Chapitre 24

Lyssandre s'était évadé du palais à la tombée de la nuit.

Une nécessité impérieuse s'était imposée, plus exigeante encore que l'épuisement : le besoin de reprendre son souffle.

Si Lyssandre ne pouvait s'offrir le luxe de quelques jours supplémentaires, il avait la possibilité de prendre l'air dans l'enceinte du palais. Il s'y était égaré quelques minutes avant de gravir les escaliers au Sud du palais, là où se dressait le recueil du roi. Il avait failli y pénétrer, certain que personne ne viendrait l'y déloger – peut-être pourrait-il y demeurer des jours entiers au nom d'un privilège ancestral ? – et il s'était ravisé. Ce soir, après ce qu'il venait d'apprendre, il ne se sentait pas le courage de côtoyer ainsi l'héritage de ses ancêtres.

Il s'était donc installé sous une des nombreuses arcades construites dans le dos de ce refuge sacré. Les pieds suspendus dans le vide, ce lieu lui découpait une vue imprenable sur l'ensemble du palais. La nuit était calme, de là où il se trouvait et seules quelques conversations lui parvenaient.

— Tu es bien téméraire ce soir, Lyssandre !

— La frayeur que tu viens de me causer aurait provoqué ma chute. Que dirais-tu d'avoir la mort du roi sur ta conscience ?

— J'en dis que tu es bien bavard pour un mort.

Lyssandre sourit. Le premier véritable sourire depuis de longues semaines. Nausicaa avait mis un point d'honneur à ne pas approcher son ami de trop près. Son soutien avait été constant, mais silencieux. L'attentat qui s'était abattu à Halev avait mis Nausicaa face à une réalité à laquelle elle était déjà familière : la mort ne possédait ni logique ni clémence. Elle aurait pu désigner Lyssandre comme son fiancé.

— On a tendance à me dire trop silencieux pour un vivant.

Nausicaa cueillit le sourire un peu triste qui balaya le rictus spontané de son ami. Parfois, elle entrevoyait l'enfant qu'il avait été. L'enfant disparu trop tôt, offense après offense, drame après drame.

Parfois, ce pâle reflet du prince d'autrefois l'effrayait.

— Sortir la nuit après une journée aussi longue n'est pas très prudent, souligna-t-elle.

— J'ai connu un temps où la prudence t'était bien égale, très chère amie.

Nausicaa sourit et inspira l'odeur de la nuit. Les nuages voilaient le ciel et la lune y disparaissait. L'obscurité presque totale ne l'effrayait pas, mais elle savait que Lyssandre en avait longtemps eue peur. Ce détail rendait son escapade d'autant plus étonnante.

Autrefois, Nausicaa n'hésitait jamais à enfreindre les règles, à les outrepasser volontairement. Ces règles, elle les jugeait trop contraignantes, ou alors désirait-elle juste connaître quelle sentence serait la sienne lorsque sa gouvernante l'aurait retrouvée. Il lui faudrait naturellement une bonne heure, puisque la fillette se révélait douée lorsqu'il s'agissait de s'échapper. Les années l'avaient assagie et à dix-huit ans, elle avait appris à se tenir bien sagement, bien qu'elle regrettait parfois le temps où elle pouvait courir dans le château de ses parents sans que personne ne lui en tienne rigueur.

Nausicaa savait désormais que ce temps était à jamais révolu.

— Je sais que la question n'est pas des plus appropriée, mais...

— Est-ce que je vais bien ?

— Je suppose que non, si tu te mets à faire à la fois les questions et les réponses, bougonna Nausicaa, après avoir enjambé le muret en imitant son ami.

Lyssandre lui jeta un regard d'avertissement et se détourna. N'importe quel autre homme se serait épouvanté, d'autant plus que la manœuvre avait laissé apparente les chevilles de la jeune femme. Il y avait bien longtemps que Lyssandre ne se souciait plus de ces détails.

— Nausicaa, tout de même...

— Personne ne me voit et je te rappelle que nous nagions nus tous les deux il n'y a pas si longtemps.

