Chapitre 14

Lyssandre avait capturé l'aurore.

Il s'était réveillé avant même le lever du jour. Le paysage était gris lorsqu'il s'était extirpé de ses draps tièdes. Il avait chassé l'envie de s'y cacher comme lorsqu'il était enfant et que la nuit l'effrayait, que son souffle glacé lui arrachait des hoquets mouillés. Il avait toujours vécu avec la conscience approximative de ce que pouvait être les responsabilités. Du moins l'avait-il cru.

Désormais que de véritables obligations pesaient sur ses pensées, il ne pouvait plus se permettre de flâner inconsciemment dans les couloirs, de fuir ses gouvernantes et de se cacher de ceux qui réclamaient son retour.

Ainsi, il avait troqué une matinée paisible, un réveil bercé par le jeu du soleil sur son visage froissé par le sommeil, pour une promenade matinale. Il avait d'abord écarté les rideaux de sa chambre pour laisser cette lueur fade, monochrome, baigner l'obscurité devenue inquiétante de la pièce. Cette lumière pâle, comme un rayon de lune, s'était jetée sur son lit aux draps défaits, sur les sièges éparpillés, sur l'élégance avec laquelle les meubles avaient été arrangés.

Pas encore tout à fait réveillé, les pieds nus sur le sol froid, Lyssandre frissonna. Les quelques montagnes qui bordaient le plus lointain horizon délimitaient la terre. Le soleil ne tarderait plus à s'y fondre et à écraser ses nuances fades, douces, tendres, à la surface du monde. Lyssandre fut captivé par cette vision, par le sentiment d'être seul au monde, et lorsqu'il enfila ses habits d'un geste fébrile, cette pensée ne le quitta pas.

Il s'aventura dans les couloirs de l'aile du château réservée au roi et à son entourage proche. Plus loin se situaient les appartements des courtisans et, dans sa précipitation, le souverain se rappela de ne pas s'y égarer. Il emprunta un couloir plus étroit, descendit l'escalier du roi, immense et vive représentation du narcissisme de ses prédécesseurs, et traversa un nouvel amoncèlement de couloirs. Sous les arcades, il aperçut le ciel encore noir. Il pâlissait à peine face à l'avancée inéluctable du jour. L'espace d'un instant, il avait oublié son fardeau. Il respirait à peine, perdu dans sa contemplation.

Ce matin, le jour se laisserait cueillir.

Un monde sans couleurs s'offrait, pudique, presque insignifiant. Avant que le premier rayon ne donne au château ses premières vraies couleurs, un faisceau gris s'égara sur l'une des quatre tours du palais. La tour Est.

Lyssandre hésita un très bref instant. S'il devait partager ce lever de soleil avec quelqu'un, ce devrait être avec la personnalité oubliée que renfermait cette tour.

Il entreprit alors de gravir les marches, le souffle coupé par l'ascension. Les marches qui s'enroulaient autour de la structure de la tour paraissaient sans fin. Personne ne se risquait à s'aventurer jusqu'ici et pour cause, les courtisans en avaient l'interdiction. Les gardes postés à l'entrée et la défense d'approcher ne formaient pas les uniques dispositions mises en place par Soann pour éviter que quiconque découvre celle qui grandissait à l'intérieur de ce secret outrageusement gardé. Le roi avait mis en place mille stratagèmes afin que nul n'ait connaissance de son secret. Les rares personnes qui avaient eu le malheur de le découvrir avaient immédiatement été chassés du palais et s'ils avaient décidé de se montrer trop bavards, le roi avait toujours trouvé un moyen de les faire taire.

Lyssandre était l'un des rares autorisés à gravir ses marches, bien que Soann avait longtemps veillé à ce que ses deux fils n'avisent pas à y mettre les pieds trop souvent. Une sotte précaution à laquelle Lyssandre mettait un terme en cette matinée printanière.

Il atteignit le sommet de la tour. La main crispée sur la poignée, le front luisant d'une sueur glacée, il finit par céder à son impulsion. En passant le seuil de la porte, il reniait la pensée de son défunt père et assumait la responsabilité, l'existence d'un héritage maudit que Soann n'avait jamais su accepter. En s'invitant à l'intérieur de cette vaste chambrée, il démontrait une bravoure dont son géniteur n'avait pas été doté.

