Chapitre 10
Lyssandre profitait du calme du château pour investir ses couloirs. Il gagna la bibliothèque royale sans croiser âme qui vive. Les grandes fenêtres donnaient sur l'aurore qui se levait, lascive, paresseuse, sur Loajess et le roi goûta à un peu de répit. Autour de lui, il n'y avait rien que des livres, du sol au plafond, à lui en donner le vertige. Même en y ayant passé une part de son enfance et de son adolescence, Lyssandre n'avait pas pu lire chacun d'entre eux. Ce lieu, la paix et le silence qui y régnait, représentait un refuge précieux.
Le jeune homme leva la tête pour entrevoir chaque recoin de cet immense espace lumineux. Ses doigts caressèrent la tranche des livres et il déambula longuement, jusqu'à s'être gorgé de l'ambiance de la bibliothèque. Alors, il put se saisir d'un ouvrage, sans même consulter la quatrième de couverture, et gagner la place qu'il s'était depuis longtemps attribué. L'une des fenêtres possédait un rebord légèrement surélevé et donnait sur le jardin et les promenades. Lyssandre pouvait y admirer la beauté du château sans s'y risquer et il n'y avait qu'ainsi qu'il l'appréciait réellement.
De loin, comme à travers un voile, comme il pourrait considérer un monde auquel il n'appartenait pas.
Lyssandre se plongea dans sa lecture, y rencontra des pirates venus tout droit d'Elther. Après Loajess et Déalym, Elther formait le troisième Royaume, lointain, insulaire et mystérieux. Moults légendes drapaient le peu de connaissances dont Loajess disposait au sujet de leur voisin. On racontait que ceux qui s'étaient risqués par-delà la mer n'étaient jamais revenus et cela avait contribué à renforcer la fascination populaire. Les archipels et ses nombreuses îles seraient peuplés de créatures fantastiques, des lutins, des magiciennes et mêmes des dragons. De quoi nourrir l'imaginaire des auteurs continentaux et l'intérêt grandissait des populations. Lyssandre n'y était pas étranger et avait grandi avec cette littérature, des contes aux récits effrayants au sujet de coutumes macabres qui auraient valu à Déalym sa réputation. Cette dernière avait tenu éloigné les expéditions et les curieux du large de ce troisième Royaume.
— Majesté.
Lyssandre maugréa une réponse inintelligible sans se tirer de sa lecture.
— Majesté, c'est l'heure.
Le chevalier ne se plaignit pas, même lorsque le roi prétexta de devoir achever sa page avant d'abandonner sa lecture. Il referma finalement l'ouvrage d'un coup sec, non sans avoir inspiré la flagrance inimitable des pages vieillies par les années.
Ensemble, ils traversèrent les couloirs du château nettement plus animé. Ressourcé, chassant une mauvaise humeur tenace avec la résolution de ne plus se laisser abattre, Lyssandre marchait à grandes enjambées. Ils atteignirent la grande cour, là même où Nausicaa les avait retrouvés dans le plus grand secret la veille. Elle les attendait de pieds fermes et accueillit son ami d'un soupir exagérément bruyant :
— Et on prétend que les femmes savent faire attendre les hommes ! Tu vois, très cher, j'ai comme un doute.
— Je t'ai fait patienter ? s'enquit Lyssandre, l'air de rien.
De quoi faire enrager Nausicaa jusqu'à ce que celle-ci enfourche sa monture. Elle n'avait pas accordé le moindre regard au chevalier et le ton était donné. Son secret serait bien conservé.
Sous les arcades, quelques courtisans matinaux saluèrent le roi et la baronne. Au milieu de ceux-ci, Nausicaa reconnut la femme qui l'avait fait sortir de ses gonds la veille. Inutile de s'inquiéter, celle-ci ne divulguerait pas le motif de leur conversation. Chacun savait se taire lorsqu'il le fallait, même les langues bien pendues de la Cour.
— J'espère que tu es prêt à être distancé, Lyssandre. Providence est arrivé avant moi et il a autant envie de se dégourdir les jambes que moi.
Sa monture, un somptueux hongre noir, piaffait d'impatience. Sa cavalière ne le montait pas en amazone comme l'exigeait les convenances, mais une jambe de chaque côté. Un scandale pour une femme de son rang et de son importance. Certains s'en offusqueraient sans doute, mais Nausicaa avait pour habitude de s'adonner à sa passion sans se soucier des désapprobations.
Lyssandre était juché sur un étalon à la robe immaculée. Il savait son allure agréable et son tempérament docile, ce qui lui promettait une promenade agréable. Le roi appréciait ce cheval franc et celui-ci le lui rendait bien.
Quant au chevalier, il rassemblait les rênes d'une grande jument baie. À l'image de Nausicaa, elle était réputée pour son caractère volcanique et pour sa vitesse. Ses jambes immenses couvraient une plus grande distance sans se fatiguer. Courageuse et intrépide, la jument formait un allié de taille auprès du chevalier.