— La Cour n'en finirait plus de...

— Elle trouve toujours à redire. Que ce soit mon mariage avec Tybalt, la disparition de ma mère et mon titre de baronne hérité avant même mes dix-huit ans, ou même mon amitié avec le prince. Si j'écoutais tout ce qui se raconte, c'en serait fini de moi depuis bien longtemps ! Je suis tour à tour une opportuniste et une chanceuse. Bien entendu, on se garde bien de le crier en face. La dernière qui s'y est risquée – mademoiselle de Lamon, te souviens-tu ? – s'est vue écartée de la Cour et je ne serais pas surprise de la retrouver mariée à un homme de trente ans son aîné !

— Tu es odieuse, sourit Lyssandre.

Il contempla le vide qui s'ouvrait sous ses pieds. Une chute d'une dizaine de mètres s'offrait à lui. Cette mort serait-elle digne d'un roi ? Sous l'œil attentif et manifestement inquiet de Nausicaa, il s'entendit répondre :

— Je suppose que je vais bien. En fait, je n'arrive pas à croire que je puisse être encore en vie. J'imagine que je peux remercier ma bonne étoile.

Il contempla le château et s'éternisa sur la tour située à l'Ouest de l'immense structure palatiale. Il crut apercevoir, du haut du balcon, les contours vaporeux d'une silhouette féminine. Un spectre qui disparut aussitôt.

Ils conservèrent ce curieux mutisme encore quelques instants. Depuis le retour de Nausicaa au palais, la distance qui les séparait paraissait infranchissable. Dans le silence qui s'étendit, les deux amis la ressentaient, presque matérielle entre leurs deux corps. Ils avaient grandi ensemble, mais leur passage à l'âge adulte avait été une étape douloureuse, nécessaire et solitaire. Sans le vouloir, aucun des deux n'avait été présent à l'instant où ils en avaient eu le plus besoin.

— La mise à mort aura lieu demain, c'est juste ? demanda Nausicaa, sans cesser de balancer ses pieds nus dans le vide.

— Oui, à Halev.

— Toute une symbolique...

— Toute une ironie, rectifia Lyssandre.

L'estomac de Nausicaa se tordit. Le roi se révélait plus esquinté qu'il ne le laissait paraître. Elle s'arracha à la vision de son profil peiné et frissonna dans la nuit. Tybalt avait quitté le palais dans l'après-midi pour une longue balade en solitaire. Cette attitude et le fait qu'il ait soigneusement évité sa promise suffisait à trahir sa douleur. Au cœur de ces querelles familiales et avec un recul que les principaux concernés ne connaissaient pas, elle savait que cette tragédie venait de briser tout espoir de réconciliation.

— Comment était-ce ? Là-bas, à Halev ?

— Chaotique. Je suis heureux que tu n'aies pas fait le déplacement.

— Je suis heureuse que les coupables soient punis.

Les traits de Lyssandre se voilèrent et son mensonge lui fut renvoyé en plein visage.

Personne ne savait pour son oncle et personne ne le saurait jamais. Le visage tuméfié d'Amaury allié au fait qu'il avait disparu depuis seize ans réduisaient à nulles les chances qu'un sujet quelconque le reconnaisse. Le prince de sang royal mourait dans l'oubli, comme le criminel qu'il était devenu.

Lyssandre se répugnait de garder la vérité pour lui et pour lui seul. Personne à l'exception de son chevalier avait été témoin de leur conversation et le roi s'était empressé d'obtenir la complicité du soldat. Le discours tenu par Amaury poussait Lyssandre à penser qu'il était préférable que son cousin n'en sache rien. Il n'avait encore aucune idée du mal que pourrait engendrer sa décision et savait seulement que cette solution était la seule qui s'offrait à lui.

— Moi aussi, murmura-t-il. Moi aussi.

— Tybalt est...

— Je sais qu'il ne m'écoutera pas, mais j'aimerais que tu lui présentes mes condoléances. Quoi qu'il puisse penser, je suis navré.

