'ombre fut saisie par une seconde, plus vive, plus mortelle, et le spectre ne se désagrégea pas au contact de la lame. Elle ne vola pas en éclats non plus. À défaut de se répandre en lambeaux d'une substance indescriptible, l'ombre se figea avant de s'écrouler. Son essence, bien solide en dépit des apparences, se confondit dans un liquide que Lyssandre devina sans peine.
Le charme se rompit. Le corps du soldat s'effondra contre la toile, ébranla l'entièreté de la tente et arracha un sursaut au roi. Une large tâche vermeille se déployait, imbibait le tissu, se distinguait dans la nuit qui ne connaissait que les ombres.
Au cœur de celles-ci, la seule nuance qui connaissait une valeur honnête était ce rouge sombre.
Sans que Lyssandre n'ait eu le temps de la voir approcher, une silhouette écarta les deux pans qui délimitait l'entrée de la porte. Sans se répandre en politesse, le général Artell ordonna :
— Sire ! Le campement est attaqué, vous devez fuir immédiatement ! Suivez-moi !
Lyssandre parvint à se mettre debout. Il renonça à l'idée d'enfiler quelque chose de moins délicat qu'une chemise de nuit. Il rejoignit le soldat et découvrit, entre son corps qui formait un dernier rempart au chaos, une scène digne d'une fin du monde.
Dehors, les soldats de Déalym déferlaient. Un bon nombre d'entre eux, en quantité que la situation ne permettait pas d'évaluer, était déjà en prise avec leurs ennemis. Les lames s'entrechoquaient dans une plainte sourde et ce son se mêlait aux cris, aux injures, aux râles d'agonie. Lyssandre réalisa qu'à certains égards, Halev avait connu un épisode comparable à celui-ci. Un épisode de guerre.
D'autres hommes, aux visages jusqu'au-dessus du nez, continuaient de tomber sur Arkal. Ils tenaient des flambeaux, des lames, de quoi détruire les positions que l'ennemi tenait depuis de longs mois. La majorité du campement était déjà atteinte par leur avancée et ils le traversaient sans se heurter à la moindre riposte. Ou presque, car les soldats de Loajess s'activaient déjà, pris de court par cette offensive nocturne, mais prêts à prendre les armes. Nombre d'entre eux combattaient sans avoir pris la peine de se vêtir, l'un ou l'autre fuyaient, à peine conscients des conséquences de leur couardise.
L'ensemble renvoyait l'image d'un enfer singulier.
Des tentes brûlaient déjà, de part et d'autre du campement, et les torches enflammaient la toile des tentes afin d'en rôtir les occupants. La nuit était fraîche, ce soir-là, mais il semblait à Lyssandre que le souffle brûlant de ce qui serait bientôt un véritable brasier rendait l'atmosphère irrespirable.
— Pourquoi n'ont-ils pas sonné l'alarme ? murmura le roi.
— Les sentinelles ont été prises de court. L'attaque est foudroyante et les soldats d'Äzmelan sont anormalement nombreux. Nous ne faisons pas le poids.
C'était comme si l'éternel rival de son père savait où se terrait le jeune souverain et qu'il n'avait plus qu'à le déloger. Äzmelan ne pouvait pas miser autant de soldats sur un coup de chance et les possibilités pour que la chance s'intègre à l'équation étaient faibles. Faibles, voire inexistantes.
— Vous allez me suivre, Sire, nous allons contourner les combats afin de trouver une brèche. Vous pourrez vous y engouffrer et fuir.
Pas un seul instant Lyssandre songea à refuser cette offre. Son père n'aurait jamais toléré la fuite, il n'aurait jamais évoqué une telle possibilité. Hélios aurait foncé tête baissée dans la mêlée pour y abattre son épée et marquer d'une empreinte sanglante la terre de Farétal. Peut-être même avait-il perdu la vie dans un épisode similaire, ou encore plus ordinaire que celui-ci, plus indigne de sa mort ?
Lyssandre acquiesça faiblement et mobilisa l'obéissance de ses muscles pour quitter la tente. Le crépitement des flammes toutes proches le surprit. Il traversa les premiers mètres comme s'il était spectateur des événements, un œil étranger qui se poserait sur la gratuité de cette violence. Il captura du regard la lance d'un spadassin de Déalym, reconnaissable par ses attributs, brisée par l'agilité de son adversaire. Ce dernier lui enfonça la pointe acérée de sa propre lance à la naissance de la gorge. La lame fendit les chairs jusqu'à ressortir de l'autre côté, en haut de la colonne vertébrale, et dans une gerbe de sang qui entraîna immédiatement le trépas.