Le portail du château s'ouvrit sur ordre du roi et la baronne, vêtue d'un jupon moins encombrant qu'à l'ordinaire, fut la première à lancer son cheval au galop. Les sabots martelèrent le sol et ils quittèrent l'enceinte du palais dans l'exaltation d'une course folle.
Lyssandre n'admira pas la beauté du paysage, les yeux larmoyants et les joues giflés par la vitesse. Le chevalier ne prit pas part à l'enjeu de cette folle chevauchée, mais ne se laissa pas distancer pour autant. Couchée sur l'encolure de Providence, Nausicaa semblait murmurer à son oreille des encouragements. Lancé à bride abattue, son cheval descendit la petite colline en soulevant derrière lui un nuage de poussière. La baronne ne manquerait pas de se moquer de la médiocrité de ses opposants, mais pour l'heure, elle goûtait à cette saveur de liberté.
Lyssandre l'imita. La douleur de ses joues meurtries par l'air glacé, ses doigts engourdis autour des rênes et son souffle court lui rappelaient qu'il était toujours vivant. Un sourire euphorique fleurit à ses lèvres et l'écho d'un rire résonna dans son ventre. La sensation de la vitesse alliée aux muscles du cheval qui fonctionnaient sous son corps, tout cela lui avait terriblement manqué. Ses mèches de cheveux clairs battues par les vents, il retrouva un semblant de liberté et un bonheur qu'il aurait oublié sans son amie.
Il fut le premier à ralentir l'allure de son destrier lorsqu'ils pénétrèrent dans la forêt. Nausicaa avait gagné d'une courte encolure et il ne comptait pas remettre ce titre en jeu. La jeune femme parut déçue de ne pas pouvoir poursuivre cette course folle entre les arbres centenaires. Ils en troublèrent la sérénité de leurs respirations chaotiques et du trot de Providence et de la jument qui, contrairement à la monture de Lyssandre, ne demandaient qu'à s'emballer à nouveau. À l'expression de Nausicaa, le roi comprit qu'elle ne retenait pas complètement son hongre et qu'elle le laissait caracoler la tête levée dans un trot précipité et aérien.
Autour d'eux, la nature s'éveillait, recouverte d'une rosée fraîche et odorante. Trop dissipée, Nausicaa ne vit pas l'écureuil qui grimpa sur l'arbre tordu à quelques pas. Providence eut un violent écart, bien plus attentif que sa cavalière qui parvint à absorber le choc sans grande difficulté.
— J'en avais presque oublié à quel point ces chevauchées sont libératrices, déclara-t-elle.
— Pourquoi ? Les Lanceny ne possèdent pas de chevaux ?
— Celui-ci est un présent de Tybalt.
Nausicaa flatta le garrot de sa monture avec une adoration qu'elle ne voyait qu'aux équidés. Lyssandre lui était reconnaissait d'avoir proposé une telle promenade. Les non-dits de la veille, la difficulté qu'ils avaient rencontrée à s'exprimer, semblaient moins prégnants. Il ne restait entre eux que la figure de Tybalt, dérangeante, encombrante, et Lyssandre n'imaginait qu'il puisse exister entre eux la moindre trêve. Le fait que son amie de toujours lui soit promise lui paraissait toujours aussi inconcevable.
— Tu devrais apprendre à le connaître comme je le connais désormais.
Le visage de Lyssandre se fendit d'une grimace évocatrice.
— Il est meilleur que tu ne le crois. J'avais une piètre opinion de lui avant qu'il me permette de le connaître. Il est seulement pudique et vous possédez davantage de points communs que ce que tu sembles penser.
— Torturer les chiots n'est pas dans mes loisirs favoris, rétorqua Lyssandre.
— Il ne torture aucun chiot ! protesta Nausicaa.
Lyssandre avait conscience que le vent venait de tourner. Désormais, son amie prenait le parti de Tybalt lors d'une dispute. L'éclat de voix de la jeune femme tira un nouvel écart à sa monture à fleur de peau dans un lieu qu'elle ne connaissait pas.
— J'avais pensé à un dîner, lâcha Nausicaa, non sans écoper de la part de son interlocuteur un regard digne de la proposition impensable qu'elle venait d'émettre.
— Un dîner ? Tu veux parler de présentations officielles ? Tu ne crains pas pour la sécurité de ton futur époux.
La baronne de Meauvoir se garda bien de souligner qu'elle aurait plus tendance à s'inquiéter pour celle de Lyssandre. Plus âgé, Tybalt avait joui d'un entraînement militaire presque équivalent de celui suivi par Hélios et n'aurait aucun mal à se défaire d'un adversaire de la trempe du roi.
Elle s'esclaffa bruyamment en s'imaginant Lyssandre en armures et celui-ci se rebiffa, froissé du peu d'égard que lui réservait son amie.
