Chapitre 11
[Le crayonné du portrait en version manga réaliste (dans mon style, pour faire simple) de Cassien pour les curieux de sa petite tête de soldat insensible. Il ferait presque trop gentil garçon inoffensif ici :3]
Des ombres se dessinèrent entre les arbres. Lyssandre sentit son cœur manquer un battement et ses doigts se resserrèrent sur ses rênes. Une envie brutale et inconsidérée le saisit : il désirait lancer sa monture au galop, mais dans le sens inverse de la marche de cette menace inconnue. Il souhaitait rentrer au château où il se savait plus en sécurité que n'importe où ailleurs.
Le chevalier pressa ses mollets contre les flancs de sa jument et il s'interposa. Sans l'autorisation du roi, de telles libertés ne lui étaient pas permises et cela lui aurait sûrement été reproché s'ils avaient été à la Cour. Bien qu'ils se situent à quelques kilomètres du château, ces convenances et ces usages ne jouissaient plus de la même importance. Le chevalier articula, sans se retourner :
— Veillez à garder votre calme, Majesté.
Il pouvait sentir la peur que trahissait l'agitation de Lyssandre. Son destrier, pourtant réputé pour son tempérament docile, humait l'air avec nervosité. Il ne manquerait plus que le roi soit désarçonné par un écart de son étalon.
— Qui est-ce ? s'enquit Nausicaa, d'une voix tendue.
Providence, son hongre, sensible à la fébrilité environnante, émettait des ronflements de mauvais augure.
— Des soldats, lâcha le chevalier.
Il accorda à Lyssandre un bref regard, se fonda dans sa peur disproportionnée de rencontrer un nouvel ennemi, et ajouta, abruptement :
— Les vôtres, Sire.
Le roi était blême. Il se rappelait le village, la joie d'être accueilli avec tant d'amabilité et de simplicité, puis la terreur brute et totale. La folle chevauchée pouvait elle aussi s'achever sur un bain de sang, rien ne l'en empêchait. Même les dernières paroles du chevalier ne parvinrent pas à apaiser entièrement sa nervosité. Les silhouettes se précisèrent cependant et achevèrent de lui donner raison. Le soulagement de ne reconnaître en ces visages d'hommes tannés par le soleil du Sud et écorchés par la rudesse d'une vie dont nul ne voulait aucune animosité fut de courte durée. Lyssandre qui s'était recomposé une expression empreinte d'une neutralité discutable étudia ces visages avec l'ébauche d'une curiosité pudique. Un intérêt pour l'inconnu qui se transfigura bien vite pour arborer l'apparence d'une surprise douloureuse et d'un désarroi de plus en plus marqué.
— Majesté, le rappela à l'ordre l'homme qui les commandait en le saluant.
Lyssandre, qui s'était laissé dissiper, réorienta son attention sur celui-ci. D'une stature solide, bien qu'agile, le soldat possédait un regard franc et sans concession. Il exhalait cependant une certaine sagesse et une maturité qui était loin d'être le fait de tout homme. Une moustache taillée avec soin surmontait une bouche fine qui, bien que pincée, ne paraissait pas désapprobatrice. Il possédait tout, dans l'attitude comme dans l'assurance tranquille de celui qui n'avait guère besoin d'abuser de son pouvoir pour être obéi, de l'homme digne de confiance.
— Je suis le général Artell et j'ai été chargé de vous tenir informé de la situation en plus de raccompagner ces braves hommes jusqu'au palais.
Le regard du chevalier se coulait sur les silhouettes de ceux qui avaient combattu pour Loajess. Les preuves vivantes que l'horreur qui s'y tramait était bien concrète, réelle, et qu'elle n'était pas de la poudre aux yeux lancée pour émouvoir quelques familles sympathisantes d'un Royaume pacifié. Les preuves que des vies humaines, pas moins valeureuses que d'autres, étaient sacrifiées sur l'autel d'une idéologie barbare.
— Nous revenons de la guerre, Sire, précisa le général.
— Oh, je... La guerre, bien sûr, avança précipitamment Lyssandre, confus par sa propre maladresse. Je vous prie de m'excuser, les usages ne me sont pas encore tout à fait acquis.
— Je suppose que la guerre, pour un homme qui ne l'a jamais connu, représente une donnée bien abstraite.
Cette phrase, lancée sur le ton désinvolte ou, au contraire, perfide des courtisans aurait atteint Lyssandre de plein fouet. Le général semblait doté d'une qualité qui faisait défaut à bien d'autres : la bienveillance. Le roi se sentait seulement honteux. Honteux de se savoir en pleine santé et honteux de se plaindre si copieusement de sa situation.
