Chapitre 2

Le palais s'enivrait de mille plaisirs.

Comme du vivant de Soann, le château abritait les figures les plus influentes et les plus gourmandes de tout le Royaume. Lyssandre avait été tenu éloigné de cet univers durant toute son adolescence et pour cause, on voyait à la Cour du roi que ce que l'on souhaitait voir. Il ne s'agissait pas précisément d'un univers de débauche, mais il était toutefois composé de personnalités fortes qui se vautraient volontiers dans le luxe.

La fête qui avait été organisée indépendamment de la volonté du roi battait son plein depuis déjà des heures. Le vin coulait à flot, la musique entraînait les corps et les poussait à se mouvoir, à se rencontrer. Les langues déliées par l'alcool ne faisaient moins timides et les courtisans, les diplomates, les ministres et les autres invités testaient leurs amitiés à cette occasion. Le couronnement n'était plus qu'une excuse destinée à servir leurs intérêts et, au fond, il ne s'agissait probablement que de cela.

La succession de Lyssandre intervenait deux semaines après le décès de Soann des suites d'une longue maladie. Ces deux semaines avaient à peine suffi à mettre un peu d'ordre dans les affaires du Royaume et à organiser à la fois l'enterrement de Soann, qui avait donné lieu à une cérémonie grandiose, et le couronnement de son fils. Ce deuxième événement servait également à apaiser la plaie à vif de la perte du souverain après de longues décennies du règne. Lyssandre représentait le pantin bien aimable dans un mécanisme bien huilé et ne l'ignorait pas. Aucun de ces hommes et de ces femmes ne désiraient le voir sur le trône et ce sourire, ce respect et ces condoléances étaient feintes.

Lyssandre avait mastiqué son premier repas en tant que roi et la nourriture avait eu, sur son palais, la saveur de cendres. Il contemplait la longue table qui s'ouvrait pour délimiter un espace réservé à la danse, aux convives las de goûter aux plats fins et aux meilleurs alcools. Il détailla chaque élément comme s'il portait sur cette composition un regard neuf. La pièce était vaste, à même d'accueillir la centaine d'invités en plus d'une poignée de courtisans. La composition était caractéristique du goût de chaque monarque de manière que le neuf et l'ancien se côtoyaient dans un même souci du détail. La finesse des finitions, des dorures, des arabesques et des épaisses colonnes qui soutenaient les murs et les dessins qui y étaient inscrits. La pièce s'ouvrait sur le Sud et le soleil de la fin d'après-midi baignait les visages faussement ravis des convives. La table était recouverte d'une nappe rouge et débordait littéralement de mets succulents, de plats en sauce, de viandes fumées, de légumes cuits à point, de repas d'exception sur lesquels les cuisiniers avaient officié depuis la veille. Seule quelque touche de noir tendait à rappeler le deuil de Loajess. Ainsi, il avait été imposé aux invités de porter un accessoire noir et Lyssandre avait pris soin d'enfiler des bas de cette couleur après avoir quitté le vêtement du couronnement. Il donnait l'exemple sans maîtriser la fête, sans y apposer sa marque.

De l'extrémité de la pièce où il se trouvait attablé, Lyssandre se sentait plus témoin passif qu'acteur de ces réjouissances.

Il trempa ses lèvres dans son verre de vin. Malgré la tentation que cela représentait, il n'avait pas bu suffisamment pour combler le vide qui le rongeait. À sa gauche, un siège était vide et, d'aussi loin qu'il s'en souvienne, ce siège l'avait toujours été. Il avait jadis été occupé par Mélissandre, sa mère disparue trop tôt et dont il ne gardait que des sensations diffuses, une émotion douce, tendre, aussi délicate qu'un baiser déposé sur son front. Même la femme qui avait donné à Soann une fille et qui l'avait épousé n'avait pas pu jouir de ce privilège et siégeait sur la longueur de la table, au plus proche du souverain, mais pas précisément à ses côtés.

— Majesté.

