Chapitre 3

[Ce vendredi, je vous présente la seconde étape de la création de ma couverture : l'encrage. Passage fastidieux mais nécessaire qui rend le rendu plus propre. La semaine prochaine, le rendu final sans le titre, et après je passerai au stock de dessins que je me suis constituée. En espérant qu'il tienne le coup !]



Lyssandre descendit la flanquée de marches qui le menèrent jusque dans les entrailles du château. Un lieu aussi sacré que celui qu'il venait de quitter et enfoui sous terre.

La main de Lyssandre esquintait la pierre, celle des murs qui l'avalaient, et la sensation qui le rongeait s'en approchait. Il vouait à cet endroit une méfiance au moins aussi prégnante que la crainte d'être entraîné sous terre, de son plein gré ou non. Ses doigts furent saisis d'un tremblement, mais le chevalier n'émit aucune remarque jusqu'à ce que l'étroitesse de l'escalier, qui s'enroulaient à l'intérieur de la tour, ne débouche sur le lieu caché. Un énième secret que le château gardait pour ses quelques détenteurs et les privilégiés autorisés à y séjourner.

Une pièce presque aussi vaste que la salle de bal qu'ils avaient quittée s'ouvrit sous le regard de Lyssandre. Depuis combien de temps n'y avait-il pas mis les pieds ? Depuis la mort de son frère, sans doute, et la sensation se révélait toujours aussi déplaisante. Un frisson parcourut son échine. Le jeune roi resta prostré sur son seuil, blême.

La crypte suscitait en lui un mélange de fascination pour ce qu'elle représentait et une peur dérangeante. Le sépulcre rassemblait les dépouilles des souverains depuis quatre cents ans et il était étrange de s'imaginer y reposer un jour.

La crypte du palais royal voyait se dresser les tombeaux de chacun de ses rois et Lyssandre, le souffle court, s'y aventura. Sur le mur nu se dessinaient des plaques mortuaires. Certains monarques s'étaient faits construire des tombeaux majestueux, mais ils ne renfermaient qu'une petite part des ossements. Le reste dormait aux côtés de la femme et de la proche famille du défunt pour l'éternité. Cette crypte n'était qu'une sorte d'archive, de symbole, qui se transformait à travers les âges pour laisser une place aux rois fraîchement disparus. Lyssandre investit les lieux d'un pas incertain, dépassa la plaque tombale de son père avant de s'arrêter devant celle construite à côté.

L'exception au milieu de toutes ces figures royales : Hélios de Loajess.

Lyssandre lut silencieusement l'épitaphe avant de réaliser qu'il n'avait jamais eu le courage de descendre ces marches pour rendre visite à son aîné. C'était à l'instant où il se sentait le moins brave qu'il y parvenait. La plaque dorée, sobre, mais élégante, précisait :

Hélios de Loajess,

À la mémoire du roi que tu aurais été.

Protecteur des siens et tombé pour le Royaume,

Puisses-tu régner par-delà ce monde.

Lyssandre se laissa choir. Il s'agenouillait pour la seconde fois et qu'importait qu'il soit déjà roi. Cette pierre froide ne rendait aucun hommage à Hélios et au destin grandiose qu'il n'avait pu embrasser. Lyssandre fut saisi par un vif sentiment d'injustice. Hélios avait trouvé la mort sur le champ de bataille, lors d'un de ses sempiternels conflits qui opposaient Loajess et son plus proche voisin, Déalym, depuis des décennies. La plus fine lame de sa génération, le Dauphin et le fier héritier, avait trouvé la mort de la manière la plus cruelle qui soit. Son jeune frère, qui l'avait admiré, qui l'avait encensé, et qui ne voyait encore en ce jour que la figure inégalable, contemplait la pierre froide et sans vie.

Hélios avait été un roi mort-né.

— Vous devriez vous incliner, avança Lyssandre, sans se retourner.

Un bref silence lui répondit. Ses yeux secs, son cœur douloureux, son corps tendu sous le jeu des torches suspendues au mur mesuraient la hauteur de ce silence. Il insista :

— Vous devez vous incliner devant votre roi, chevalier.

