Chapitre 30
[L'encrage du dessin, avec un bout de la colo (j'avais oublié la petite photo)]
La tempête.
Simple métaphore ou image qui tendait à se faire réelle ?
En guettant le ciel à peine voilé de quelques nuages, Lyssandre chercha à déterminer quel malheur pourrait s'abattre sur le château.
Il n'avait pas eu le loisir de s'interroger outre mesure à ce sujet. Il avait occupé les deux heures qui avaient suivi aux derniers préparatifs. Les hommes avaient été rassemblés au palais et étaient prêts au départ. La stratégie avait été ajustée et chaque soldat savait précisément quel était son rôle. Plusieurs unités avaient ainsi été créées afin d'optimiser les chances de percer les lignes ennemies. Le général Artell et l'ancien chevalier Alzar s'étaient attendus afin de régler au mieux les détails de cette offensive. Il avait été convenu que le général accompagnerait les soldats et le roi tandis qu'Alzar veillerait sur le château.
La Cour s'était rassemblée sous les arcades et observait l'étrangeté de la scène. Soann avait maintes fois quitté le palais à la tête d'une armée, mais personne ne s'imaginait voir un jour son dernier né suivre ses pas.
Lyssandre se faisait violence pour ne rien laisser deviner de son angoisse. Seule la nervosité de son étalon qui piaffait sous sa selle laissait entendre une appréhension bien plus grande que celle qu'avait pu nourrir Soann à sa place. Il croisa le regard de Calypso et celle-ci hocha la tête. Les paroles de réconfort n'avaient jamais été l'un de ses atouts, mais elle avait promis de garder un œil sur les membres du conseil et sur tout le beau monde qu'accueillait le château.
Nausicaa se tenait au milieu de la Cour, parfaitement intégrée à cet ensemble homogène. Tybalt lui avait adressé un regard avant de rejoindre l'avant du convoi et, malgré elle, l'impression d'être abandonnée à son sort la pesait. Ce statut de promise laissée dans l'enceinte protectrice du château en attente du retour de son fiancé lui déplaisait fortement.
Sans qu'elle n'ait remarqué sa présence, la femme avec laquelle Nausicaa s'était disputée un peu plus d'un mois plus tôt, la rejoignit pour lui souffler :
— Eh bien, il semblerait que votre futur époux soit de ces hommes désireux de se couvrir de gloire.
— Mon futur époux est de ceux qui servent Loajess, rétorqua-t-elle.
Nausicaa se savait rancunière. Elle pardonnait rarement, surtout lorsque cela concernait l'une de ces vipères qui, l'air de rien, cherchaient à l'atteindre. Montrer que leur vile entreprise fonctionnait, c'était leur donner raison. Il s'agissait de l'une des premières leçons qu'avait retenu Nausicaa lorsqu'elle avait fait son entrée dans le monde. Sa mère, une femme peu démonstrative, mais rôdée à l'exercice, au jeu des apparences, lui avait soufflé quelques conseils. Sa fille unique ne les avait jamais oubliés et avait d'ailleurs très vite compris que ces femmes, ces hommes aussi, pouvaient prétendre une amitié, cela ne les empêcherait pas de la trahir à la première occasion.
— Qu'en est-il du vôtre, madame ?
La courtisane s'empourpra. Le fait que son époux écumait les tavernes et dépensait leur fortune jusqu'à s'endetter aux jeux n'était un secret pour personne. Si Nausicaa avait été d'humeur plus mauvaise, elle aurait ajouté une remarque sur ses nombreuses infidélités. Les courtisans qui faisaient l'objet des pires rumeurs s'acharnaient toujours plus que les autres à humilier leurs semblables. La noble ne pouvait compter que sur l'argent de sa dot pour subsister à la Cour et fuir les moqueries qui s'attaquaient tantôt aux habitudes de jeu de son époux, tantôt à sa tendance à découcher et à s'éveiller dans les bras de plusieurs prostitués dans les beaux quartiers d'Halev.
Elle s'humecta les lèvres, le menton tremblant, et poursuivit, toujours sur ce ton de la conspiration :
— Votre époux fait déjà des jalouses, mademoiselle. Êtes-vous sûre qu'il soit raisonnable de le laisser s'en aller ainsi ?