Il esquissa un premier pas prudent et redécouvrit les lieux à l'image du souvenir qu'il en avait gardé. La décoration était épurée de tout ce luxe déplacé pour n'en laisser qu'un goût raffiné et indéniable. Cette vaste pièce, dont une part s'ouvrait sur un balcon étroit. L'être qui y vivait n'avait pas le droit d'y apparaître une fois le jour levé et ne pouvait s'y aérer sans le risque d'être aperçue que la nuit. Dans chaque touche de cette décoration élégante, Lyssandre reconnaissait le goût de sa regrettée mère.

Mélissandre, le premier et seul amour de Soann, avait été une femme douce, amoureuse d'une simplicité à laquelle elle avait accepté de renoncer en s'établissant au palais. Sa figure maternelle et dévouée avait flétri trop vite et avait donné à son dernier fils son nom sur ordre de Soann. Soann qui vivait dans le souvenir de cette femme au point de refuser de toucher à ce qu'elle avait créé. Toutefois, celle-ci ne soutenait sans doute pas l'opinion de son mari lorsqu'il s'agissait de leur secret commun.

Un secret qui patientait dans la prison d'une tour.

— Petit frère ?

La voix féminine qui s'éleva sembla sortir de nulle part. Lyssandre se tendit avant de distinguer enfin la silhouette d'un souvenir. Une silhouette fantomatique, aux contours presque flous et à la consistance spectrale. L'expression de son visage paraissait tout aussi éthérée, tout aussi absente, d'une séduisante étrangeté.

Willow de Loajess était égale à elle-même.

Son corps chétif, d'une plus grande finesse que celui de son jeune frère, fut ébranlé par un filet de vent. Elle ne frémit pas, mais sa robe de chambre qui la recouvrait jusqu'aux pieds s'agita. Les premières nuances de l'aube ravivaient la blancheur de son vêtement, de sa peau, et la pâleur de ses cheveux blonds. Son profil imparfait, que les femmes auraient jugé peu esthétique à n'en pas douter, exhalait un sourire tremblant.

Si elle n'était pas restée si longtemps dans sa tour, au point d'être oubliée de tous, Lyssandre aurait pu croire qu'elle n'appartenait pas à ce monde. Cela s'avérait en partie correct, mais cette part d'irréel lui collait à la peau quoi qu'il advienne. Comme une flagrance entêtante.

Aussi captivante que l'aurore.

— Grande sœur ?

Elle avait toujours été ainsi. Native d'un autre monde, trop ancré au leur pour s'en extraire tout à fait, pas assez immatérielle pour s'en aller vers une dimension qui la mériterait vraiment. Elle existait trop loin des autres, elle leur parlait de trop loin pour qu'il puisse la comprendre. Willow représentait un morceau d'ailleurs, comme sortie tout droit d'un songe. L'effluve onirique qui s'extirpait de son enveloppe charnelle lui donnait des airs de superbe chimère.

Elle consentit enfin à se retourner pour plonger son regard dans celui de son frère. Une fois de plus et comme à chaque fois qu'il avait été autorisé à lui rendre visite, il se chagrina de son sort. Personne ne se rappelait son existence, personne à part les rares personnes autorisées à tromper son ennui. La princesse de Loajess s'estompait des esprits sitôt que l'on ne prenait pas la peine d'entretenir son souvenir. Peut-être était-ce dans sa nature, peut-être savait-elle comment altérer la mémoire des hommes, peut-être avait-elle tenté de rendre à son père la tâche plus aisée en espérant de lui un peu de reconnaissance. Willow avait été condamnée à vivre dans l'oubli.

Bien des maladies lui avaient été diagnostiquées par les meilleures praticiens de Loajess. Aucune concoction n'était venue à bout de son étrangeté, aucun médecin n'avait pu la soigner au grand dam de la famille royale pour laquelle cet enfant constituait une tâche, une honte. Lorsqu'il avait été convenu que la princesse ne guérirait pas de ce mal étrange, Soann avait pris la terrible décision d'enfermer sa fille cadette dans une tour. Exilée, la malheureuse s'était résignée avec son sort.

— Viens, dit-elle, ou vous manquerez le lever du soleil.