Elénaure, duchesse de Lanceny et reine douairière, exécuta une élégante révérence. Le visage à demi masqué par le voile noir qu'elle portait, elle incarnait la parfaite veuve éplorée. Sa robe de soie se refermait sur ses épaules charnues et quelques boucles soigneusement coiffées retombaient gracieusement sur sa nuque. L'élégance du noir ne l'avait pas empêchée de se risquer à quelques coquetteries, à l'image de chaque invité, dont les toilettes chatoyantes inondaient la salle de leurs parures. La bouche de la veuve avait été peinte et soulignée une moue accablée, peut-être presque caricaturale. Lyssandre, d'où il se trouvait, ne parvenait pas à savoir si sa peine était sincère ou non. À force de se confondre au milieu des mensonges des autres, sa perception de la réalité en était biaisée.

— Madame de Lanceny.

Il ne tendit pas sa mort pour qu'elle baise ses doigts. Il semblait seulement attendre qu'elle le soulage de sa présence, qu'elle ne rejoigne ses amies et qu'elle continue à festoyer. Une attitude paradoxale pour un homme qui se sentait déjà si seul.

— Permettez-moi de vous présenter toutes mes condoléances. Vous me voyez navré de ne pas avoir pu vous les exprimer plus tôt.

Les lèvres d'Elénaure tressautaient, comme si elle retenait un rire. Elle était suffisamment proche du roi pour savoir que celui-ci avait refusé qu'on l'approche, à la manière d'un animal touché à mort. Malgré tout, Lyssandre avait bel et bien été incapable de quitter ses appartements pour affronter les obligations et l'héritage empoisonné de son père.

Ce Royaume avait été son dernier présent et le pire d'entre tous.

— Je suis navrée également pour votre perte, Sire, sachez que la douleur accable le Royaume bien au-delà de l'enceinte de ce palais. Mon fils n'est pas ici pour vous l'assurez, mais je ne doute pas qu'il se joindrait à moi pour vous féliciter pour vous souhaiter un règne long et prospère.

Sans s'attarder, et Lyssandre lui en fut reconnaissant, elle s'inclina à nouveau, puis tourna les talons. Ses paroles témoignaient de la rigidité d'un discours préparé à l'avance et maintes fois répétés. La reine douairière s'en fut dans un froissement de tissus et abandonna Lyssandre à sa réflexion. Qu'éprouvait-il ? Jalousie vis-à-vis de l'admiration et du respect qu'elle suscitait ou méfiance justifiée par une animosité réciproque ?

Le jeune roi n'eut pas le loisir de porter plus loin cette réflexion. Déjà, le prêtre qui l'avait fait roi le rejoignait pour lui intimer, défaisant de ces mots le divertissement contestable des derniers instants :

— Mon roi, le crépuscule est là.

***

Lyssandre gisait là, assis dans ce qui devait forcément être son tombeau.

Le jeune souverain avait été conduite jusqu'à la façade sud du château, à l'endroit où, au-dessus de la porte principale, se dressait ce qu'on appelait le recueil du roi. Il s'agissait d'une pièce étroite située au centre d'un balcon ordinairement occupé par les sentinelles et les gardes royaux. La coutume voulait que le roi y soit enfermé au coucher du soleil et s'y recueille avant d'en sortir une fois l'astre disparu.

Comme son père avant lui, comme ses aïeux l'avaient fait, il s'était installé sur le banc en pierre. Il s'imprégnait alors du souvenir de ses prédécesseurs et chercha à trouver en eux le courage qui lui faisait défaut. Ces pierres, finement ciselée bien que le souci du détail se révélait bien inférieur à celui du palais, restaient froides.

Froides et muettes, dénuées de l'héritage noble, sacré, que Lyssandre devait y trouver.

À travers une fenêtre circulaire et le vitrail coloré, les derniers rayons du soleil filtraient pour baigner le roi dans sa lumière douce. Le faisceau qui avait pénétré formait comme une auréole autour du corps de Lyssandre, avalé par l'histoire de ces lieux. On racontait que le premier roi avait forgé cet endroit sacré et que, depuis lors, tous les rois s'y recueillaient au crépuscule de son couronnement. Personne n'était autorisé à violer cette enceinte symbolique restée pure à travers les siècles, restés purs de toute souillure. Il y avait quatre siècles, le premier souverain de Loajess s'était recueilli en ces lieux pour y mettre fin aux guerres qui ravageaient le Royaume. Lyssandre était assis à l'endroit même où cet homme avait prié les dieux tout en gagnant un statut égal au leur, nourri de son triomphe et de son humilité. Il avait inscrit la légende qui guiderait, plusieurs siècles plus tard, en l'an 432, un nouveau roi.