De ces morts sordides, brutales, Lyssandre en vit trop pour les compter. Un homme piétiné par les sabots d'un cavalier de Déalym, lui-même traînant dans son sillage un soldat à la nuque brisée. Un autre abattu de dos, alors qu'il fuyait sous le nombre d'adversaires, sauvagement et d'un coup de dague dispensé entre les deux omoplates. Ces morts étaient affreuses, d'une laideur sans nom, les lames tranchaient la peau, la mutilait parfois atrocement, sans donner la mort. Un soldat de Déalym, désarçonné, fit ainsi les frais de la rage mortelle d'un homme d'apparence insignifiante. Le combat décupla sa force et lui permit d'ouvrir l'épiderme de son opposant de la pommette à la mâchoire, arrachant au passage le masque et un généreux lambeau de chair tendre. Son cri d'agonie vrilla les tympans de Lyssandre et ses yeux fous, à peine visible sous la main qu'il pressait contre son visage atrocement mutilé, s'immobilisèrent bien vite sous les yeux du roi.
Dans cette boucherie, aucune des deux nations ne se distingua. Ses hommes étaient égaux dans la violence héroïque de l'instant.
Plus que quiconque, Lyssandre se sut coupable de ces ignobles tueries. Il haït son père d'avoir toléré, d'avoir encouragé ces divertissements macabres.
Un concert de cris, de lames qui tranchaient, qui limaient, qui rompaient, et de sang arraché à la quiétude des entrailles.
Un carnage.
— Ne regardez pas, Sire, et avancez ! lui intima Artell, entre ses dents.
Il pressa le pas, l'œil aux aguets. Il n'y avait plus de formation qui tienne, ni d'ordres précis, minutieux, dispensés au nom de la victoire. Les soldats ne pensaient plus au roi qu'il fallait protéger, certains se rappelaient soudain du devoir, mais se retrouvaient à nouveau happés par l'urgence. Un camarade auquel il fallait prêter main forte, une histoire de vengeance après avoir vu son compagnon d'infortune expirer sous le poignard d'un ennemi. Tous les prétextes étaient bons.
Soudain, Artell poussa sans ménagement Lyssandre. Il s'écroula sur le sol piétiné et dans une mare de sang. Un soldat de Déalym avait sans doute cru reconnaître le roi parmi toutes les victimes qui se présentaient à lui. Le général le déséquilibra en renversant contre lui sa propre force et son élan démesuré. Il cloua l'assaillant au sol et enfonça sans une once d'hésitation sa lame dans sa poitrine.
— Vite, Majesté, il n'y a pas un instant à perdre.
Autour, les combats s'intensifiaient, et les heurts se multiplièrent. Artell força Lyssandre à longer les tentes jusqu'à atteindre une butte de terre suffisamment haute pour masquer un homme adulte. Plus loin, les flammes gagnaient une grande partie du campement et donnaient à celui-ci des allures de torche géante.
— Restez ici, Sire, je reviens avec nos montures.
Sans attendre son approbation, le général se faufila à travers la fureur des combats. Farétal apparaissait à la lueur de l'incendie qui progressait, et les feuilles de ses arbres roussissaient au contact des braises ardentes. Lyssandre aperçut Artell aux prises avec un énième soldat, il semblait en venir de partout, puis plus rien.
Le roi plaqua d'abord ses mains contre ses oreilles pour n'entendre que les faibles échos de cette tragédie. Il sut que s'il survivait, il revivrait chaque nuit l'enfer de celle-ci. Cette pensée l'effleura tandis qu'il avait acquis la certitude que le jour ne se lèverait pas pour lui. Pour lui, comme pour tous ces malheureux qui se déchiraient, sortaient parfois victorieux d'un duel pour périr sous le fil d'une épée. Il n'y avait pas de combat loyal, seulement la mort dispensée à tout va.
Une morte d'humeur généreuse.