— Madame, salua le dénommé Artell, avec un respect que Nausicaa lui reconnut. Chevalier, c'est un plaisir.
Le chevalier acquiesça sans desserrer les dents. Pas que cet homme attise une méfiance déjà bien susceptible de s'imposer, mais la situation l'indisposait. Lui qui se pensait insensible à pareil cas de figure réalisa qu'une part de ses émotions conservait une indépendante problématique.
Il se heurta au regard d'un des soldats. Le spectre de ce qui avait jadis été un homme : des joues émaciées, une peau terne et rongée par la vermine, le corps mis à mal par les privations et les ravages d'anciennes batailles. L'œil de cet homme avait été recouvert d'un bandage et il y avait fort à parier qu'en-dessous, la chair avait été meurtrie jusqu'à entamer l'os. Le chevalier s'imagina un coup d'épée porté suffisamment violemment pour crever l'œil, mais pas assez pour achever le malheureux. Des blessures telles que celle-ci n'avaient rien d'exceptionnelles, elles se révélaient bien trop communes. Au contact avec l'œil unique du soldat, son reflet aurait presque eu honte de sa condition physique irréprochable et de la blessure de son bras dont il ne se plaignait pas. Nausicaa lui avait demandé si cette meurtrissure lui permettait de chevaucher et l'homme avait balayé l'interrogation. Cette blessure n'était pas la première et il se rappelait avoir chevauché dans de bien plus piteux états.
En observant cet autre lui, cet autre soldat, il ne put repousser le malaise qui le saisit. Soudain, il était de retour sur le front. Loin du confort du palais, loin de la quiétude, dans ce qui s'approchait le plus d'un enfer quelconque.
Les hommes gueulaient à s'en déchirer les cordes vocales. Leurs cris se mêlaient aux fracas des épées, aux tentatives fourbes de s'en sortir en abattant son ennemi dans le dos.
Ici, l'honneur ne comptait pas. Les duels courtois des palais entre deux jeunes gens de bonne naissance pâliraient face à ce chaos.
Ici, l'humanité avait été rayée. Les visages tordus par la haine, par la peur, par une rage brute et violente finissaient broyés dans une gerbe de sang et cervelle.
Ici, le tombeau des hommes.
Le cri d'un ennemi vrilla les tympans de celui qui serait un jour chevalier, mais qui n'était alors que soldat. Celui-ci qui reprit conscience de son corps et de ce qu'il devait à tout prix sauver. Il cessa de constituer seulement un ensemble grouillant, fourmillant, geignant, pour n'être plus que lui.
Un parmi d'autres.
C'était bien suffisant.
Du coin de l'œil, il vit un allié, un de ces hommes pour lequel il avait eu la veille une vive sympathie et avec lequel il avait partagé un repas nourri par l'angoisse, s'étrangler dans son propre sang. L'hémoglobine qui gorgeait la terre déjà la terre.
Cet homme était perdu.
Celui qui répondait encore à son véritable nom plongea son épée dans la chair de son ennemi. La lame fendit la peau entre la gorge et le ventre. Son sifflement autant que son accomplissement furent mortels.
Un mort pour un mort.
Ici, le tombeau des hommes.
Vivants comme morts.
Le chevalier retrouva ses esprits. Dans le regard de l'autre soldat, il lisait autant d'aveux, autant de combats aussi sanglants que celui-ci. Il entrait en contact avec une histoire semblable à la sienne. Pas moins hideuse, pas moins tragique. Le soldat n'était pas envieux du sort du chevalier, il ne lui témoignait ni pitié ni jalouse. De même, celui qui avait quitté cet enfer quelques longues semaines plus tôt évita la compassion et toutes les émotions dégoulinantes d'hypocrisie qu'on pouvait leur servir.
Ils échangèrent un long regard serti d'une compréhension respectueuse. Ils avaient survécu, autant l'un que l'autre, et vivraient avec la culpabilité d'être encore en vie.
— De quelle partie du front revenez-vous exactement ? s'enquit le chevalier.
— Arkal.
Un seul mot, une maigre indication.
Le chevalier se projeta au cœur de cette fureur meurtrière, de cette folie orpheline de sens. Arkal était l'enfer des enfers, le front à la plus funeste réputation. Lui y était resté un mois, peut-être deux, avant de soutenir des postes moins avancés qui manquaient cruellement d'hommes.