— Je doute qu'il ne trouve grande compagnie à Farétal, si ce n'est quelques écureuils et quelques lances ennemies. Si je dois m'inquiéter de quelque chose, ce n'est certainement pas de le voir briser le serment qui nous lie. Il accompagne notre roi à Arkal, non dans l'un de ces établissements si... exotiques, à Halev.
La bouche ouverte, sous le choc d'une répartie qu'elle aurait pourtant pu prévoir, la courtisane recula d'un pas et bouscula une vieille veuve qui l'inonda de jurons. Les narines frémissantes de colère, elle s'apprêtait à rétorquer, lorsqu'une jeune débutante encore candide du nom de Milenna commenta :
— Le duc est donc à l'image de ce chevalier servant.
Nausicaa la considéra avec surprise. La jeune fille ne possédait aucun titre et était l'image de la coquetterie féminine entre ces murs. Une gloire rendue à son apparence, à son visage de poupée, mais encore incapable de jouer de ses charmes. Sans doute obéissait-elle aux directives d'une mère déterminée à marier sa fille au plus vite.
Nausicaa considéra brièvement son intervention. Tybalt était plus à l'image du prince maudit, comme l'avait été Lyssandre, mais dans une toute autre mesure.
— Le duc est loin d'être le parfait chevalier dont les petites sottes rêvent !
— Non, il est vrai qu'il ne l'est pas. Je me contente donc d'un prince.
Elle s'éloigna d'un pas tranquille et croisa le regard satisfait de Calypso. Celle-ci se tenait à l'égard et surveillait en silence les murmures de la Cour.
Un bref instant s'écoula avant que le général ne lève la main droite et n'annonce le départ. Lyssandre ouvrit ses doigts sur les reines et, lorsque les portes du château s'ouvrirent, il passa en dessous du recueil du roi et de l'espace bordé de gardes pour quitter l'enceinte du palais.
Il abandonna sa prison dorée sans savoir s'il la regretterait. Il accorda un regard derrière son épaule, sans ralentir l'allure de son destrier. La silhouette du château s'éloignait déjà.
Les foulées des chevaux avalèrent les kilomètres à travers les plaines de Loajess, à travers ces quelques bois, sans jamais briser la formation. Ils ralentirent à peine lorsque vint midi et ne s'accordèrent une pause qu'aux alentours de treize heures. Il fallut toute la volonté du monde à Lyssandre pour enfourcher à nouveau sa monture. Parmi les soldats, l'élite parmi les grandes lames du Royaume, personne ne se plaignait et à mesure que la forêt de Farétal s'approchait, l'étreinte de ces professionnels se raffermit. Ils formèrent autour de Lyssandre une armure faite d'hommes et de chevaux. Si les troupes devaient être attaquées, le roi serait presque intouchable.
Le soleil déclinait lorsque les chevaux ralentirent l'allure. Lyssandre profita de cette accalmie pour admirer le paysage, les plaines verdoyantes, les champs qui faisaient la renommée de Loajess jusqu'à perte de vue. Il finit par s'adresser au général Artell, trop peu habitué à ce silence de longue haleine :
— Pensez-vous que nous parviendrons à Arkal en temps requis ?
— Si nous tenons cette allure demain, nous y arriverons, Sire. La forêt de Farétal est dense et risque de nous retarder, mais nous avons parcouru une vaste distance vers le Sud aujourd'hui.
— Je voulais vous remercier. Vous m'avez soutenu auprès du conseil.
— Il est de mon devoir de servir mon roi. Ce ne sont pas à ces hommes que j'obéis.
Le général avait prononcé ces mots d'un ton un peu bourru et sans quitter la piste qui s'ouvrait sur leurs pieds des yeux. Il était peu bavard et d'un pragmatisme qui avait fait sa renommée. Lyssandre se demanda si cette notion de devoir était partagée par tous les soldats sous son commandement ou s'il s'agissait seulement du discours des plus fidèles d'entre eux.