— Je ne comprends pas, Sire. Devant quel roi dois-je m'incliner ?

— Le seul roi qui mérite ce titre, répondit Lyssandre, dans un souffle.

Il secoua durement la tête, comme pour en extraire un flot de pensées trop incisives et, lentement, se releva. La pénombre et l'humidité qui suintait des murs l'étouffaient à petit feu, à la manière des torches battus par des courants d'air inexplicables.

— Vous insinuez que cette sépulture est mon roi ?

— Je l'affirme. Je ne suis qu'un usurpateur.

Il haïssait l'impression de faiblesse qu'il renvoyait et s'en voulut immédiatement d'avoir laissé le chevalier l'accompagner. Le deuil était un cheminement solitaire et en permettant à cet homme de le rejoindre, il partageait bien plus que l'épanchement de sa vulnérabilité.

— Je voulais que vous le sachiez, parce que je suis conscient de cela et qu'à défaut d'être digne de ce trône, j'essaie d'être honnête. Cet homme est votre roi, je me contente de régner en son nom.

— Dans ce cas, qui dois-je protéger corps et âme ? Le cadavre qui pourrit sous terre, ou vous, Sire ?

— Mesurez vos paroles !

La voix de Lyssandre prit une ampleur folle entre les murs de la crypte. Elle vibra contre ceux-ci comme elle avait ébranlé son corps avant de s'élever. Cassien soutint le regard du roi et Lyssandre se heurta à nouveau à ses prunelles étranges. D'un gris si clair qu'il y percevait son reflet, l'écho d'une réalité moins hideuse qu'il ne se l'imaginait. Décontenancé, autant par ce que trahissait ce contact visuel que par l'attitude de l'homme, Lyssandre s'arracha à son visage. Il passa ses mains le long de ses bras et les frictionna sans parvenir à se réchauffer.

— Veuillez excuser mes propos, Majesté.

Lyssandre, surpris par cette parole jetée platement, risqua un regard à l'égard du chevalier. Celui-ci, engoncé dans son armure, se tenait droit et raide à un pas seulement. La pénombre mangeait ses traits marqués par l'horreur, mais encore jeunes. Quel âge avait-il ? Il ne devait pas être bien plus vieux que lui, mais la différence était nette, évidente. Lyssandre avait traversé des drames, avait existé à travers eux, mais il ne pouvait se vanter d'avoir vécu. Tout l'inverse de cet homme, de cet inconnu qui transpirait l'expérience. Sous le visage du soldat parfait, que Lyssandre devinait redoutable d'efficacité, il apercevait l'empreinte des traumatismes.

Une trace laide, immonde, inscrite sous la peau.

Cette certitude, cette humanité que Lyssandre n'aurait jamais dû lui prêter, décontenança le roi avant qu'il n'articule, dans un souffle :

— Que pensez-vous de cela ? Que pensez-vous de ce que je vous ai avoué ?

— C'est honnête.

Lyssandre sourcilla. Son interlocuteur ne semblait pas s'étonner que le roi lui demande son opinion et lui adresse la parole presque comme s'ils avaient été égaux. Il répondait avec une aisance quasi déplacée et pour le moins surprenante.

— Je ne suis pas le roi attiré par le pouvoir ou plein d'honorables intentions. C'est plus décevant qu'honnête, rétorqua-t-il.

Le chevalier n'ajouta rien de plus. Aucune question ne lui avait été posée, il n'avait de ce fait pas été invité à s'exprimer. Dans un soupir las, Lyssandre considéra une dernière fois la sépulture de son frère, tut la douleur qui lui était si familière, et se dirigea vers l'entrée.

— Allons-nous-en.

Dehors, la fête battait son plein et les invités dansaient jusqu'à l'épuisement, riaient aux larmes, courtisaient avec le raffinement des puissants. Lyssandre croisa quelques courtisans qui lui témoignèrent une révérence théâtrale et ne s'arrêta pas. Il était trop fatigué pour présenter un visage qui ne serait pas le sien et cette pensée le hanta jusqu'à ce qu'ils atteignent ses quartiers. Situés sur l'aile est, non loin de la tour qui renfermaient le passage vers la crypte, cette proximité lui épargnait la traversée du château animé et des rencontres malencontreuses. Lyssandre en avait suffisamment fait pour ce soir et il ne doutait pas que d'autres se chargeraient de se croire maître du palais en son absence.