Un tremblement le saisit, compulsif, d'une violence qui lui coupa le souffle. Lyssandre libéra ses oreilles pour admirer la chevalière à son doigt. D'une esthétique simple, d'un noir sobre, mais élégant, elle décorait son indexe comme pour lui rappeler la fin de son ancien propriétaire. Hélios avait-il senti sa fin se profiler, ou s'était-il jeté aux devants du danger sans en comprendre la menace jusqu'au dernier instant ?
Lyssandre s'imaginait déjà s'éteindre comme lui, dans toute cette brutalité, dans ces cris de bête qu'on égorge. Il comprenait ce calvaire. Une agonie qui, avant de contaminer le corps, était celle de l'âme.
— Sire !
L'appel était initié par une voix familière que Lyssandre avait désespérément essayé de trouver parmi les soldats. Cassien se frayait un passage entre les flammes mises en appétit par les corps des défunts. Il paraissait sauf, à l'exception de quelques égratignures. Les reproches qui animèrent Lyssandre s'estompèrent. Peu importait qu'il l'ait laissé affronter cet effroyable spectacle seul, puisqu'il le rejoignait enfin.
Sans comprendre le véritable sens de cet avertissement, Lyssandre bondit sur ses pieds. Il réalisa trop tard la présence ennemie qui se dessinait dans son dos. Une épée brandit au-dessus de la tête, le soldat de Déalym s'apprêtait à l'abattre. La lame siffla dans l'air, découpa le vide, et émit une plainte semblable à celle que le roi ne tarderait plus à exhaler.
— En l'honneur d'Äzmelan ! beugla-t-il.
Lyssandre trébucha, mais la lame était destinée à l'atteindre avant même qu'il ne s'écroule. Le chevalier ne le rejoindrait pas à temps. Impuissant et coupable, il assistait à la mise à mort de son souverain.
Plus vive encore que l'épée, une flèche déchira l'air pour se ficher dans le corps du soldat. Le carreau s'enfonça entre la clavicule et le cou, dans la chair tendre et exposée. Cassien se retourna pour découvrir l'identité de l'archer.
Priam, le dos plaqué contre la toile curieusement intacte d'une tente, avait arraché l'arc à un cadavre. Le visage défait, mais marqué par la concentration, il semblait presque aussi hébété que Lyssandre. Plus pragmatique que les deux cousins réunis, Cassien releva le roi avec toute la douceur dont il était capable. L'urgence avortait ses gestes, les rendait plus brutaux, plus détachés. Il répondait à des réflexes plus qu'à la raison et à l'humanité. Ces deux parts lui hurlaient de fuir sans un regard pour ses responsabilités. La troisième obéissait à ce qu'il incarnait, le soldat docile et compétent qui officiait désormais sous le titre de chevalier.
Cassien entraînait déjà Lyssandre à sa suite, après un unique regard de remerciement lancé à l'égard de Priam. Son cousin ne l'entendait pas de cette oreille et opposa une résistance inattendue :
— Je ne peux pas l'abandonner ici. Ils vont le tuer !
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je vous rejoindrai ! rétorqua Priam, avec une poigne digne de sa protectrice, Calypso.
Lyssandre s'agita encore quelques instants avant de capituler. Cassien sut que ses scrupules le perdraient et il redoubla d'effort pour traîner le roi dans son sillage. Deux montures, dont le fier étalon immaculé, les attendaient dans les feuillages, là où la forêt investissait ses pleins droits. Lyssandre enfourcha son destrier, se saisit des rênes qu'il réajusta entre ses mains moites. Il se retourna pour accorder à son cousin un regard saturé de reconnaissance.
Ce garçon que la Cour jugeait insignifiant, sinon dépouillé de la moindre valeur, venait de s'illustrer de la plus héroïque des façons.
Avant que Lyssandre ne lance son cheval au galop à travers les arbres de Farétal, il le vit abattre un premier cavalier ennemi à pleine vitesse. Il ne parvint pas à encocher une deuxième flèche assez vite, car un second homme issu de la cavalerie ennemie le dépassa pour prendre en chasse les deux fugitifs. Ils se situaient à la lisière du camp, mais le feu gagnait déjà les abords de la forêt, et la course semblait destinée à se poursuivre au cœur de celle-ci.
L'étalon du roi eut un violent écart avant de partir ventre à terre. Il manqua de désarçonner Lyssandre. Dans son dos, il entendit hurler :
— Le roi s'enfuit ! Äzmelan veut sa tête, qu'on la lui ramène ! Je le veux mort ou vif, mais ramenez-le-moi !