Lyssandre sourit et la rejoignit. Elle se percha sur son petit balcon et ils purent admirer ensemble le miracle matinal. Les premiers rayons du soleil percèrent le gris livide qui joignait le jour et la nuit. Dans un cortège coloré de jaune et d'orange, l'astre fendit l'horizon. Il y chassa la nuit et Lyssandre pouvait presque entendre les rouages du monde se remettre en place dans un grincement sonore.

Willow accepta de s'arracher à ce spectacle que lorsque son visage fut baigné par la lueur nouvelle de l'aurore. Sa robe décorée de ces milles reflets ondulait contre sa peau diaphane et elle parut savourer le goût de cet instant, comme une eau pure portée à ses lèvres. Un sourire nostalgique brillait à ses lèvres lorsqu'elle fit face à son frère. Elle porta une main à son visage et parut essuyer une trace sur sa joue de son pouce.

— Tu avais un bout de nuit collé à la joue, se justifia-t-elle.

Lyssandre ne rit pas. Il ne riait jamais d'elle. Sûrement parce qu'elle était celle qui pouvait le mieux comprendre ce que cela pouvait être de ne pas répondre aux attentes qu'on plaçait en un enfant. Willow en savait long sur la question.

Le ton employé était digne d'une banalité, d'un détail insignifiant, et la princesse reprit bien vite son sérieux pour s'écarter du balcon et ajouter :

— Je ne puis être vue.

— Père est mort, Willow, sa loi n'est plus.

— J'ai vécu avec sa loi, petit frère, tout comme toi. Tu sais pourtant qu'on ne s'en défait pas si aisément.

Elle dansait d'un pied à l'autre à l'intérieur de son refuge, comme saisie par une subite envie de laisser son corps délicat s'exprimer au travers d'une danse.

— J'ai l'impression que sa loi vaudra toujours pour moi. Je me sens comme une princesse préservée d'un danger sur le sommet d'une tour et je n'arrive guère à savoir qui endosse le rôle du danger. Moi... ou eux.

Willow désigna du menton le balcon et, plus loin, le reste du château qui se prostrait à leurs pieds. L'ensemble de l'enceinte palatiale était observable, du portail aux trois autres tours, en passant par la cour située au Sud et celle qui la surplombait, cachée à l'intérieur du château. De là où ils se trouvaient, celui-ci paraissait presque inoffensif. Il n'en était rien.

— Tu n'es un danger pour personne, Willow.

Elle ferma les yeux comme pour chasser une pensée trop invasive.

— Il y a bien longtemps que tu n'es plus venu me rendre visite.

— Je suis désolé. J'aurais voulu venir, crois-moi, mais... mais je crois que je n'en avais pas le courage.

Lyssandre se fustigea. Sa maladresse ne traduisait pas sa pensée et Willow parut le comprendre. Seulement, ce qu'elle ne comprenait pas, c'était la peur qu'elle suscitait. Pourquoi son existence provoquait-elle le déni, la honte, la peur ? Elle qui se savait si inoffensive ne saurait comprendre l'émotion qu'elle suscitait toujours, cette crainte mêlée de méfiance, même de la part des servants.

— Je suis roi, désormais, lâcha-t-il.

— Roi... Oh, mon roi...

Elle se courba profondément et abandonna son humeur mélancolique dans un rire digne d'un piaillement d'oiseaux. Ses cheveux effleurèrent le sol et son frère la rejoignit. Willow était telle la rosée que le matin emportait avec lui, fraîche, douce, agréable. Sa fragilité héritée de la santé délicate de sa mère, Lyssandre la considéra comme quelque chose de terriblement précieux, quelque chose qu'il se devait de protéger à tout prix.

Elle coula son regard vert eau sur lui et captura sa pensée. Ses yeux troubles, traversés par l'onde qui agiterait leur surface lisse, trahissaient une nature rêveuse. Plus rêveuse que celle du jeune roi, car Willow était si investie dans ses songes qu'elle en oubliait d'exister vraiment. Cet exil forcé avait rendu sa différence plus profonde et avait achevé de faire de la princesse un être atypique. En un mot : spécial.

— Comment te portes-tu, chère sœur ?

