Chapitre 20
[J'enchaîne avec l'encrage qui permet de mieux discerner les traits de la pimpante Nausicaa.]
Nausicaa avait gagné les salons royaux avec un poids curieux au creux de l'estomac. La nouvelle de l'attentat avait atteint le palais en fin d'après-midi, la veille, et malgré les tentatives d'étouffer cette fâcheuse affaire, la rumeur s'était rapidement répandue.
La Cour s'était offusquée, avait feint l'épouvante et la plupart des quelques familles qui avaient fait le déplacement avait regagné le château. Les discours catastrophés, alimentés d'une généreuse part d'exagération afin d'attiser la pitié sinon l'attention générale, avaient débuté en fin de soirée et Nausicaa s'y était rapidement désintéressée.
Les récits comptabilisaient tantôt une centaine de morts, parfois des milliers. On disait Halev plongée dans la terreur, en feu depuis midi, contrôlée par un groupe de rebelles, d'insurgés. Quelques anciennes familles tentaient même de rejeter la faute sur de riches commerçants ou sur des lignées naissantes. Finalement, Calypso était intervenue et Elénaure, la reine douairière, avait semblé partager ses positions : les bavardages futiles et dénuée de toute pertinence n'avaient pas leur place dans une situation aussi critique.
Nausicaa s'était levée plus tardivement qu'à l'accoutumée. Le château s'éveillait au même rythme. Un roi leur était arraché et certains murmuraient déjà qu'il avait trouvé la mort. Les conseillers et les ministres s'acharnaient, selon ces prétentions, à cacher cette funeste nouvelle. Nausicaa refusait d'y croire, pas une seconde, d'autant plus que Tybalt n'avait donné aucune nouvelle, pas plus que sa jeune sœur, Romie.
Lorsqu'elle traversa les couloirs, le menton haut, elle mit un point d'honneur à afficher une expression d'une parfaite neutralité. Elle fut interrompue dans sa contemplation de la petite cour centrale, curieusement déserte, par un groupe d'une demi-douzaine de jeunes femmes. Escortées par un vicomte au visage particulièrement disgracieux, certains affichaient un air affligé, mais la plupart ne cachait pas leur enthousiasme. La Cour était morne depuis de longs mois et la maladie de Soann n'avait pas été une période particulièrement réjouissante. Un attentat promettait son lot de scandales. Deux, c'était tout à fait inespéré !
— Mademoiselle de Meauvoir.
— Mesdemoiselles, monsieur.
— Vous semblez fatiguée, ma chère, déclara une courtisane qui tapota la main de Nausicaa d'un air compatissant. Vos traits sont tirés.
— Je crains de ne pas avoir très bien dormi.
— Oh ! Je peux vous proposer ma recette pour faire disparaître ces vilains cernes. Elle fait de véritables miracles, vous verrez !
— Si votre recette peut me ramener sains et saufs mon fiancé et notre roi, j'en serais ravie !
Elle ne parut pas déceler l'ironie et le ton tranchant employé par Nausicaa. Elle confondit son agacement prématuré avec de l'affection. L'antichambre se comblait de monde, au grand dam de la baronne de Meauvoir qui regrettait d'avoir quitté ses appartements pour prendre l'air. On la guida à une chaise, la fit asseoir, et si elle n'avait pas été épuisée, sans doute se serait-elle dérobée, ou aurait-elle montré davantage de conviction.
Du coin de l'œil, elle distingua la figure charismatique de Calypso. Silencieuse, elle paraissait prête à intervenir et, pour être tout à fait honnête, Nausicaa comptait sur son intervention. Il n'y avait que devant elle que la Cour tenait sa langue.
— Ne vous faites pas de mauvais sang, voyons ! Si le roi était mort, son corps aurait déjà été retrouvé et ramené jusqu'ici.
— À moins que sa mort nous ait été cachée, poursuivit une courtisane à peine plus âgée que Nausicaa, sur le ton de la conspiration.
— Ne parlez pas de malheur ! Imaginez que le roi soit mort, qui règnerait à sa place ? Feu son père ne possède aucun bâtard connu, à moins que ce... métis ne soit le sien. Après tout, qu'il ressemble au roi ou à son frère, je ne m'en étonnerai plus ! Il pourrait tout aussi bien être le fils de la gouvernante !
La jeune femme s'esclaffa bruyamment et récolta l'approbation plus ou moins explicite du reste de l'assemblée. L'antichambre était presque comblée de monde, comme si toutes les personnalités avaient choisi de se réunir en ce point précis du château. Nausicaa faisait figure d'attraction principale et sa patience, déjà limitée, se faisait mise à rude épreuve.