Le supplice de Lyssandre prit fin lorsqu'Artell ordonna l'arrêt des hommes pour la nuit. Là où gisait le crépuscule, le roi distinguait une ombre immense.
— Ce que vous voyez là-bas, c'est Farétal.
Une bouffée d'inquiétude saisit le jeune homme. Il n'avait jamais mis les pieds dans cette forêt, mais elle était la plus vaste et la plus dangereuse du continent. Elle ne tenait pas sa sinistre réputation des combats qui y faisaient rages depuis un siècle, ou pas uniquement. On racontait que des criminels arpentaient sa surface pour s'y cacher ou pour y faire régner la terreur. Si l'ardeur de la guerre ne suffisait pas à ôter toute envie de s'y rendre, ce fait, entre mythe et réalité, y parvenait sans peine aux yeux de Lyssandre.
Le campement fut dressé en une heure. Les soldats s'activèrent sans trahir le moindre signe fatigue au point où le roi en vint à se demander s'ils ne tentaient pas de faire bonne figure. Lyssandre échangea quelques paroles avec ce qu'il désignait comme des compagnons d'infortune et convint qu'il s'agissait, pour la plupart, d'honnêtes hommes.
Après avoir pris un repas chaud dans sa tente, le souverain s'était autorisé à écouter les plaintes de ses membres épuisés par l'interminable chevauchée. Il s'était glissé sous les draps et il avait patienté une heure entière, incapable de fermer l'œil. Son esprit s'agitait, sourd aux protestations de son corps à bout de force. Ce manège s'éternisa tant que Lyssandre fut forcé de capituler. Il s'extirpa de son cocon pour goûter à la fraîcheur nocturne.
À des centaines de kilomètres du palais, l'air semblait plus piquant, plus sauvage aussi, comme si ces terres n'avaient été foulés par aucun homme. Le garde censé surveiller la tente du roi, bien plus vaste que celles qui se nichaient tout autour, dormait à poings fermés. Lyssandre sourit et s'enfonça entre la vingtaine de tentes qui composaient le campement. Il avait abandonné ses habits vierges de toute décoration militaire et qui ressemblait davantage à un costume porté par la Cour à quelques occasions.
L'air glacé n'épargnait pas sa peau en partie dénudée et il frissonna. Il marcha d'un pas lent, sans réelle volonté de se réchauffer. Il désirait plutôt se rafraîchir les esprits et préparait déjà les paroles utilitaires qu'il lui faudrait prononcer le lendemain. Il avait pris l'habitude, lorsque l'angoisse lui serrait la gorge, de construire méthodiquement ses discours et de se les répéter jusqu'à la nausée.
Avant qu'il n'ait pu songer à une amorce quelconque, Lyssandre reconnut une silhouette aux abords du campement. Son premier réflexe fut de s'immobiliser, craignant un quelconque espion ou un curieux venu rôdé aux alentours, puis il reconnut l'identité de l'homme. Celui-ci était tourné en direction de Farétal et contemplait son ombre rongée, mais pas défaite malgré celles que projetaient la nuit. Une nuit claire baignée par la face pleine de la lune.
— Si j'étais un ennemi, Sire, vous seriez déjà mort.
— Est-ce la proximité du front qui vous inspire de tels présages ?
Le chevalier s'était tendu et lorsque le roi l'eut rejoint, il comprit l'étendue de son indélicatesse. Le soldat posait sur Farétal un regard qui trahissait une émotion hideuse, intolérable, comme de la peur. Lyssandre confondit son expression avec une douleur. Une erreur grotesque bien que l'effroi que le chevalier s'en approchait dangereusement.
— Votre blessure vous ferait-elle encore souffrir ?
— Elle est cicatrisée.
Le chevalier jeta un coup d'œil à Lyssandre. Ils ne s'étaient adressés que des paroles d'usage depuis la nuit passée à Halev. Ni l'un ni l'autre n'avait jamais mentionné le baiser initié par Lyssandre. Le soldat avait suggéré, d'une voix au creux de laquelle Lyssandre aurait juré deviner une émotion, à son roi de prendre congé de lui et de se reposer. L'ivresse du roi ne lui avait pas épargné les souvenirs de son geste et la honte qu'il y associait.