— Moi ? s'enquit-elle, surprise. Je ne sais pas... C'est une drôle de question. Ne veux-tu pas me demander si les oiseaux chantent justes ? Ils chantent pour moi, lorsque je me lève, ils me réveillent pour que je cueille le jour avec eux. Tu ne les as dont pas vus, ce matin ? Tu sais combien j'adore me lever au petit matin, avant que les bruits des conversations ne me parviennent. Ce silence, ce silence alors que tout semble mort, j'ai le sentiment qu'il m'appartient. À moi et à moi seule. La seule chose que j'ai jamais pu posséder. J'ai ce sentiment, parfois, comme si l'aube et son silence ne s'offraient qu'à moi. Je crois que je vais bien, Lyssandre, mais dis-moi d'abord si tu comprends cela ? Tu comprends, n'est-ce pas ? Je pourrais te parler de la nuit qui hurle si fort que j'en perds le sommeil, te parler de maman, de papa, de notre frère, de mon ennui, de l'odeur du printemps qui me plaît tant, mais... mais est-ce que tu comprends au moins ce silence, petit frère ? Le comprends-tu ?

— Je le comprends et c'est un beau secret. Garde-le précieusement.

Elle parut soulagée et se tourna à nouveau vers l'extérieur qui lui ouvrait les bras. Elle n'avait déjà plus le droit de s'y aventurer. Lyssandre ne comprenait pas son acharnement, mais il n'insistait pas. Sa sœur vivait une demi-vie parce que son père avait refusé qu'elle jouisse de ses privilèges, lui refusait de lui imposer une vie dont elle ne voulait pas.

Willow inspira à plein poumon le vent qui, soudain, lui giflait les joues :

— Entends-tu la tempête ?

— La tempête ?

— Celle qui se prépare. Tu ne l'entends pas ?

Lyssandre consulta le ciel vierge de tout nuage. Pur, il promettait une journée clémente et agréable. Il n'y avait pas la moindre trace de tempête.

— Les nuages se pressent à l'horizon lorsque vous fermez les yeux. Si je tends l'oreille, je peux entendre le fracas du tonnerre et les éclairs s'impriment sous mes paupières lorsque je suis couchée sous mes draps. Chaque nuit, cela s'approche. J'ai peur, tu sais. J'ai peur qu'un jour, la tempête balaie l'aube et que les oiseaux disparaissent. Qui me réveillera de mon sommeil s'ils ne sont plus là ?

Elle avait laissé les paroles lui échapper sans penser à respirer. Les poings serrés, son corps tendu et proche de la rupture, elle était agitée de tremblements. Son frère jetait un regard terrifié sur ses paroles comme sur sa silhouette vaporeuse. Parviendrait-il à saisir le sens de ses paroles ? Elle l'espérait, elle qui couvait quelques minuscules fragments de vérité et qui en avait perdu la raison. Willow disparaîtrait à nouveau, son souvenir s'effriterait et coulerait entre les doigts de ceux qui ne la reconnaissaient déjà plus.

— Pitié, petit frère...

— J'essaie, murmura Lyssandre, la gorge nouée par une émotion neuve. Je ne suis pas Hélios, je ne suis pas père. J'essaie, je le jure. J'essaie seulement.

— La tempête ne veut pas d'un second Soann.

Transie par une peur irrationnelle, Willow se raccrocha aux épaules de son frère. Elle tenta de s'ancrer à une réalité à laquelle elle n'appartenait plus. La princesse s'acharna à ramener Lyssandre à elle, à son souvenir :

— Je t'en prie... Elle est proche, mais tu peux encore... Tu peux encore l'arrêter. J'ai peur, tellement peur, si tu savais... Sauve-nous avant qu'elle n'éteigne le soleil, avant qu'elle ne vole les oiseaux, avant qu'elle nous emporte.

Elle se laissa glisser au sol dans un sanglot sec. Lyssandre occupait un siège et elle ne défit pas son emprise. Ivre de paroles auxquelles elle ne trouvait plus de sens, rendue folle par son impuissance, elle maudissait le sort qui s'acharnait ainsi que le destin qui s'acharnait. Une fois de plus.

— Sauve-nous tous...





Il n'y aura malheureusement pas de chapitre vendredi. Je suis en vacances chez ma mère, donc pas d'accès à internet depuis mon ordinateur jusqu'à fin de semaine. Je pourrai répondre à vos commentaires, bien-sûr, mais il faudra attendre lundi pour que le quinzième chapitre (déjà !) soit posté.

D'ici là, je vous souhaite une belle semaine de vacances (courage à ceux qui travaillent, on ne vous oublie pas :)) <3

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top