Chapitre 28
[Le crayonné d'un dessin qui n'a aucun rapport avec le chapitre qui suit.]
Lyssandre dansait.
Il dansait sur les carreaux noirs et évitait les blancs.
À moins que cela soit l'inverse, rien n'était moins sûr.
Il se mouvait avec l'élégance de celui qui avait reçu une éducation exemplaire en la matière. Entre les lourds rideaux du couloir et son carrelage en damier, il se laissait emporter par son élan. Autour de lui, il n'y avait aucune trace de musique, seulement la mélodie hachée de son souffle et le langage libéré de son corps.
Un grand rire lui échappa.
Qu'y avait-il de si amusant ?
Lyssandre avait déjà oublié. Les informations chargeaient son corps d'une énigme grotesque et plutôt que de chercher à la comprendre, il s'en détachait. Son esprit, léger, libre, paradait plus vite que son corps à l'humeur lascive, débridée.
Il y avait des années qu'il ne s'était pas permis une telle folie, une telle liberté.
Les ombres qui se faufilaient à ses pieds ne l'attraperaient pas. Les faibles rayons de lune qui s'échappaient des rideaux en velours baignaient le couloir d'une lueur livide. Blafarde.
Qu'importait, Lyssandre n'avait plus peur, plus peur de rires aux éclats ou de pleurer tout son soûl. Il ne pleurait pas, mais il riait. Un grand rire qui lui déchirait la poitrine et qui ressemblait presque à des sanglots.
- Sire !
L'exclamation arrêta Lyssandre dans sa lancée avec une seconde de retard. Il s'immobilisa de mauvaise grâce et, sans se retourner, lança :
- Duc de Lanceny, est-ce vous ?
Le silence qui lui répondit ne fut pas suffisamment évocateur. Le ton aurait pu correspondre à celui, courroucé, de Tybalt, mais si Lyssandre avait été en pleine possession de ses moyens, il se serait rappelé que son demi-frère avait quitté Halev peu après le crépuscule.
Le roi se retourna pour découvrir, à l'angle du couloir, l'ombre démesurée de son chevalier. Il fut incapable de lui associer l'âme d'un protecteur ou celle d'un énième tourmenteur.
- Qui êtes-vous ?
Le soldat parut pris de court, comme si cette question soulevait en soi plus d'une réponse. Lyssandre n'en démordit pas et insista :
- Qui êtes-vous ?
- Sire, il est tard, vous ne devriez pas vous trouver hors de votre chambre à une pareille heure.
- J'avais envie de danser.
Comme si cela n'avait pas été suffisamment évident, le chevalier s'approcha d'un pas, d'un second, et demanda :
- Êtes-vous ivre, Majesté ?
Lyssandre laissa échapper un sourire.
Ivre ? Mais ivre de quoi ? De tristesse, de joie, de peur ? Son rire formait la quintessence de tout ceci et sa danse, la réponse à cela, un appel à l'aide.
L'ivresse des sens, il semblait l'avoir toujours connue, mais ce soir, son corps entier témoignait de cette dérive. Fusse la faute de l'alcool ingurgité après la visite de la comtesse ou non.
- Je ne sais pas.
Le chevalier considéra longuement le piètre spectacle que lui renvoyait Lyssandre. D'une beauté indécente entre les rayons nocturne, d'un charme androgyne et d'une élégance royale, il paraissait tout droit tiré d'un songe. Un songe que son humble serviteur se rappelait avoir fait. Si son audace profitait des rêves pour s'exprimer, la réalité n'en était que plus grisante.
Plus à même de le condamner.
- Suivez-moi, Sire, je vais vous raccompagner à vos appartements.
Lyssandre ne chercha pas à protester, il se laissa docilement guider à travers les couloirs de la noble bâtisse. L'alcool le rendait moins pudique, plus brave, et il se surprit à détailler longuement le visage du chevalier.
Un profil qu'il avait franc, marqué, une mâchoire bien dessinée qui soulignait des traits masculins malgré une peau aussi imberbe que celle de Lyssandre, des yeux tranchants, d'un gris qui évoquait autant la lame d'une épée que le ciel d'un orage estival, le tout surmonté par des cheveux d'un brun soyeux, qui appelaient la main d'une amante et dont le dessin indiscipliné avait quelque chose de séduisant. Lyssandre s'attarda sur le menton large, sur le nez fort, sur la bouche épaisse et ourlée qui ne souriait pas, sa haute taille, sur toutes les perfections, les imperfections, qui bâtissaient la figure du chevalier.