Le soldat dut saisir au vol l'envie de son monarque de mentionner ce passage peu reluisant, car il demanda, d'un ton sensiblement moins indifférent :
— Les médecins vous ont donné l'autorisation de quitter le palais ?
— Je ne leur ai pas laissé le choix, mais je me porte suffisamment bien pour assumer les conséquences éventuelles de mon acte.
Lyssandre s'était plié aux recommandations des médecins royaux jusqu'à ce que ceux-ci émettent des réserves quant à son départ. Il avait ingurgité toutes les tisanes prescrites, tous les infâmes médicaments de la conception personnelle de ces hommes de science, mais avait refusé de voir reculer la date de l'opération.
— Je tenais à m'excuser, pour l'autre soir à Halev. J'étais soûl et...
— Il ne m'appartient pas de vous en tenir rigueur, Sire.
Lyssandre enfonça ses ongles dans la chair tendre de ses paumes. Il aurait préféré une rancœur saine, volontaire et compréhensible à cette froide désinvolte. Lui-même avait honte de son acte, mais il n'aurait jamais imaginé que ce baiser suscite en cet homme un détachement aussi net. C'était, à ses yeux, le comble de l'humiliation.
— Je vous remercie, votre clémence est... toute à votre honneur, chevalier.
Lyssandre tourna les talons. Avant qu'il ne se soit éloigné, la voix du chevalier le contraignit à s'immobiliser à nouveau :
— Ce que vous avez dit tout à l'heure, à propos de Farétal...
— C'était indélicat de ma part, je m'en excuse.
— Il est des blessures qui cicatrisent moins aisément que celle de mon bras. Il se trouve que j'en ai... un certain nombre.
Le chevalier déglutit péniblement. Il avait toujours vécu dans l'ombre de ce qu'il avait vécu, mais sans jamais l'admettre. Accepter la violence dans toute sa triste splendeur revenait à lui donner les armes nécessaires à le détruire. Il n'avait jamais su se résoudre, jusqu'à présent du moins.
— Farétal figure parmi celles-ci ? s'enquit Lyssandre, qui avait abandonné l'idée même de fuir.
— Farétal est chacune d'entre elles.
À quelques exceptions près, compléta sombrement le chevalier, sans en prononcer un mot.
— Avez-vous peur de vous y rendre ?
L'homme cessa de respirer. Il n'avait jamais été doué pour démêler ses émotions et il se savait aveugle lorsqu'il était question de ses propres défauts, de ses propres faiblesses et de sa propre douleur. Il ne savait pas s'écouter et la question de Lyssandre, d'apparence simple, remis en doute son être jusqu'à ses fondations.
Cette question le remua plus qu'il ne saurait l'imaginer. Elle ouvrit une brèche en lui, une brèche qui autorisa d'intolérables aveux.
— Oui.
Cela ne le rendait pas moins digne de défendre le roi. En se retournant pour chercher son regard, il n'y trouva aucune forme de mépris, de dégoût. Au contraire, le visage de Lyssandre s'était éclairci et il paraissait soulagé. Soulagé de ne pas être le seul à craindre cette forêt et ce qu'elle renfermait. À la différence de lui, le chevalier savait à quoi s'attendre.
— J'ai peur de mourir, lâcha Lyssandre, comme mon frère a disparu. Aussi... bêtement que cela.
— Je ne le permettrai pas.
Puis, il se retourna en direction de Farétal éclairée par un rayon de lune. Elle paraissait le défier de toute sa sombre splendeur, le défier d'en dire davantage. Le chevalier ne respirait plus. Il tenta de ravaler les aveux qui l'obsédaient depuis des jours, en appela à toute sa force, à une détermination qu'il pensait inflexible. Hélas, la proximité de son pire cauchemar et de celle de sa plus prompte rédemption vint à bout de ses résistances. Il n'aurait aucun combat à mener, alors le chevalier se devait de mener celui-ci :
— Je sais ma peur injustifiée et la vôtre aussi, Sire. Il n'y aura aucun combat demain, mais permettez-moi de mener le mien : faites-moi l'honneur de m'appeler Cassien.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top