— N'oubliez que vous parlez d'un membre de la famille royale, rétorqua une autre, après avoir échangé un coup d'œil complice à Nausicaa.
— C'est vrai, peut-être sera-t-il roi, un jour, si notre souverain trouve tragiquement la mort sur les pavés de l'Episkapal. Après tout, Lyssandre de Loajess trépasserait au plus près de ses aïeux. Il n'y aurait pas plus grand honneur.
— Il est vrai que le plus grand honneur des rois est sans conteste de mourir, commenta Nausicaa, dont les mains se crispaient sur la robe en mousseline d'un bleu pâle.
Son attention dérivait sans cesse, de la fenêtre aux visages des courtisans qui s'ameutaient autour d'elle sans la moindre pudeur, de ces expressions conspiratrices à la présence silencieuse, mais crispée, de Calypso. Quelle scène rendaient-ils ? Les femmes avachies sur les sofas, alanguies, qui échangeaient des coups d'œil complices, et les hommes, à leur image, feignaient le désintérêt sans laisser échapper une miette de la discussion. Discussion qui s'éparpillait et qui ne servait qu'à prouver la légèreté de la Cour, son inconstance et, surtout, le peu d'égard qu'elle portait à son roi.
Les fiançailles de Nausicaa avec le duc de Lanceny s'étaient soudainement vues relayées au second plan et seules quelques bribes de conversation s'attardaient sur les thématiques ordinaires. Le fait que la fille d'un puissant conseiller ait été retrouvée la veille, dans les jardins, sans chaperon et en présence masculine, l'anecdote croustillante concernant la sœur d'une riche héritière qui ne tarderait plus à rejoindre le château pour chercher un époux, se révélaient sans importance. La Cour vibrait aux rythmes des scandales et, après l'austérité des derniers mois de règne de Soann, les attentats perpétrés envers la personne de Lyssandre se présentaient comme une occasion inespérée de tromper l'ennui.
Nausicaa n'était pas dupe, elle savait que la vie ou la mort de son ami importait peu. Seulement, elle était persuadée que ce désintérêt n'avait rien de personnel et que cette élite se moquait bien de qui se trouvait à la tête du Royaume tant que leur soif de divertissement était assouvie.
— Je vous avoue que je n'ai moi-même pas beaucoup dormi. Un attentat, vous rendez-vous compte ? Halev, le symbole du pouvoir, est touché. Imaginez donc que ces barbares se risquent à approcher le palais...
— Vous n'avez rien à craindre, voyons, lui assura une débutante, dont la robe en satin d'un beige élégant avait été remarquée de tous. Ces... hommes, qui qu'ils soient, veulent sans doute la tête du roi, pas la vôtre.
— Selon vous, qui est derrière ces infamies ? frissonna une autre qui, à défaut de se montrer vicieuse, semblait épouvantée par la possibilité d'une attaque sur le château.
— On raconte que ces riches familles qui ont fait fortune à l'Ouest...
— Où cela ?
— À l'Ouest, vous dis-je. Des lignées insulaires qui commerceraient, à en juger par les bruits qui courent. Cela ne m'étonnerait guère, pour être tout à fait honnête. Mon père prétend qu'ils convoitent les plus hauts postes au sein du gouvernement, non contents des quelques places que nous avons consenti à leurs léguer.
— Le pensez-vous ?
— Tout à fait. Il pourrait très bien tenter de déséquilibrer le pouvoir ou de...
— Je vous en prie, la politique est un sujet si ennuyeux.
Nausicaa renifla sans rien cacher de son mépris. Les jeunes femmes qui caquetaient ne l'entendirent pas soupirer, ou peut-être préféraient-elles ne rien entendre. Jamais la baronne n'avait tant ressenti le décalage qu'il pouvait exister entre une réalité plus dure, que la courtisane connaissait elle-même que dans une bien maigre dimension, et le luxe dans lequel ses nobles baignaient. C'était cela qui l'avait également étouffée et motivé son départ, à la disparition de sa mère. Les critiques, les bavardages qui reposaient exclusivement sur un besoin viscéral de briller plus fort que d'autres, les minauderies et, lorsque le temps n'était pas aux scandales ou aux attentats, au jeu de séduction outrancier et impudique.
Un jeune homme, que Nausicaa reconnut comme étant un simple cadet en quête d'attention, se racla la gorge pour articuler, les lèvres retroussées sur un insupportable sourire :
— Voyons, mesdemoiselles, la politique comme la guerre ne sont pas des sujets bien trépidants et il ne vous appartient pas d'en traiter.
