Chapitre 18

[Le crayonné d'un personnage féminin important. Vous l'aurez deviné : c'est bien Nausicaa de Meauvoir. J'espère que ce petit aperçu de son joli minois vous plaira :3]


— Majesté !

L'écho d'une voix lointaine, intrusive, profondément gênante, vint perturber le repos de Lyssandre.

Le terme repos n'était sans doute pas approprié, car il s'était laissé glisser dans une torpeur glaçante sans vraiment le réaliser. Une absence, un manquement initié par sa conscience à un corps rudement ébranlé. Lyssandre s'était fait faux bond.

Une gifle s'abattit sur sa joue. Cinglante, à peine assez douloureuse pour rappeler le roi à lui. Pour le forcer à se manifester.

Les yeux de Lyssandre papillonnèrent et, dans l'épaisse brume qui enveloppait sa vision, il distingua les pourtours d'une silhouette. Sa première pensée, la première qui fut cohérente, relia cette figure indistincte à celle de la mort. Un raccourci simple qui trahissait une peur profonde, viscérale.

Lyssandre s'attendit presque à voir apparaître sa mère, un sourire un peu triste aux lèvres. Elle lui tendrait la main et l'entraînerait loin. Son fils n'avait pas besoin de savoir ce qui l'avait tué, il ne désirait pas en prendre connaissance, et si sa génitrice l'accompagnait de l'autre côté du voile, sans doute l'enfant aurait-il été moins terrifié.

— Sire ! Tenez bon !

Les paroles étaient rares, égrenées, et parvenaient aux oreilles de Lyssandre comme si elles avaient été prononcées un siècle plus tôt. Finalement, ses sens obtempérèrent et il reconnut le visage du chevalier. Penché sur son roi, il l'avait manifestement écarté de la flaque de vomi et de son mince refuge.

— C-Chevalier ?

Les syllabes dérapèrent, la voix les heurta. Une détresse immense se peignit sur le visage défait, pâle, de Lyssandre. Il humecta ses lèvres sèches, y découvrit une saveur âcre et répugnante, et parvint à articuler :

— N-Nous sommes... saufs ? Les... Ceux que vous... Où sont-ils ?

Le chevalier lui adressa un regard lavé de l'inquiétude que Lyssandre avait cru, peut-être était-ce sa faiblesse, déceler. Un regard d'une neutralité exemplaire. Le regard d'un subalterne pour celui auquel il obéissait par nécessité. Les hypothèses au sujet de l'identité de cet homme du jeune roi vacillèrent.

— Morts, Sire.

— O-Oh...

— Je ne serais pas devant vous si ce n'était pas le cas.

Il pinça les lèvres et parut retenir un commentaire. Le réveil aurait été autrement plus désagréable si ces brutes avaient mis la main sur Lyssandre. La gifle qui lui avait assénée n'avait déjà rien de très convenable en la matière et le chevalier le savait. En contemplant la marque imprimée sur la peau, il ressentit une once inacceptable de culpabilité.

— R-Racontez-moi.

Lyssandre tenta de se redresser et parvint à se tenir assis, non sans réfréner de nouveaux vertiges. La tête lui tournait et le décor, curieusement instable, menaçait de se dérober sous son poids. Le choc qu'il avait subi, la terreur et la fuite effrénée à travers les rues d'Halev, en était probablement la cause. Lyssandre mit également la vive douleur de son crâne, comme enfermé dans un gigantesque étau, sur le compte de son émotivité et de la situation dramatique.

— J'ai abattu les hommes qui vous ont repéré. D'autres pourraient néanmoins arriver et nous ne sommes pas en sécurité ici. Je vous ai trouvé il y a peu, inconscient. J'ai dû porter la main sur vous pour m'assurer que vous vous éveiller rapidement. Il vous faut fuir, Sire, les rues ne sont pas sûres.

— Et Halev ? Que... Que s'y passe-t-il ? Est-ce que l'armée a pu reprendre la... la situation...

Lyssandre haleta et prit une profonde inspiration.

Pas encore.

Ses membres lourds, gourds, ne répondaient plus à ses sollicitations. Il gonfla ses poumons d'oxygène et chercha à se rattraper à quelque chose, la première chose qui se présenter. Ses doigts trouvèrent maladroitement la main du chevalier qu'il agrippa. Si celui-ci en fut troublé, il n'en montra rien, et il combla l'incapacité du roi à s'exprimer en se risquant à cet exercice :

— Les rues ont été investies il y a quelques minutes. On recherche activement sa Majesté et on cherche à sécuriser les rues centrales de la capitale des échos que j'ai pu intercepter.