Lyssandre s'arracha à sa contemplation lorsque l'homme lui fit signe de pénétrer dans la chambre. L'espace, spacieux, confortable, avait été aménagé pour accueillir les plus grands et ne manquait pas de charme. Le lit était surélevé de près d'un mètre et les épaisses couvertures invitaient les corps à y trouver un refuge ou à s'y mouvoir.
- Vous ne partez pas ? s'enquit Lyssandre, surpris de constater que le chevalier n'avait pas encore saisi sa chance de s'échapper.
- Non, on m'a chargé de vous transmettre une proposition.
- De quelle nature ?
Lyssandre passa discrètement une main sur ses traits. Ses pensées n'avaient pas la lucidité habituelle, mais il possédait encore suffisamment de contrôle sur ses moyens pour ne pas risquer la catastrophe. En dépit de constat, il se savait trop ive pour éprouver de honte trop pénible et il regretterait de s'être donné en spectacle qu'au lendemain.
- Le général Artell vous propose d'accompagner vos hommes au front.
- Il souhaite que je me batte ? s'étrangla Lyssandre.
- Non, il ne demande que votre présence. Cela motiverait les troupes en plus de constituer un symbole fort.
Le roi considéra la proposition. Il n'avait jamais approché l'ardeur des combats et avait longtemps espéré que cet instant ne se présenterait jamais. Il avait échappé à cette obligation durant des années, à l'âge où son frère était déjà adulé pour ses faits de guerre. Son cadet aurait dû se douter qu'il ne s'en sortirait pas éternellement.
- Vous avez été soldat, commença-t-il, à mi-voix.
- Oui.
- Vous avez combattu durant six années pour mon père.
- Oui.
- Auriez-vous aimé qu'il vous rende visite ? Pensez-vous que cela vous aurait apporté une forme de soutien ?
La vue du chevalier se brouilla. Lorsque Soann arpentait les kilomètres du front, c'était à Arkal, afin de s'illustrer et de se couvrir de gloire. Feu le roi n'avait que faire des soldats qui mouraient pour lui, tout comme la défaite le révulsait. Il était de ceux qui ne frémissaient pas à la vue des litres de sang qui imbibaient le sol et qui ne feignaient même pas le plus petit intérêt.
- Je ne pense pas que cela puisse être une mauvaise initiative, traduit le chevalier.
Il savait qu'il était destiné à accompagner le roi, bien que celui-ci le dispenserait sans doute volontiers s'il en faisait la demande. Les combats lui rappelaient trop d'infâmes cauchemars pour qu'il souhait s'y rendre. Seulement, il n'était pas question de laisser le souverain s'y risquer seul.
- J'imagine que ce serait bénéfique.
Pour l'heure, Lyssandre se délaissait de pensées trop invasives. Il ne combattrait pas et le fait qu'il n'appartienne pas à la race guerrière dont son père se disait issu constituait une tare suffisante pour qu'il ne refuse pas la proposition du général.
- Je vais accepter. Vous m'y accompagnerez, n'est-ce pas ?
- Cela va de soi, Majesté.
- J'imagine pourtant que vous n'en avez aucune envie.
- Pas plus que vous.
Le chevalier était conscient d'outrepasser les règles. Celles qu'on avait établies pour lui et celles qu'il avait dressées de son côté. Il s'investissait trop dans cet échange, ne répondait pas avec le détachement qu'il s'était imposé.
En d'autres termes, il manquait à son devoir.
L'homme était réapparu au détour d'un couloir et le chevalier n'était plus en mesure de l'effacer d'un revers de la main.
- Je ne vous y force pas, sachez-le.
- Je me dois de vous protéger, le...
- Le serment, je sais, vous vous y pliez avec beaucoup de conviction et je vous en remercie. Je peux demander à un garde, chevronné si cela vous épargne quelques remords, de m'accompagner jusqu'à Farétal.
- Non.