Le chevalier ouvrit la porte qui menait aux appartements du roi et demeura sur le seuil, inflexible, si immobile que Lyssandre aurait pu l'oublier ici.

— Puis-je...

— Restez encore un moment, le coupa Lyssandre.

Profitant du silence qui les séparait, Lyssandre retira la couronne qui pesait toujours sur le haut de son crâne et la déposa sur un siège disposé dans l'entrée de ces fastueux quartiers. Interrompu dans son élan, le chevalier patientait et le roi aurait pu le mettre au supplice. Attendre que cette horripilante neutralité, cette froideur étudiée et ce détachement auquel il n'était pas familier ne s'effritent. Lyssandre connaissait le mépris des nobles, l'euphorie au trait tant grossi qu'il avoisinait le ridicule, mais certainement pas cette indifférence cruelle. Il dévisagea encore le soldat, de son nez un peu fort à sa mâchoire forte, de sa haute taille à sa stature renforcée par l'entraînement militaire, et du caractère de son faciès à l'effacement dans lequel il se complaisait si bien.

— Sire ? s'enquit-il.

— Je...

Le regard du chevalier le happa et Lyssandre perdit le fil de sa pensée. Il avait cherché à arracher cette indifférence au soldat, mais se trouvait lui-même pris de court. Sans avoir bu plus d'un ou deux verres, il sentit la tête lui tourner.

— Vous m'êtes comme familier. Serait-il possible que nous nous soyons déjà croisés ?

— Non, Sire.

— Vous n'êtes jamais venu à la Cour ?

— Non, Sire.

Toujours cet éclat tranchant dans les mots, ponctué par un regard honnête, franc, mais dur. Lyssandre fut transi par une envie violente de crier, de l'accuser de mensonge. Cette part déraisonnable de lui faillit porter ces mots, mais il les retint. Le désir de ne pas se savoir seul était tel qu'il en perdait la raison. Lorsqu'il en prit conscience, Lyssandre esquissa le geste d'expédier cet homme. Il préféra à cette attitude plus nuancée, moins étrange, une question aux allures d'accusation :

— Dites-moi quel est votre nom ?

Le piège se referma sur le chevalier. Sa position ne lui permettait pas de signaler au roi que sa question était déplacée. Pourtant, loin d'adopter la posture d'un animal acculé, le soldat marqua seulement un instant de silence. Un instant qui ne permit pas à Lyssandre de prendre conscience de la perversité de son attitude. Cet interrogatoire ne soulignait pas uniquement une saine curiosité, mais un désespoir infâme masqué derrière une vaine tentative de prendre le contrôle de la conversation.

— J'ai abandonné mon nom ce matin même, Majesté. Je ne suis que votre chevalier.

— Et qu'êtes-vous lorsque vous ne l'êtes pas ? Lorsque vous abandonnez votre uniforme ?

L'intéressé tiqua. Ce fut si infime que Lyssandre faillit ne pas le remarquer. Il testait son chevalier également pour être sûr de pouvoir lui confier sa vie en cas de nécessité. Une précaution bien inutile puisque Lyssandre était bien incapable de préserver sa propre existence.

— Je ne suis personne.

— Alors vous êtes un vrai chevalier.

— Je suis un soldat, Sire.

L'image du soldat se brouilla. Lyssandre y avait toujours prêté l'image de son frère et cet homme s'en éloignait catégoriquement. Ses cheveux bruns, sa peau tannée par le soleil, sa figure qui ne semblait pas savoir sourire. Il représentait une toute autre version de la guerre, loin des jeux dans lesquels les nobles s'illustraient avant de succéder à leur géniteur à la tête d'une prestigieuse famille.

— Vous avez combattu pour Loajess, n'est-ce pas ?

— J'ai combattu pour votre père.

— Combien de temps ? l'interrogea Lyssandre.