— Je t'en prie, accorde-moi cette faveur ! Nous serons bientôt parents par alliance, tu ne peux pas me le refuser.
— Je te rappelle que mes rapports avec Tybalt ne sont pas des meilleurs. Il me voue une haine inexpliquée et je la lui rends bien.
— Tybalt ne te déteste pas, rétorqua Nausicaa, et toi, tu es incapable de haïr réellement quelqu'un. Vous ne vous comprenez pas, voilà tout, et nous avons besoin d'être unis, aujourd'hui plus que jamais. Réunir cette famille et vous réconcilier autant que possible n'est pas juste une formalité à expédier ou à sous-estimer. Cette fracture pourrait être retournée en ta défaveur face à des personnes qui te seront défavorables. Penses-y !
Lyssandre y pensait. Il avait d'ailleurs occupé une partie de sa nuit à tourner et retourner ce problème. Sans en avoir eu de preuves concrètes, il était persuadé que la plupart des membres de son gouvernement lui apporteraient qu'un soutien ténu, prudent, et peu enjoué. Lyssandre réfléchissait à la manière de convaincre et de s'imposer. Il n'aurait droit qu'à un coup et la moindre erreur le condamnerait.
— Calypso et Priam auront l'opportunité de participer à cette... réunion familiale de circonstances ? s'enquit-il, après avoir chassé ces pensées peu encourageantes.
— Je suis persuadée que Calypso n'attendra pas d'être invitée pour se joindre à nous, sourit Nausicaa. Quant à Priam...
Elle lâcha les rênes d'une main et taquina les feuilles gorgées d'eau et de soleil. Les arbres qui bordaient l'étroit sentier représentaient des sentinelles destinées à les surveiller afin qu'eux, simples humains, ne souillent pas l'essence sauvage des lieux de leur imperfection. Elle songea brièvement à la question. Sans prêter une réelle attention aux mesquineries de ses pairs, la baronne savait que le jeune Priam faisait l'objet de nombreux débats. Certains courtisans le considéraient comme un domestique qui avait eu la chance d'être recueilli par la famille royale, d'autres méprisaient autant sa peau ambrée que son statut de bâtard. Si Nausicaa se moquait aussi bien de l'un que de l'autre, la présence de son fiancé et de sa génitrice la forçait à revoir sa position.
— Je ferai ce qui est en mon pouvoir pour persuader Tybalt, promit-elle.
— Précise-lui bien que je n'accorderai pas ce dîner sans la présence de mon cousin, si d'aventure il songe à refuser.
Le combat s'annonçait rude et, derrière son optimisme, Nausicaa craignait que l'animosité des deux hommes déclenchent une dispute. La présence d'Elénaure ne la rassurait pas davantage, mais puisqu'elle était impuissante face aux affaires d'État, la jeune femme se devait d'apporter une contribution d'un autre genre.
— Et vous, chevalier, cette promenade vous sied-elle ? Vous a-t-elle permis de fuir quelques soucis ?
Lyssandre se retourna pour croiser brièvement le regard du soldat. Celui-ci fuit avec soin le sien et étouffa la surprise qui le laissa coi un bref instant. Il n'aurait pas imaginé Nausicaa si badine et ces interrogations, posées sur le ton de la conversation, paraissaient le provoquer. La femme semblait lui demander jusqu'où il pourrait aller pour préserver Lyssandre de la vérité. À défaut de l'abrutir de questions, la courtisane avait trouvé une manière bien à elle de le torturer.
— J'imagine qu'elle n'est que meilleure lorsqu'on fuit quelque chose.
— Vous imaginez bien, chevalier ! se récria Nausicaa, avec emphase. Ses responsabilités, une gouvernante à cheval sur les bonnes manières, la vérité, chacun fuit son propre fardeau.
Lyssandre vit le regard du chevalier se durcir. Il ne put cependant pas s'interroger outre mesure sur la question puisque le soldat arrêta sa monture d'une poigne ferme. La jument s'immobilisa docilement, les oreilles dressées, comme si elle avait elle aussi perçu un son étranger.
Nausicaa songea abruptement que cette diversion arrivait à point nommé, mais le chevalier la devança. Il déclara, sans hausser le ton, sans trahir la plus petite angoisse :
— Prenez garde. Nous ne sommes pas seuls.
Je m'excuse pour ce jour de retard. N'étant pas chez moi (et ayant oublié d'enregistrer le chapitre pour le publier depuis mon téléphone), je n'ai pas pu poster comme prévu.
Une petite parenthèse à l'écart du monde, un petit bain de fraîcheur pour notre jeune monarque. Mais les ennuis ne sont jamais bien loin.
Selon vous, de quoi s'agit-il ? J'avoue avoir hâte d'entendre les théories que vous nourrissez au sujet de cette fin de chapitre ! Etant cavalière, ce chapitre me tenait à coeur et j'espère très sincèrement qu'il vous aura plu !
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