— Nous... Nous devrions aller... à leur rencontre, énonça laborieusement Lyssandre.

— Non, pas avant que les rues ne soient sûres. L'ennemi est organisé, il n'agit pas aveuglément. Il est trop probable qu'il se soit infiltré dans les rangs de l'armée royale en profitant du chaos. Demain, le calme sera en partie retrouver et les risques seront moindres.

— Que faisons-nous ?

Le chevalier avait manifestement réfléchi à la question et pour cause, il avait patienté près de deux heures aux côtés du roi inconscient avant de se résoudre à employer la force. Chaque minute qui s'écoulait amplifiait les risques et l'expérience de la guerre avait doté l'homme d'une grande faculté d'analyse lorsque la situation se faisait désespérée.

— Lorsque vous serez capable de marcher, vous retirerez votre veste et tout ce qui peut indiquer votre titre. Vous nouerez vos cheveux, également, vous ne devez en aucun cas être reconnu. Ensuite, nous nous éloignerons des grands quartiers d'Halev et nous chercherons une auberge où passer la nuit.

Lyssandre parvint à rassembler ses esprits et son souffle s'apaiser. Il se garda de faire remarquer que la possibilité qu'une auberge accepte deux inconnus dans son établissement après un sanglant attentat était mince.

Décidé à ne pas faire étalage de sa faiblesse, surtout désormais que ses souvenirs se faisaient plus nets et saisissants d'absurdité, il lâcha la main du chevalier aussi vivement qu'il s'en était saisi. Il parvint à se remettre sur pied et se tint à la façade de la bâtisse qui l'avait caché. Les vertiges s'estompaient lentement. Grimaçant, il porta une main à son visage comme pour chasser la solide migraine qui y était ancrée. Il tâta alors, sur le côté gauche de son visage, une texture inhabituelle. Sur sa main se détachait un sang coagulé. Lyssandre blêmit et se souvint de sa première chute au milieu de la foule. Il ne se rappelait pas de la douleur, seulement du choc, et pouvait se sentir chanceux d'y avoir survécu.

— Vous avez une entaille en haut de la tempe, Sire.

— R-Rien de grave, assura Lyssandre, plus pour s'en convaincre que pour signaler quoi que ce soit.

— Il faut soigner la blessure, rétorqua fermement l'autre.

Le roi chassa la nausée qui lui retourna à nouveau l'estomac et pinça les lèvres. Il se fit violence. S'il continuait à s'écouter, à prêter autant d'attention aux jérémiades de son corps, ils ne quitteraient pas cette ruelle sordide avant le crépuscule.

— Nous pouvons y aller.

Le chevalier s'aventura dans les rues d'Halev, bifurqua à de nombreuses reprises, et ne se retourna pas une fois. Il se contentait de coup d'œil en coin, pour s'assurer que Lyssandre suivait l'allure qu'il imposait.

À plusieurs reprises, le roi aperçut l'agitation de la capitale, l'atmosphère pesante et terrifiante qui y planait, mais à chaque fois, le chevalier s'arrangeait pour s'en éloigner. Pour épargner Lyssandre, rendu malade par l'écho de cette violence, ou pour éviter d'être repéré ?

Ils débouchèrent sur des rues plus étroites, au dessin plus approximatif. D'interminables dédales de maisons plus tordus, de petits escaliers glissés entre deux bâtisses. Ils traversèrent l'un des ponts qui permettaient de franchir l'Anoma, le fleuve qui rompait l'uniformité d'Halev dans toute sa longueur. Le passage du fleuve, qui signifiait larme dans un dialecte oublié, parut indiquer au chevalier la nécessité de trouver rapidement un refuge.

Il n'imposerait pas à Lyssandre la venue dans les rues insalubres, humides, étroites et sordides des bas quartiers. Bien loin de ceux qui couronnaient l'Episkapal, éclairés et impeccables de propreté, on y côtoyait la misère humaine, une grande pauvreté et des conditions d'hygiène déplorables. Lyssandre n'avait probablement rien vu de tel au cours de ses vingt années d'existence.

Celui-ci frissonna. Il avait ôté son veston et ses cheveux blonds étaient retenus par un lacet de cuir dans un chignon bas et désordonné. Heureusement pour lui, son visage n'était pas connu des habitants de la capitale et il ne put qu'en être soulagé lorsqu'ils pénétrèrent dans une auberge d'apparence paisible. Le chevalier s'était débarrassé de son accoutrement et seule son épée pourrait le trahir, mais il n'était pas question de l'abandonner sans un regard en arrière.

— B'soir ! grogna un homme entre deux âges, depuis le bar qu'il astiquait avec acharnement. C'que vous voulez ?