— Six ans, Sire.

Six ans...

Près du tier de la vie du roi. Une éternité passée à entasser les cadavres et à en créer de nouveaux. Lyssandre avait toujours porté sur la guerre un regard dans lequel se confondait le dégoût et l'incompréhension. La guerre investissait désormais ses soucis quotidiens puisqu'en héritant de Loajess, il avait hérité aussi d'un Royaume qui ne semblait avoir jamais connu la paix.

Loajess partageait l'espace continental avec une autre puissance égale à la sienne : Déalym. Situé au Sud, le deuxième Royaume nourrissait les mêmes espoirs d'essor territoire alliés à une haine héréditaire pour ses plus proches voisins. Les deux ennemis n'avaient eu de cesse d'entretenir des relations complexes qui débouchaient le plus souvent sur des épisodes guerriers plus ou moins longs. Des exemples comme l'existence du chevalier, rescapé de l'enfer des batailles, se révélaient bien trop nombreux pour être comptés.

— Vous avez souhaité devenir chevalier pour cela ?

Le visage du chevalier s'était encore durci et, même lorsque quelques brèves paroles lui échappaient, celles-ci ne paraissaient pas affecter sa tenue. Sa rigidité en devenait quasi inhumaine, mais aussi naturelle que cette conversation se révélait inaboutie et décousue. Portée par l'esprit inconstant et présentement instable, épuisé jusqu'à la dernière goutte, du roi. Il y avait, entre eux, une tension grandissante. Une incompréhension certaine couplée par l'attitude distante du soldat et par les maladresses de Lyssandre.

— Être chevalier représente un honneur.

— Je vous en prie, soyez aussi honnête que je l'ai été.

L'autre n'hésita qu'un bref instant avant d'admettre :

— Le confort du palais m'a semblé enviable à l'horreur de Farétal.

Farétal, la plus vaste et la plus dense forêt du continent, étouffait la fureur des combats qu'elle portait en son sein. Les nombreuses batailles en avaient fait le tombeau de bien des soldats et la forêt abritait à jamais leurs âmes ainsi que les espoirs des miraculés. En affrontant le regard de cet homme, Lyssandre n'y voyait guère plus que cela : un homme qui, à peine plus âgé que lui, avait abandonné l'espoir d'une vie sans tâche. Le roi eut honte d'avoir osé exposer sa tourmente devant un être de cette trempe. Plutôt que l'expédier comme il aurait dû le faire il y avait un long moment déjà, Lyssandre n'échappa pas à l'intensité furtive d'une pensée. Il venait de poser le doigt sur ce qui l'intriguait tant chez cet homme.

— J'avais un ami il y a de cela quelques années, émit le souverain, si bas et pourtant si haut. Peut-être le seul que j'ai jamais eu. Son souvenir s'estompe avec le temps, mais vous lui ressemblez tellement que j'aimerais croire que c'est vous.

La voix de Lyssandre s'étrangla. Saisi de pudeur, il détourna le visage.

— Je suis navré, Sire.

— Ne le soyez pas. Il est égoïste de ma part d'espérer que mon ami ait connu un destin aussi tragique que le vôtre. J'espère qu'il vit heureux loin de la guerre, loin du pouvoir.

Car la guerre ne faisait le bonheur de personne, pas plus que le pouvoir. Ils le savaient, aussi bien l'un que l'autre, et sans que le chevalier ne le laisse supposer, ils s'entendirent. Les deux hommes se reconnurent dans cette vision bien arrêtée du monde. Ils venaient de signer leur malheur d'un commun accord.

Lyssandre congédia alors le chevalier. Cette conversation ne le quitta plus jusqu'à ce qu'il ne sombre dans un sommeil agité. Jusqu'à ce que, prisonnier de l'étreinte des draps, il ne verse ses premières larmes.

Sa chambre immensément vide avala la honte.

Elle garda secrets les pleurs d'un roi. 



J'espère de tout coeur que ce chapitre vous aura plu. Le prochain comportera une esquisse d'action, un premier tournant dans l'histoire qui ne manquera pas de tout bouleverser sur son passage !

Bises <3

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