— Quelle est la situation ?
— Délicate, c'est la raison de ma venue, outre la nécessité de présenter mes salutations au nouveau roi.
Artell n'était pas mielleux ni suffisant. Il ne faisait d'ailleurs pas grande différence entre le roi et son chevalier, il s'adressait à eux sur un seul ton et ne donnait pas l'impression de parler à un subalterne insignifiant lorsqu'il répondait au soldat.
Lyssandre, quant à lui, peinait à reprendre contenance. Il n'avait pas eu à se pencher sur le sujet de la guerre que celle-ci se présentait déjà à lui. Il aurait aimé un peu de répit, mais ces soldats aux corps hantés par le souvenir des combats ne lui laissaient pas d'autres choix. D'une voix qu'il espéra ferme, il s'entendit lancer :
— Un conseil doit se tenir au château dans le début de l'après-midi. La guerre ne devait pas être à l'ordre du jour, mais je présume que les informations que vous détenez sont de la plus haute importance. Si vous le désirez, je vous invite à vous joindre aux ministres afin de nous présenter la situation au Sud de vive voix.
— Bien, Sire.
Le ton était donné. Lyssandre aurait aimé qu'il soit moins tranchant et déplorait les dégâts irréparables de cette guerre. Cette guerre à laquelle les soldats blessés, amaigris, traumatisés tournaient le dos en espérant ne plus jamais avoir à y remettre les pieds.
***
Un silence solennel maintenait la salle du conseil dans une immobilité tout aussi respectueuse.
À l'image de bien d'autres figures maîtresses de Loajess avant lui, Lyssandre faisait face à une table bordée d'une quinzaine d'hommes. Au bord de la table se présentait un livre épais dans lequel figurait des vœux ainsi qu'une floppée de maximes censées apporter la fortune au jeune roi. Cette fois, on lui conférait le pouvoir politique, le pouvoir de créer les lois et de les faire appliquer, non sans le consentement d'une assemblée située à Halev, capitale du Royaume. Après avoir bénéficié de la reconnaissance du peuple, traduite par son passage au village, après avoir été accepté par ses aïeux dans le recueil du roi, après avoir été béni et fait roi par le prêtre, Lyssandre héritait de la forme la plus concrète de son pouvoir.
Il apposa sa signature au registre sous les regards de ceux qui étaient désormais ses ministres. D'une voix claire pour avoir répété cette phrase dans l'intimité de ses appartements, le roi déclara :
— Par les pouvoirs qui me sont conférés et en vertu de mon titre, je déclare la première réunion du conseil royal ouverte !
Tous s'inclinèrent exagérément bas avant de s'asseoir. Les formalités exécutées avec le respect des coutumes et des habituelles traditions si chères à Loajess, tous attendaient impatiemment que le roi présente l'ordre du jour pourtant connu de tous.
— Cette première réunion devait porter sur l'attentat intervenu à l'occasion de la traditionnelle distribution de vivres dans un village non loin du château. Cependant, le général et ses hommes, revenus du front dans la matinée, possèdent des informations capitales à nous transmettre. Aussi je vous propose d'aborder d'abord le sujet de l'attentat et traiter dans un second temps de la guerre.
Manifestement, le sujet du conflit réjouissait bien davantage les ministres. Lyssandre, quant à lui, se contentait d'un soulagement relatif. Son discours, mu d'une certaine rigidité, avait été préparé de toute pièce et la rigidité des mots sonnait faux à ses oreilles. Usurpateur d'un rôle qu'il ne prétendait pas mérité, brûlé par les regards qui le tenaillaient, Lyssandre s'était assis pour ne plus vaciller. De là où il se trouvait, installé à l'extrémité de la table, la pièce paraissait suffisamment vaste pour l'engloutir. Les seules fois où il s'y était invité, adolescent, les lieux étaient déserts. Jamais Soann ne lui aurait permis de s'y introduire en pleine réunion du conseil. Seul Hélios jouissait de ce privilège et Lyssandre n'avait pas nourri le moindre intérêt pour cet endroit pourtant l'une des nombreuses personnifications du pouvoir royal entre ces murs.
Derrière Lyssandre se découpait plusieurs imposantes fenêtres. Celles-ci s'ouvraient sur les jardins dans lesquels les courtisans se délassaient de leur ennui et de leur lascif oisiveté. Les rayons du soleil transperçaient les vitres pour brûler les silhouettes des plus grandes personnalités du Royaume. Toujours immobiles, ils paraissaient attendre qu'une erreur se présente et que Lyssandre la commette pour s'en moquer, pour juger indigne ce prince rêveur, ce naïf ridicule, celui que les plus odieux considéraient comme une femme prisonnière d'un corps d'homme.