Lyssandre attendit qu'il poursuive, mais rien ne vint. Le chevalier avait été dépouillé de sa lourde armure et même de son épée. Sous ses yeux, il semblait plus humain, mais à peine moins indifférent qu'il l'était toujours. Lyssandre en venait à se demander s'il n'inspirerait désormais plus que le mépris, la moquerie, ou encore le désintérêt. Quoique ce désintérêt n'était le fait que de cet homme, car contrairement à celui des ministres, il se révélait complètement exempt de dédain.
- Serait-ce de l'orgueil, chevalier ? Pensez-vous que nul ne soit plus apte que vous à me protéger ?
- J'en suis certain.
- Vous m'étonnez !
La spontanéité de Lyssandre était inhabituelle, mais le chevalier jouait de son attention déplorable pour échapper à des questions embarrassantes. S'il se jugeait plus à même de défendre la vie du roi, c'était avant tout parce qu'il avait une raison plus personnelle à ne pas souhaiter le voir mort. Les autres gardes ne feraient que leur devoir et craindraient de voir le souverain disparaître parce qu'ils se verraient affubler de toute la responsabilité. Lui ne permettrait simplement pas sa mort.
- Il n'y a pas seulement de la guerre dont j'ai besoin d'être protégé. Seulement, cela dépasse vos compétences. En fait, je crois que cela dépasse les compétences de chacun, ne m'en déplaise.
Le visage se teinta d'une peine passagère. Les mots lui échappaient et il s'agissait du principal inconvénient de l'alcool le concernant. Le contrôle qu'il maintenait sur ses dires se trouvait amoindri et, au contact de celui qui refusait d'aller au-delà de ses prérequis, il se découvrait une once d'audace.
- De quoi avez-vous besoin d'être protégé ?
Lyssandre eut un mince sourire. Il pouvait encore s'arrêter, cesser ce jeu avant qu'il n'en soit la victime, mais il n'en trouvait ni la force ni la conviction. L'alcool désinhibait ses peurs, ses limites soigneusement établies.
Il avança d'un premier pas.
- De tout ce que les autres ne peuvent entendre. De la nuit qui hurle et qui me tient éveillé.
Dans ses paroles, l'image de sa sœur se confondait. Il s'exprimait comme elle et, comme le mélange parfait de Willow et d'Hélios. Pas aussi rationnel que le Dauphin, mais encore trop sain d'esprit, trop tristement normal, pour égaler la princesse de Loajess.
- Des ombres qui serpentent à mes pieds, elles sont successivement mon père, mon frère, le souvenir de ma mère.
Il avança d'un autre pas.
- Des moqueries, des injures, des railleries, les concrètes et les suggérées, celles que j'ai essuyées et celles que j'essuierai encore.
Un troisième pas qui fit mourir un peu de la distance qui l'éloignait encore du chevalier.
- Du poids du devoir qui m'écrase le dos, de la responsabilité dont je n'ai jamais voulu et de mon impuissance qui m'est chaque jour plus insupportable. Des plaintes que je marmonne et qui me font me sentir encore plus incapable que je ne le suis.
Le chevalier ne bougeait pas. Il ne chercha pas à fuir, il ne chercha pas à se soustraire à ce que Lyssandre esquissait et qui s'apprêtait à le piéger. Pour la première fois, une véritable émotion, concrète, entière, se dessina dans son regard. Il ne prenait pas en pitié son roi, il se contentait de le considérer au-delà de son devoir, de sa responsabilité et de l'impuissance.
- La peur de la mort, la mort en elle-même, la malédiction dont je n'espère pas réchapper.
Un cinquième pas pour ponctuer ces mots. Jamais Lyssandre n'avait avoué de vive voix la peur dévorante que lui inspirait la mort. Tous les hommes la craignaient, mais lui... lui en avait une terreur démesurée doublée d'une fascination incohérente et incompréhensible. Les drames avec lesquels il avait grandis avaient construit cette vision biaisée, complexe, faite d'un paradoxe grandiose et malsain.
- Le sang, l'abandon, la violence et les morts.
Lyssandre esquissa un dernier pas. Il n'était plus qu'à un mètre du chevalier. Une distance tout à fait inconvenante, outrancière, mais aucun des deux n'accepta de reculer.
Ces derniers aveux sonnaient comme une accusation. Une accusation trop personnelle au goût du chevalier.
- Rien dont un homme, un chevalier de surcroît, saurait me protéger, voyez-vous ?