Du bout des doigts, Lyssandre retraça les pierres abîmées du banc et contempla les deux colonnes qui soutenaient l'entrée. Le recueil était d'une étroitesse telle qu'en écartant les bras, le jeune homme pouvait effleurer les murs à sa droite et à sa gauche. Ces remparts l'étouffaient et Lyssandre eut toutes les peines du monde à se présenter devant le petit bassin. Comme la seule ouverture tracée dans la pierre, le bassin se situait du côté Ouest, là où le soleil se couchait. Lorsque le roi trempa ses mains dans l'eau bénite par le prêtre, reproduisant les gestes que ses ancêtres avaient eus avant lui, la caresse glacée lui arracha un long frisson. Cela ne l'empêcha pas d'en boire une longue gorgée et de laisser son visage reprendre vie aux lueurs vespérales du couchant.

— Père, vous qui n'êtes plus, donnez-moi votre force.

Les derniers mots accusèrent un tremblement dans la voix de Lyssandre. Il aurait pu boire toute l'eau de l'écuelle en marbre, sa gorge n'en aurait été pas moins nouée.

— Mon frère, toi qui n'as jamais été, fais de moi le roi que tu aurais été.

Dans un sanglot amer et sec, puisque toutes les larmes avaient été épuisées, Lyssandre porta sa main à sa bouche. Ses lèvres articulèrent des mots qu'il fut incapable de prononcer :

Sauve-moi...

Puis, il se laissa choir sur le banc rongé par les âges et il s'y recroquevilla à la manière d'un nouveau-né. La peur le regagna, elle qui l'avait momentanément abandonnée, et cette pièce exiguë semblait renvoyer contre lui chaque bribe d'émotions. Chaque réalité à laquelle Lyssandre avait voulu se soustraire.

Celui qui oscillait entre l'âge adulte et l'enfance, entre une gravité forcée et une volonté d'y échapper aussi longtemps que possible, étouffa une nouvelle plainte. Il enfouit ses mains dans ses cheveux, glissa ses doigts entre les mèches souples, soyeuses, qui faisaient sa fierté, et les tira. Il les tira comme s'il souhaitait extraire toutes ces pensées, tous ces souvenirs, toutes ces responsabilités auxquels il n'avait jamais été préparés.

— Je jure... Je jure que je ne le voulais pas. Je vous le jure à tous, je ne l'ai jamais voulu.

Lyssandre n'avait jamais voulu être roi, il n'y avait jamais été destiné non plus, simple cadet auquel on voyait une attention modérée et qui avait grandi dans l'indifférence. L'indifférence d'un père avant tout et l'absence d'une mère.

À plusieurs reprises, il frappa son crâne contre la pierre et éveilla la douleur. Que ses ancêtres lui prennent son sang, mais qu'ils lui épargnent cette agonie ! Jamais Lyssandre n'avait connu pire sentiment d'illégitimité. Jamais il ne s'était senti si impuissant, si insignifiant, et pourtant, il connaissait cette émotion mieux que quiconque.

L'eau sécha sur ses doigts et il se berça longuement, jusqu'à ce que la fenêtre ne transpire plus aucune lueur, même vacillante. Il avait accompli son premier devoir de roi, celui de rejoindre un fragment de l'âme des anciens et de se présenter à eux. Il avait été fait roi aux yeux de son peuple et le bref passage dans le recueil devait faire de lui un souverain sacré dans la lignée à laquelle il appartenait. Une succession de monarques guerriers, de figures fortes, autoritaires, et Lyssandre n'en était que moins sûr de s'y inscrire.

Ses jambes faillirent lorsqu'il tenta de se remettre debout et il dut se rattraper au rebord du bassin ruisselant d'eau pure. Une exclamation lui échappa et il appela :

— Quelqu'un !