Lyssandre eut la certitude d'avoir été trahi. Les yeux clos, des larmes arrachées par le vent cinglant ses joues, il accusa le coup. Le premier qu'il essuya au cours de cette nuit interminable. Rapidement suivi par les branches basses qui griffèrent ses joues, son front et son cou. En dépit de ces meurtrissures, il n'était pas question de ralentir la folle cadence.
Le soldat à leurs trousses s'approchait. Il éperonnait méchamment son cheval et donnait à cette cavale une issue possible et déplaisante. Cassien étudiait déjà les éventuelles parades et cherchait à les soumettre aux capacités, limitées en matière de prouesses physiques, du roi. Il songea à tenter d'attirer l'assaillant dans des embûches afin de s'en débarrasser, mais alors qu'il contournait les dernières tentes, un quatrième homme se jeta dans la poursuite. Son cheval heurta le poitrail de l'autre et désarçonna son cavalier.
Le général Artell rugit, à l'attention de Lyssandre et de son chevalier :
— Fuyez !
Il fut vite, trop vite, rejoint par un autre soldat d'Äzmelan. Ivres d'un sang qui coulait à flot, l'un d'eux parvint à l'envoyer rouler sur l'herbe tendre. Il ne faisait pas le poids face à un homme de la trempe d'Artell et fut abattu en un seul coup d'épée au travers du ventre. L'autre fit honneur au tyran du Sud en opposant une résistance inouïe. Incapable de se retourner et de s'arracher à cet échange prodigieux, Lyssandre vit les coups échangés.
Le général ne tressaillit même pas lorsque la lame courte, mais légère de son assaillant lui meurtrit l'épaule. Au contraire, il recula d'un pas, avant d'attaquer à nouveau, de plaquer le soldat au sol, et de le sonner d'un méchant coup de poing. Cela ne fut pas suffisant, puisque son adversaire enfonça sa dague au même endroit, à la jonction de l'épaule. Un premier coup, accompagné d'un second. Artell eut à peine le temps de découper un sillon sanglant dans sa chair. Une ouverture béante qui n'empêcha pas l'autre de le projeter contre une tente en flamme. Ce dernier sursaut de vie commanda la mort du général. Celui-ci trébucha, tenta d'échapper à la fournaise, mais y disparut l'instant d'après.
Sans un cri, sans une de ses hideuses supplications.
Dans le silence intolérable des morts et des héros.
— Ne regardez pas, lui cria Cassien, empruntant sans le savoir les paroles d'Artell.
Il n'y avait plus rien à voir, sinon les flammes gourmandes, mises en appétit par ce festin sanglant. Le chevalier voyait réapparaître ses peurs les plus intimes, les plus démesurées, et il ne parvint à les dominer qu'au prix d'un effort considérable. Il avait failli à sa tâche, il avait été terrassé par la terreur, et Lyssandre aurait pu y laisser la vie. D'une voix qu'il ne reconnut pas, à mi-chemin entre l'adolescent d'autrefois et le soldat qu'il avait été, il prononça :
— Pardonnez-moi.
Lyssandre, dans la nuit tâchée de rouge, ne semblait plus tout à fait vivant. Ainsi, c'était cela, la guerre... Jamais il n'aurait pensé que le monde ait pu engendrer une telle ignominie.
Il se retourna une dernière fois pour dire, avant que les ombres du campement ne disparaissent pour de bon :
— Merci...
Il l'adressa à tous ceux qu'il abandonnait à l'appétit du feu, des lames, et de la barbarie. Pour Artell, Priam, et pour tous ceux qui succomberaient à la faim de Farétal.
Sans ralentir, roi et chevalier percèrent l'épaisse surface d'une nuit redevenue noire.
Un chapitre dans la même sombre ambiance que le précédent. Lyssandre vit des heures bien sombres, tout comme son Royaume. Si le roi a réussi à s'échapper du champ de bataille, ce n'était que les prémices d'une offensive musclée de Déalym.
Votre opinion sur Priam ? Et sur le général ? Cette attaque surprise promet d'être une véritable hécatombe, mais comptent-ils parmi les victimes ?
Je vous souhaite une bonne reprise (surtout pour qui c'est particulièrement difficile :p)
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