- Je pense être en mesure de comprendre certains de ces fléaux.
- Vraiment ?
Lyssandre inclina le visage. Les joues rougies par l'alcool, les cheveux emmêlés par la danse, il ressemblait à l'un de ces amants aux charmes terribles. Le chevalier le contempla avec plus d'insistance que ne lui autorisait les mœurs, les règles, les lois.
- N'êtes-vous pas seulement un chevalier ? Un chevalier ne pourrait pas comprendre.
- C'est cela que vous ne pouvez pas comprendre.
- Votre souhait de n'être qu'à mes yeux qu'un simple chevalier ?
L'intéressé ne répondit pas. Les lèvres serrées, il paraissait être au supplice et le roi était déterminé à le torturer. Quitte à outrepasser les règles, celles du roi, celles de Lyssandre, celles du chevalier et celles de l'homme, ils se devaient de maudire toute demi-mesure.
- Si vous voulez me protéger ne serait-ce que de la peur, il vous faut être plus qu'un chevalier.
- Et si c'est plus que ce que je ne saurais vous offrir ?
- Est-ce là tout ce que vous possédez, un titre ?
- Vos sujets vous considèrent bien comme étant uniquement le vôtre.
Lyssandre fut pris de vertiges.
Le chevalier refusait de devenir plus que son propre rôle là où lui souhaitait être considérer comme un humain. Celui auquel il ne parvenait pas à renoncer malgré son accession au trône.
- Je suis désolé, dit l'homme.
- Rassurez-vous, désolé, vous ne l'êtes pas autant que moi.
La conversation avait depuis longtemps perdu en cohérence et ils auraient dû y mettre un terme. Sans que le chevalier n'ait relevé le moindre mouvement, Lyssandre avait avancé d'un pas minuscule.
- Je vous ai pris pour un autre.
- Cet autre aurait-il pu vous protéger, Sire ?
- Sans aucun doute. Lorsque vous m'avez appelé Lys, l'autre jour, je...
- Une erreur imposée par l'urgence, Majesté, cela ne se reproduira plus.
- J'ai cru qu'il était revenu, qu'il ne m'avait pas abandonné. L'espace d'un instant, j'ai eu l'impression de ne plus être aussi seul.
Lyssandre ne pleurait pas, mais ses yeux humides débordaient de larmes contenues. Des larmes gorgées de la mort de son frère, du sang de ses sujets, de tout pourquoi il avait peiné à les retenir.
Ce fut la vue de ces larmes qui perdit le chevalier. Il refusa de les voir couler tant cela lui sembla insoutenable. Il approcha une main de son visage et glissa son pouce son l'œil vert de Lyssandre. Il y chassa la larme ronde, douloureux, et la regarda s'écouler le long de son doigt.
- Ce que vous m'avez demandé... commença-t-il, d'une voix curieusement incertaine.
- Oui ?
- Je peux peut-être vous l'offrir.
Lyssandre ouvrit la bouche. C'était aussi inattendu qu'inespéré.
Le chevalier baissa le regard et esquissa un mouvement de fuite, de retrait. Le roi ne lui en laissa pas l'occasion. Sans une parole, sans justifier un geste inspiré autant par l'envie inconcevable que par l'alcool qui lui brûlait l'âme, il retint l'homme.
Il se hissa sur la pointe de ses pieds, puis, comme l'avait fait la comtesse un peu plus tôt, il approcha son visage du sien. Lyssandre ne se contenta pas de la commissure de cette bouche qui ne souriait pas.
Il ravit les lèvres du chevalier pour lui donner un baiser à peine suggéré. Un pétale tombé sur sa bouche, peut-être un pétale de lys, qui s'envola aussitôt.
Un contact bref. Le chevalier eut tout juste le temps de cligner des yeux pour voir disparaître cet instant rêvé.
Cette caresse imparfaite, délicate, digne d'une promesse.
Digne d'un songe.
Et voilà le premier vrai baiser du roman. Très soft, le baiser, cela dit.
On vient cependant de passer un cap dans leur relation. Cassien est bien cet ami qui a abandonné le prince, par choix ou sous la contrainte, il a disparu un beau jour. Tout ça pour former ces retrouvailles plutôt... plaisantes ? :3
Je vous souhaite une belle fin de semaine à tous <3
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