— Je sais et je pense qu'il le sait aussi. Il est bouleversé, il ne se rend compte de rien, alors laisse-lui le temps.

Nausicaa n'était pas certaine que le temps puisse encore arranger quoi que ce soit dans les relations tendues, irréconciliables, qui liaient les deux hommes.

— J'espère que cette mise à mort, aussi... barbare soit-elle, saura apaiser sa peine.

La baronne saisit la main de Lyssandre et la pressa dans la sienne. Elle aurait aimé que son ami et l'homme qu'elle aimait puissent s'entendre et, alors que la situation à Loajess se détériorait significativement, elle se sentait bien égoïste d'y songer. Une brise légère s'emmêla dans ses cheveux libérés de leurs épingles et elle articula :

— Tu sais, au sujet des rumeurs, des murmures... Eh bien, il semblerait qu'il y ait un certain mécontentement.

Lyssandre se figea. S'il avait besoin de quoi que ce soit, ce n'était en aucun cas de cela. Nausicaa se désolait d'avoir à tenir ce discours. L'instant était mal choisi, mais serait-elle toujours son amie si elle choisissait de lui épargner ces aveux. La Cour avait tous les pouvoirs, elle représentait l'élite de la noblesse, la crème de la bourgeoisie de Loajess. Si ces lignées décidaient de ne plus se plier à l'autorité du roi, leur richesse et leur influence n'auraient aucun mal à déséquilibrer le pouvoir. Guerres civiles, tentatives de coup d'État, ces réalités n'existaient plus à titre majeur depuis des temps reculés.

Une telle instabilité politique renvoyait aux temps obscurs. Les historiens de Loajess avaient coutume de situer cette période entre la fin du deuxième siècle et la moitié du troisième, des dates souvent très approximatives. On ne savait presque rien de ce passage de l'Histoire de Loajess, mais il était caractéristique d'une régression, d'un chaos politique et d'un comportement qu'on imaginait barbare. Les archives avaient été brûlés et les rares documents qui étaient parvenus faisaient états de mises à mort arbitraires, de guerres civiles, de coups d'État sanglants et de massacres. Cette période muette de l'Histoire de Loajess servait d'exemple à ne surtout pas reproduire et, malgré le peu de choses qui en était su, personne ne souhaitait voir se reproduire ce que l'on soupçonnait.

— Ne m'épargne pas, dis-moi ce qu'il me faut savoir.

Nausicaa grimaça. Le premier attentat avait été un premier coup porté à l'image de la monarchie, un coup que les puissants avaient considéré inadmissible, mais le second n'en était que plus intolérable. La passivité de Lyssandre déplaisait profondément et les préjugés qu'avait entraîné la succession du plus jeune prince se muaient en une profonde contrariété. Une généreuse part de la noblesse de Loajess, du moins la part qui résidait à la Cour et qui était attachée à ses privilèges, à sa vision réductrice du pouvoir, était défavorable à Lyssandre. S'ajoutait à ce compte un nombre encore inconnu de ministres et de conseillers.

— Un complot ? demanda le roi, d'une voix pâle.

— Pas un complot, pas encore. Je dirais plutôt un mécontentement collectif qui pourrait s'avérer dangereux. Certains de tes proches conseillers se complaisaient à régner seuls et l'intérêt nuancé que tu portes au pouvoir ne convient à personne.

— J'ai le choix entre représenter la figure royale dans sa symbolique, mais dans l'exécution de son pouvoir à part entière ou me consacrer entièrement à ma tâche, et ce, sans concession.

— Si tu choisis cette solution, l'erreur ne sera pas permise.

Lyssandre marchait dans les pas de son père, l'erreur était inconcevable, c'était entendu. Il eut un regard pour son amie dont le sérieux marquait le front d'un pli de concentration.

— Est-ce là ce que tu as entendu ?

— Non, je te le conseille. Je n'ai pas le droit de siéger au conseil, mais ma proximité avec les membres les plus éminents de la Cour peut t'être utile.