Alzar rompit ce silence et cette immobilité. Il déclara, avec une bravoure héritier d'une longue carrière militaire :
— Le coupable n'a pas été reconnu, Sire. Nous ignorons son identité, mais les informations qui nous ont été transmises, notamment par votre présent chevalier, laisse entendre qu'il a disposé d'un entraînement militaire. Il est possible qu'il s'agisse d'un ancien soldat.
— Pourquoi un ancien soldat souhaiterait-il ma mort ? s'enquit Lyssandre, auquel l'énonciation de ces paroles rappelait une situation qu'il espérait ne jamais revivre.
— Pour vous donner la réponse, Sire, il faudrait que nous connaissions cet homme. S'il s'agit bel et bien d'un ancien soldat, il pourrait vous considérer coupable de ses maux. C'est déjà arrivé qu'un vétéran de guerre ressente le besoin trouver un responsable et le roi semble être alors un coupable tout désigné.
— Pas de revendication politique nette ou supposée ? s'enquit un homme, les bras croisés sur un ventre imposant.
— Rien dont nous ayons conscience.
L'angoisse de Lyssandre commençait lentement à refluer. Seul le sujet du jour le pesait, mais la tension qui s'était logée au creux de sa poitrine s'allégeait. Alzar exposait les éléments avec une aisance étonnante et seul son sang-froid faisait écho à une brillante carrière de soldat.
Certains ministres paraissaient presque contrariés de ne pouvoir associer à cet individu une appartenance politique. Ils auraient été ravis de faire de lui un homme envoyé par les familles puissantes émergeantes à Loajess. Une excuse pour les écarter durablement du pouvoir alors que ceux qu'ils considéraient comme des opportunistes s'en approchaient chaque année davantage.
— Nous continuons de surveiller les alentours du château et les recherches se poursuivent, mais nous ne sommes pas en mesure d'offrir davantage d'informations au sujet de cet homme. Il peut s'agir d'un simple dégénéré qui aurait agi sous le coup de la folie ou encore d'un cas isolé.
Ces propos auraient pu servir de conclusion, mais ils déclenchèrent de nombreuses controverses. Quelques-uns s'inquiétèrent des répercussions d'un tel acte sur la population, sur la confiance qu'elle plaçait en le pouvoir royal, mais la plupart se contentait d'une crainte plus centrée sur leur propre sécurité. Personne ne se soucia de Lyssandre, de la peur qui l'engloutissait parfois lorsqu'il y songeait, et en réponse à cela, le jeune roi ne participa que rarement à cet échange. Il se contentait de laisser courir ses doigts sur la carte qui s'étalait devant lui. Une carte de Loajess, de Déalym et d'Elther qui représentait avec précision l'anatomie de chacun des trois Royaumes avec une attention toute caractéristique apportée aux deux ennemis.
Il prêtait une oreille distraite aux tergiversations de ces hommes, qui discutaient avec une telle implication dans leurs propos, indépendants de la volonté du roi, que ce dernier crut assister à une dispute. Il y mit cependant un terme d'une parole lâchée sans qu'il ait à hausser le ton :
— Puisque la question semble répondue, je vous propose de nous appesantir sur le second ordre du jour et de laisser la parole au général Artell.
L'intéressé, qui n'avait pas pris la parole jusqu'alors et qui s'était contenté d'observer le déroulement du conseil, se leva. Alzar, le second homme à avoir fait l'expérience de la guerre, parut le confronter du regard avant de s'asseoir pour signifier son retrait temporaire des hostilités. D'un sourire crispé, il dit :
— Nous vous écoutons, général.
Un chapitre qui annonce la couleur de nouveaux problèmes pour notre cher Lyssandre. Etes-vous surpris de voir la guerre aux portes du Royaume aussi tôt ? Les soucis ne laissent jamais notre roi respirer bien longtemps !
Le prochain chapitre tient de la même haleine que celui-ci. Lyssandre doit trouver une solution rapidement, c'est ce que l'on attend de lui désormais. Et vous, imaginez-vous décider du jour au lendemain d'un territoire entier (la France, admettons) ?
Je vous souhaite une belle fin de semaine (courage, les vacances ne sont plus bien loin) !
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