— C'est vrai, laissez la gent féminine se charger des mariages, des marmots et de toutes ces responsabilités qui n'appartiennent qu'à nous. Heureusement que des hommes comme vous sont présents afin de veiller à la bonne tenue du château. C'est sans doute pour cela que la couronne est visée et que la guerre a abruti vos cerveaux déjà bien réduits. Heureusement que nous, les femmes, pouvons compter sur vous.
Calypso écopa de quelques regards scandalisés en réponse à ses dires. La plupart des attentions dont elle fit l'objet trahissait une certaine jubilation. Les bras croisés contre la poitrine, elle toisait avec dédain le jeune homme. Un regard qu'elle aurait pu adresser à un fils particulièrement décevant ou encore à un insecte qui l'importunerait. Nausicaa aurait pu l'embrasser pour le génie de cette répartie et pour son formidable sang-froid.
La baronne de Meauvoir acquiesça. Elle avait encore beaucoup à apprendre pour se hisser à la hauteur de Calypso.
— Je... balbutia l'intéressé, après s'être dignement empourpré. Eh bien, ce... c'est le roi qui est à la tête du Royaume. Sauf votre respect, les conseillers comme les ministres ne peuvent pas répondre des actes du roi.
Nausicaa ne manqua pas de souligner le coup de coude qu'envoya la voisine du jeune homme dont le duvet noircissait la lèvre supérieure.
— Quelle présence d'esprit de votre part... souffla Calypso, sur ce ton si particulier qui mêlait une douceur traîtresse et une brusquerie caressante. Moi qui croyais que la Cour se moquait du roi pour son manquement aux conseils qui ont précédé son couronnement. Il semblerait donc que son implication lui soit reprochée. Vous penserez à vous accorder sur ce qui lui est reproché.
— Cela vous permettrait peut-être d'accomplir ce qui vous appartient. Si déjà le sujet de la politique et de la guerre sont vôtres, assurez-vous de remplir votre devoir, acheva Nausicaa, entre ses dents serrées.
Avant que l'homme ne songe à répondre, Alzar pénétra dans la pièce. Fidèle à lui-même, l'uniforme parfaitement repassé, le menton haut et le regard franc, il salua d'un hochement de tête les courtisans entassés dans l'antichambre avant d'énoncer :
— Le roi est de retour au château.
Nausicaa bondit sur ses jambes, incapable de se mesurer. Calypso la rejoignit, définitivement désintéressée de la joute verbale dont elle se savait vainqueur.
— Est-il...
— Il est sauf, trancha Alzar.
L'agitation, le frémissement qui parcourut la petite assemblée, informa Nausicaa sur l'impatiente et l'excitation qui gagnaient chacun d'eux. Qu'espéraient-ils ? Elle était certaine de lire une forme de déception sur quelques visages si elle cédait à la tentation et se retournait.
Hélas, le roi vivait encore.
— Il a expressément demandé à rencontrer mesdemoiselles Nausicaa de Meauvoir et Calypso de Loajess ainsi que Elénaure de Lanceny. Ses ministres et ses conseillers sont demandés dans la salle du conseil où une réunion exceptionnelle aura lieu dans une dizaine de minutes.
Tandis que les courtisans paraissaient y voir l'autorisation d'investir les couloirs du château et d'y dénicher le roi, la figure sévère d'Alzar se durcit encore pour ajouter :
— Toute autre visite est interdite jusqu'à la fin du conseil. Vous êtes invités à ne pas vous approcher des espaces officiels du château.
Nausicaa entendit à peine la vague de protestations. Elle porta une oreille distraite à l'indication de l'ancien chevalier et s'en fut sans un mot. Déjà, elle passait le pas de la porte, les deux mains enfouies dans le tissu léger de sa robe. Un geste qu'on lui reprocherait sans doute puisque ses chevilles apparaissaient sous l'ourlet de la mousseline bleue.
— Il est vivant, s'exclama-t-elle, à l'égard de Calypso qui lui emboîtait le pas avec une énergie insoupçonnée. De quoi taire ces rumeurs grotesques !
— Cela ne taira rien et je te déconseille vivement de crier victoire trop vite. Il est sauf, cela ne signifie pas qu'il est intact.
Calypso se garda de préciser que nul ne revenait intact d'une telle expérience. Surtout pas un homme tel que Lyssandre. Même s'il avait été épargné, si aucune blessure visible n'épouvantait le premier venu, le jeune roi avait seulement survécu. Avant de constater l'ampleur des dégâts, Calypso ne se risquerait pas à s'aventurer plus loin.
Elles atteignirent une deuxième antichambre, celle de la salle du conseil. Le calme qui y régnait en dépit de la présence du roi ne laissait rien présager de bon. Lyssandre était assis sur un sofa et tentait d'échapper aux soins prodigués par un médecin quelconque. Nausicaa aperçut une blessure à sa tempe et la grimace de son ami avant d'accorder une œillade au chevalier.