La poussière dont Lyssandre était recouvert lui permit sans doute de passer inaperçu. La peur l'amena à surinterpréter le regard placide que l'aubergiste lui adressa. Il crut lire de la suspicion, peut-être même une certitude, et le malaise qui s'était insinué en lui s'accentua. Heureusement, le chevalier répondit avec aplomb :

— Deux chambres, communicantes si possible.

Un court instant s'écoula avant que l'aubergiste n'obtempère et ne leur indique le numéro de leurs chambres. Avant que les deux hommes ne gravissent les marches branlantes de l'établissement, sans trop d'égards pour l'odeur d'alcool bon marché que l'entrée empestait, ils furent interrompus :

— Vous fuyez le foutoir des beaux quartiers ? Paraît qu'il y a eu un attentat.

— Oui, il y a eu un attentat, dit Lyssandre, d'une voix qu'il espéra désintéressée.

— Z'avez quoi, à la tête ? C'est pas joli-joli.

— Un coup perdu.

L'aubergiste n'insista pas, au grand soulagement du roi qui emboîta le pas du chevalier sans demander son reste. La cage d'escalier, très réduite, déboucha sur une série de portes alignées. L'intérieur de la chambre qu'il occuperait cette nuit était d'une hygiène rudimentaire, mais largement acceptable au goût de Lyssandre. Il était si épuisé, si pétri de fatigue et d'émotions, qu'un fauteuil éventré aurait fait l'affaire. Se laissant choir sur le lit, il ignora superbement la douleur de sa tempe. Le chevalier ne manqua pas de remarquer l'expression de son visage, cet effroi si solidement ancré qu'il imprégnait ses traits et refusait de les quitter. Lyssandre n'était à cet instant plus que l'ombre de lui-même. L'ombre du prince effrayé qu'il avait jadis incarné.

Le chevalier disparut momentanément dans la minuscule pièce adjacente. Il ne prêta aucune attention au goût déplorable du papier peint. Sans être un fin connaisseur, il était évident que celui-ci était passé de mode depuis de bonnes décennies. Il rejoignit le roi et lui tendit un chiffon propre imbibé d'alcool.

— Pour votre blessure.

Lyssandre tendit la main, celle qui avait été méchamment écrasée, et le chevalier sourcilla. Une onde traversa ses traits, si furtive que son protégé crut l'avoir rêvée. Il approcha comme si ce geste n'avait rien de déplacé et saisit la base du poignet pour examiner longuement les doigts. Certains avaient bleuis, d'autres étaient colorés d'une nuance violette ou encore d'un rouge douloureux. Le chevalier les manipula avec précaution, fit bouger les phalanges, surveilla le fonctionnement des os et examina la chair abîmée. Lyssandre parvint à dompter la douleur qui le fit grincer des dents jusqu'à ce que l'autre ne donne son diagnostic :

— Aucun os n'est brisé. Pouvez-vous vous charger de votre tempe ?

Le roi approcha sa main, celle qui était presque intacte à l'exception de quelques égratignures mineures, mais il fut incapable d'apaiser les tremblements de ses doigts.

— Je... Pardonnez-moi. Laissez-moi me calmer et je pourrai...

Le chevalier s'assit à une distance qu'il estima raisonnable de Lyssandre et, d'une précision impersonnelle, il invita le roi à lui faire face. Celui-ci, plus troublé qu'il n'aurait su l'admettre, sentit les doigts de l'homme glisser sous son menton pour maintenir son visage, puis écarter les mèches poisseuses d'un sang coagulé. Sans davantage de précautions, certainement habitué à des blessures d'une toute autre gravité, le chevalier appliqua le tissu contre la coupure. Celle-ci barrait la peau à la naissance de son cuir chevelu et expliquait une part des vertiges et de la faiblesse de Lyssandre. Il n'y avait plus qu'à espérer que le choc n'avait pas commis plus de dégâts.

Le jeune souverain tenta de se distraire de la piqûre de l'alcool sur la plaie. Le chevalier la nettoyait habilement et ses pensées se perdirent à l'orée de sa conscience. Il se rappelait de tout et la précision horripilante de sa mémoire le torturait. Ses oreilles résonnaient encore des hurlements terrifiés de la foule, de ses pas désordonnés, des pleurs et des râles de souffrance. Il pouvait revoir les flèches plantées dans les corps sans vie et l'émeute, l'impuissance des soldats, l'indiscipline du peuple ivre de peur. Le regard suppliant de Romie, dévorée par la faim de cet ensemble sans visage.

Le chaos.

— Dites-moi, chevalier...

— Oui.

— Suis-je en vie ?