La porte demeura close et Lyssandre dut se rendre à l'évidence. Personne ne la rouvrirait. Il devait surmonter cette faiblesse passagère et échapper au souvenir envahissant de ses aïeux. Leur souvenir ou bien la concrétisation de sa propre médiocrité. Lyssandre y parvint et, lorsqu'il ouvrit la porte en grand, put chasser de son être cette peur enivrante. L'air frais du soir gifla son visage et le laissa échevelé. Il ne s'en sentit pas moins vide, moins dépouillé de toute distinction propre à un monarque.

Lyssandre se sentait toujours désespérément lui sans que cela ne soit suffisant.

Ce qu'il représentait, un prince à l'âme de poète, un garçon à fleur de peau et d'une sensibilité qu'on avait coutume de prêter aux femmes, n'avait rien du roi conquérant et triomphateur. Le soleil disparu et ses dernières couleurs écrasées sur la voute céleste portaient leur regard sur cet homme.

Un simple mortel sacré roi.

Devant lui, satisfait d'avoir accompli sa tâche plus que de constater que Lyssandre avait survécu à la sienne, le prêtre opina, un drôle de sourire aux lèvres. Sans rien ajouter, sans témoigner la moindre gratitude à l'égard de celui qui avait accepté ce lourd fardeau, il s'éloigna.

Lyssandre tituba.

Lui avait-on seulement demandé son opinion ? Ne lui avait-on jamais demandé s'il le voulait vraiment, s'il ne préférait pas laisser ce trône à ceux qui le convoitaient, aux ambitions qui engageraient un combat à mort pour s'en emparer ? N'aurait-il pas voulu, lui, se défaire de cet engagement et ne plus être le fils de personne ?

Lyssandre remarqua alors la présence du chevalier. Dans la pénombre, il distingua ses traits forts, réguliers, harmonieux et impassibles. Cet homme inspirait le respect sinon la crainte, mais éveillait en lui une sensation plus diffuse. Ni réelle sympathie ni antipathie, juste ce sentiment inexplicable dont il ne savait plus se défaire. Lyssandre s'arracha à cette étude prolongée pour se saisir de la couronne que le chevalier lui tendait. Il pouvait désormais la coiffer en toute légitimité.

Il s'exécuta et le soldat ne lui adressa pas une parole, pas une forme même subtile d'intérêt. Lyssandre devait se rendre à l'évidence, si la fierté d'un homme pouvait le pousser à croire en l'invulnérabilité, lui ne se berçait pas d'illusion. Cet homme tout de fer vêtu lui serait indispensable.

Lyssandre s'arma quant à lui d'un courage vacillant pour laver de ses traits la terreur qui l'avait étreint pour exposer :

— Je ne regagnerai pas la fête, que les courtisans se repaissent tout leur soûl et que tous y trouvent satisfaction.

— Dois-je en donner l'ordre ?

— C'est inutile, ils sauront trouver le chemin de l'ivresse et de l'insouciance sans ma recommandation. Qu'ils apaisent leur chagrin et qu'ils oublient ce qu'ils fêtent ce soir.

Cela lui épargnerait de vivre à travers sa responsabilité encore quelques malheureuses heures et Lyssandre s'y accrochait avec un désespoir drapé d'amertume.

— Dois-je annoncer votre retrait, Sire ? s'enquit la voix inflexible du soldat.

— Non, n'annoncez rien.

La bouche sèche, prêt honorer un ultime devoir avant de se retirer pour de bon, il énonça :

— Je suis attendu ailleurs.



Comment ça, nous ne sommes pas encore mardi ? C'est parce que vous avez été sages !

Un deuxième chapitre rien que pour vous. On y retrouve Lyssandre mais aussi le chevalier et un nouveau personnage : Elénaure. La reine douairière, la seconde femme de Soann. Que pensez-vous d'elle ?

Quelques précisions sur le lien qui liait les deux princes. Le cadet est, comme vous le voyez, très attaché à son frère en plus de lui vouer une admiration sans limite. 

En fin de chapitre, nous nous intéressons davantage au chevalier qui ne tardera pas à dévoiler son identité. Le prochain chapitre sera d'ailleurs consacré à cette discussion. Que cela vous inspire-t-il ?

Merci encore pour l'accueil formidable que cette histoire a reçu. Je vous en suis infiniment reconnaissante !

Je vous embrasse <3

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top