Le chevalier dont les yeux semblaient vaguement navrés, vaguement coupables.
— Lyssandre, que t'est-il arrivé ? s'enquit Calypso.
L'intéressé chassa le médecin d'une main agacée et prétexta que ses malheureuses blessures sauraient attendre. Il se leva et les deux femmes lui trouvèrent l'allure vacillante.
— Je vais bien.
— Tu sembles en un seul morceau, mais cela ne signifie pas que tu te portes bien, rétorqua sa tante, qui ne cèderait pour rien au monde.
— Je suis vivant, se corrigea Lyssandre.
Si douloureusement vivant...
Il croisa le regard de Nausicaa et retint sa respiration. Il avait rarement entrevu la peur de son amie, elle qui se révélait bien plus courageuse que lui. La baronne de Meauvoir lui sembla terrifiée.
— Je t'ai cru mort.
Les épaules basses de Lyssandre et le pauvre sourire qui ourla ses lèvres lui répondirent sans un mot.
Lui aussi s'était cru mourir.
Il avait piètre allure, avec ses vêtements couverts de poussière, déchirés ou abîmés par endroit, et sa blessure au visage. Le pire restait son sourire.
Un sourire fantôme, un sourire qui n'avait rien d'un sourire.
— Bien des sujets ont payé de leur existence le seul fait que je sois toujours de ce monde, dit-il avec peine.
Même Calypso se tut. Que pouvait-elle répondre à cela ?
Lyssandre fronça les sourcils et se crispa au point où des gouttes de sang perlèrent à nouveau de sa plaie. Celles-ci roulèrent le long de sa joue, glissèrent le long de sa mâchoire et dégoulinèrent sur la ligne brusque de son cou. Elles s'écrasèrent finalement sur le sol pour tâcher un décor en tout point parfait.
— Romie est morte.
La porte de l'antichambre s'ouvrit pour laisser entrer Elénaure. La reine douairière, arrêtée dans son élan, surprit l'horreur peinte sur les visages des deux femmes. Rien, sinon ces expressions évocatrices, n'aurait pu trahir les dernières paroles de Lyssandre. Sauf peut-être les paroles suspendues au gré du souffle erratique de Calypso :
— Romie... morte ?
Elénaure s'étrangla. L'espace d'un instant, Lyssandre se prit de fascination pour la surface de son visage. Sa maîtrise absolue, celle qu'ils partageaient avec un certain talent, vola en éclats. Il lut l'incompréhension, puis le choc et le creux que ce dernier pouvait former. Un énorme vide. Elle cherchait à saisir la portée de ces mots, à en comprendre les conséquences, mais rien n'y faisait. Avant d'être une reine et si elle en oubliait parfois le sens de ce qu'elle considérait comme une priorité, elle était une mère.
Une mère qui ne respirait plus.
La colère et la haine écartèrent d'autorité toute émotion qui ne se révélait pas aussi dévastatrice. Elle n'était pas peinée ou du moins ne l'était-elle pas encore. Un besoin viscéral était né, celui de se protéger de la douleur, et le courroux formait le rempart idéal. Le visage tordu, méconnaissable, elle s'étrangla.
— M-Ma fille...
Elénaure porta sa main à sa bouche comme pour cueillir ces mots, comme pour les ravaler. Les yeux écarquillés sur des visions chaotiques, elle aurait préféré ignorer la vérité plus longtemps. Elle aurait aimé dissoudre la réalité à coups de cris. Elle aurait aimé éventrer la façade répugnante de ce palais, trop parfaite, trop idéale, pour donner au destin ce qu'il était venu rechercher : quelques litres d'hémoglobine supplémentaires.
— Tu as tué ma fille ?
— Lyssandre ! s'écria Calypso, en lui désignant la porte de la salle du conseil.
L'interpellé sentit à peine le chevalier lui saisir le bras et l'escorter jusqu'à le mettre hors d'atteinte d'Elénaure et de la douleur d'un nouveau deuil.
Avant que la porte ne se referme, Lyssandre entendit sa belle-mère s'effondrer au sol et clamer :
— Malheur au roi !
Comme promis, un chapitre à l'ambition plutôt... tendu !
Le château est en effervescence et Lyssandre ne sait plus donné de la tête et ça ne va pas s'arranger dans le prochain chapitre. Le Conseil ne lui réserve que rarement des bonnes surprises, mais c'est peut-être l'occasion de prendre une grande décision ?
Je vous remercie pour l'engouement sur cette histoire ces derniers jours. Je suis ravie de découvrir toutes ces petites têtes, vraiment :3
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top