L'intéressé appuya plus durement le linge contre la tempe ensanglantée et Lyssandre laissa échapper une exclamation.

— En doutez-vous ?

— Je ne suis plus tout à fait sûr. J'ai cru mourir.

Cet aveu érafla la gorge de Lyssandre et il humecta ses lèvres sans chercher à rencontrer le regard du chevalier. Il ne supporterait pas d'y lire de l'amusement ou, pire, de la moquerie.

— C'est affreusement bête. La mort m'effraie de manière irraisonnée depuis l'enfance et j'ai toujours grandi dans la peur de l'imminence de ma fin. Pourtant, je n'étais jamais passé aussi près de celle-ci. Je devrais me sentir vivant, m'en réjouir, mais... mais...

Il n'y parvenait pas. L'effroi qu'il nourrissait à l'égard de sa propre disparition, il ne l'avait jamais admise à quiconque. Personne ne savait, pas même Nausicaa, alors pourquoi ressentait-il la nécessité de partager ce fardeau ? La peur de mourir l'avait en partie empêché de vivre librement et son histoire familiale, ponctuée de tragédies, de drames, l'expliquait sans mal. Lyssandre s'attendait à voir mourir tous ceux qui figuraient dans les frontières de son entourage proche et voyait sa propre perte comme une évidence insoutenable.

— Veuillez m'excuser. Je crois que la peur ne m'a pas encore quitté.

L'avait-elle seulement déserté un jour ?

— C'est à moi de m'excuser pour avoir failli à mon devoir, déclara le chevalier. Vous avez été blessé.

— Mais je suis sauf, nuança Lyssandre, d'une voix résignée.

Sa vie était autant un don qu'un fardeau et il lui vouait une relation ambiguë. La mort le terrifiait, mais il considéra sa vie comme une succession de drames qui déboucherait sur sa fin, au terme d'une chute interminable.

— Merci.

Une larme roula le long de sa joue et le trahit. Un sanglot l'étrangla. Au nom de quoi pleurait-il ? Au nom de ces victimes étendues sur le sol gorgé de sang au cœur d'Halev ou au nom d'un désespoir plus ancien, qui résumait son rapport peu ordinaire à la vie ? Avant qu'il n'ait pu essuyer la preuve de sa faiblesse d'un geste rageur, le chevalier récolta sa larme sans un mot.

Lyssandre retint sa respiration, fasciné par ce geste et par l'expression douloureuse qui cernait les traits de l'homme.

— Vous m'avez appelé Lys.

— C'était inconvenant, je m'en excuse.

— Là n'est pas la question. Un autre m'appelait ainsi, il était le seul, et...

Le chevalier se leva. Aveu, ou lassitude manifeste d'un bavardage qui outrepassait les usages impersonnels qu'ils se devaient ? Lyssandre ravala ses paroles et se leva. Le doute persistait et, soudain, il ressentit le besoin d'y croire. Il espéra si fort que c'en fut douloureux. Il avait tant besoin de l'ami d'autrefois, de celui qui l'avait protégé et qui avait veillé sur lui. Exactement comme le faisait le chevalier, à l'exception du détachement de ses gestes, de l'absence d'implication émotionnelle dont il témoignait et de l'indifférence évidente de ses actes.

Comme Cassien l'avait fait, avec une timide maladresse, Lyssandre porta sa main au visage de l'homme. Des traits durs, une peau souple rendue terne par la poussière, la tension sous-jacente de celui qui ne demandait qu'à se dérober. Il n'en fit rien l'espace d'une seconde, peut-être deux. Le pouce de Lyssandre effleura la joue avec fascination, chercha à provoquer une réaction, une réponse, et obtint la moins évocatrice de toutes.

Le chevalier recula d'un pas, sans brutalité, et posa un curieux regard sur son roi. Cela ressemblait à de la détresse, à une supplication. Avant que l'autre n'ait pu se justifier, il avait passé le seuil de la porte qui menait à sa chambre et s'y était enfermée. Une deuxième larme put suivre le chemin emprunté par la première et s'écraser sur ses cuisses.

Le dos pressé contre le battant, le chevalier aurait pu apparaître aussi indifférent qu'il semblait toujours l'être. Pourtant, ses lèvres entrouvertes exhalaient un souffle court, presque un râle de supplicié. Lorsqu'il se laissa glisser le long de la porte, il porta une main à sa bouche et étouffa un juron.

Il avait bien failli se trahir. 



Ce chapitre devait être, initialement, le chapitre du premier baiser. J'ai, au cours de ma réécriture, retardé le début de la relation amoureuse et toutes les évolutions à ce niveau ont été décalées. Ici, vous avez cependant droit à un petit rapprochement.

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