— Je n'en ai jamais douté.

— Tu es différent de l'image du souverain implanté depuis l'avènement de Loajess. Depuis 312, la tradition veut qu'un roi guerrier soit à la tête du Royaume.

— Je ne suis pas exactement le candidat idéal.

Cette date symbolique marquait, plus d'un siècle plus tôt, le début de la guerre des Royaumes. Si Déalym et Loajess s'étaient déjà affronté auparavant, les deux nations avaient troqué leur statut de rivaux pour un titre d'ennemis. Les combats n'avaient que très rarement cessé à compter de cette date et rares étaient ceux capables de déterminer quel Royaume avait déclaré la guerre à l'autre. Loajess soutenait qu'il s'agissait de son voisin du Sud, mais il était plus que probable que Déalym maintienne une toute autre version de l'autre côté de la frontière.

— Ces vieilles familles sont attachées à cet esprit guerrier, au triomphe, comme mon père l'était, prononça Lyssandre. Je compte arrêter cette guerre, Nausicaa, et ces nobles ne me le pardonneront pas.

— Eux, non, peut-être pas, mais ces jeunes familles croient en une possibilité de donner à Loajess un autre visage. Loin de la guerre et des ambitions conquérantes.

Le roi y songea. Il se sentait dépassé par la situation, par la guerre, par l'opinion des nobles, par celle du peuple, par la nouvelle de son oncle vivant entre ces murs. L'envie d'abandonner le navire en pleine tempête le saisit. Après tout, rien ne le retenait sinon une filiation dont son père se serait bien passé. Ce château entier n'avait de cesse de clamer son illégitimité et lui de prétendre le contraire. Sans même y croire.

Au fond, Lyssandre essayait désespérément de se convaincre.

Nausicaa, à son inverse, faisait preuve d'un esprit critique que bien des hommes pourraient lui jalouser. À commencer par Lyssandre. S'il avait refusé l'aide des Lanceny, peut-être à tort, il n'était pas question de décliner cette nouvelle main tendue. L'intransigeance de la baronne faisait d'elle un appui solide et une voix digne de le raisonner. Il retrouvait l'amie qu'il pensait perdue et gagnait une alliée redoutable.

— Ces idées poussiéreuses finiront par sombrer, déclara Nausicaa, d'un ton qu'elle espéra dégagée. Tu peux t'en débarrasser Lyssandre. Crois-moi, Loajess en aurait bien besoin.

— J'aimerais m'en sentir capable.

— Veux-tu de ce trône ?

— Je...

— Pardonne-moi, je n'ai pas posé la bonne question : est-ce que tu l'acceptes ?

L'interrogation se profilait à l'instant où n'importe quel roi aurait freiné des quatre fers. Une contrariété généralisée au sein de la Cour, une guerre aux portes du Royaume et d'énigmatiques tueurs auxquels son oncle disparu s'étaient mêlés. Le criminel n'avait pas tout à fait tort : Loajess se rappellerait longtemps ces premiers mois de règne. Lui également. Il ne lui restait plus qu'à déterminer s'il décidait d'en faire une force ou non.

Lyssandre ferma les yeux et, lorsqu'il les rouvrit, la nuit lui sembla plus claire. Il y vit l'ébauche d'une nouvelle philosophie et s'entendit prononcer, en réponse à chacun de ces questionnements :

— Je l'ai déjà accepté. 



Je propose que nous fassions tous comme si je n'avais pas totalement oublié le jour de publication et que vous me pardonniez ce jour de retard :)

Passons aux choses sérieuses : le retour de Nausicaa ! La jolie courtisane vous avez-t-elle manqué ? 

Petite parenthèse (pour faire oublier que j'ai fait impasse sur l'illustration ce soir, dans la précipitation) : je possède depuis peu un compte "pro" sur instagram pour poster mes créations graphiques, mes coups de coeur, discuter de l'avancer de mes différents projets. Si ça en intéresse quelques uns, voici mon p'tit nom : li_mona_de.art 

Je vous embrasse !

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