Chapitre 5

Rachelle regardait dans les manuscrits de son bureau. Elle étouffa presque :

- C'est impossible. Il était encore là hier...

Elle reposa la pile de feuilles et soupira longuement. Rê, qui fouillait partout, tomba soudain sur une disquette, sur laquelle était inscrit « USA 1980-1990 ». Il la montra à la journaliste, qui l'inséra aussitôt dans le disque dur de son ordinateur. Elle crut qu'elle allait fondre en larmes. Tous les fichiers que contenait la disquette avaient été effacés. Mais qui pouvait avoir fait une telle chose ? Elle ne recherchait qu'un dossier, dont elle s'était souvenue la veille, une fois rentrée à son appartement, dans lequel il n'y avait que quelques informations sur Jigoro Yoshikawa. Il avait été réalisé par Denis environ quatorze ans auparavant, sur cet homme encore inconnu, venant d'ouvrir une petite école d'arts martiaux. Comment avait-elle pu être aussi idiote ? Elle revoyait vaguement une photographie qui l'avait marquée, sur laquelle on voyait un petit enfant Chinois vêtu d'un kimono. Vu l'âge qu'il devait avoir, il se pouvait vraiment qu'il s'agisse de Ho Sang. Et elle qui avait pensé que Jigoro Yoshikawa n'avait jamais eu de famille ! Au contraire, il en avait eu une, certainement une femme, une fille... Mais qu'est-ce qui avait bien pu se passer ? A présent, le Maître lui faisait plus penser à un loup blessé, à qui les joies lointaines du groupe lui manquaient. Elle tentait de s'imaginer la mère de Ho Sang. Jeune, magnifique, avec de tendres yeux bridés et un corps splendide. Oui, c'était ainsi qu'elle se l'imaginait. Car Ho Sang aussi était mignonne, malgré ses yeux agressifs et son regard méchant.

Vulcain aussi pensait à sa sœur. Il l'imaginait, portant toujours son éternelle combinaison sans manche en jean stone, en train de discuter avec l'homme de la photographie, son père. Il avait, comme son frère, énormément peur de la perdre car, même si elle n'était pas toujours sympathique, il existait des jours pendant lesquels elle oubliait sa méchanceté pour aider, désireuse de discuter et de comprendre tout ce qui l'entourait. Il n'arrivait pas à s'expliquer ses mensonges sur son passé et sa famille. Ils avaient toujours vécu comme frères et sœur et se faisaient entièrement confiance, à tous les niveaux. Il y avait entre eux une sérieuse amitié, un amour fraternel. Comment cela avait-il bien pu arriver ? Peut-être parce que, malgré leur courte différence d'âge, elle avait eu peur d'eux quand elle était arrivée. Entre eux, le courant était tout de suite passé. Ils n'arriveraient jamais, ni à dompter, ni à apprivoiser Ho Sang, mais ils ne le désiraient pas.

Rê se leva et se dirigea vers la porte du bureau de Rachelle, les sortants de leurs pensées respectives. Celle-ci et Vulcain la suivirent et ils quittèrent le journal.


Takeshi sortait du bâtiment lorsque plusieurs hommes cagoulés l'attaquèrent. Après s'être défendu, le Maître céda. Les personnes le balancèrent dans un fourgon, attaché et les yeux bandés.


Jigoro venait d'envoyer Shinji kidnapper un vieux Chinois. Il pensait que ce dernier était important pour sa fille, à en croire la photographie. Il l'avait découverte en glissant, comme il savait si bien le faire, deux doigts dans une des poches arrière de la combinaison de Ho Sang. Sur cette photographie, on voyait le vieil homme assis, en tailleur, par terre avec, derrière lui, deux jumeaux noirs. L'un d'eux portait sa fille sur ses épaules, tandis que l'autre la soutenait. Qui étaient ces gens ? Le Maître n'eut pas le temps de se pencher sur la question car le téléphone sonna. Il le décrocha aussitôt.

- Shinji ! Alors, vous l'avez ?

Il fit une pause, le temps d'écouter la réponse, avant d'ajouter :

- Ne bougez pas, reste avec Horoku, j'arrive !


Ho Sang et Damien s'étaient arrêtés à un fast-food avant de se diriger vers le Central Park. Ils s'assirent sur un banc et le jeune commença à expliquer le test qu'il venait de passer.

- Tu dois combattre des élèves au karaté pendant une heure...

- Lorsque tu réussis, tu combats le Maître afin qu'il juge, lui-même, ton niveau, termina Ho Sang, les yeux dans le vide.

- Tu l'as déjà passé ?

- Il y a longtemps. Mais, ne retourne plus jamais là-bas, ça pourrait devenir très dangereux, répondit la jeune fille, le regard toujours lointain.

Il n'insista pas et, après être restés assis, ils se levèrent et prirent la direction du Bronx.


Lorsque les deux frères et Rachelle rentrèrent dans le bâtiment, il n'y avait plus aucune trace de Takeshi. La journaliste supposa qu'il était parti se promener et les deux jeunes, après une courte réflexion, acceptèrent cette hypothèse. Ils commencèrent donc, sans le Maître, leur entrainement quotidien, sous l'œil émerveillé de la jeune femme, qui en oublia presque son enquête. Elle ne s'en souvint uniquement lorsqu'elle les vit commencer les prises d'attaques de kung-fu. Elle se remit à penser à Jigoro Yoshikawa. Ça en devenait obsessionnel, elle le voyait partout, tout le temps. Ses yeux ne la quittaient plus, elle avait l'impression d'être observée continuellement par le Maître et sa fille. Elle finissait par en avoir peur de se relâcher ou de se reposer un instant, ne fût-ce que quelques secondes. Le sourire du Chinois la hantait depuis qu'elle l'avait vu. Diabolique. Elle ne trouvait pas d'autres mots pour le décrire, que ce soit l'homme ou son sourire. Des dents éclatantes de blancheur, une haleine agréable... Il avait presque tout de Lucifer. Ange déchu de son paradis, où il vivait avec sa femme et l'enfant qu'elle attendait. Chassé par les autres anges et par dieu, il se retrouvait en enfer. Il cherchait à se venger sur l'espèce humaine comme le faisait toujours l'ange déchu. Si seulement elle pouvait faire quelque chose pour l'aider... Elle ne savait pas pourquoi, mais cet homme mystérieux lui imposait des sentiments qu'elle ne comprenait ni ne contrôlait. Elle ne se doutait pas que c'était cet homme qui avait fait kidnapper Takeshi.


Jigoro observait Takeshi qui, toujours attaché mais dont le foulard devant les yeux avait été ôté, avait été presque jeté sur une chaise, par Shinji. Ce dernier avait fait du bon travail, c'était bien le vieil homme de la photographie qui se tenait devant lui. Celui-ci ne bougeait pas, semblable à une statue colorée, avec des cheveux gris descendant en cascade sur ses épaules, des muscles toujours présents et un vieux kimono sur le dos. Tout ceci ne disait rien qui vaille à Jigoro, qui devinait que ce vieil homme était un Maître. Et, même s'il n'avait plus toute la force de sa jeunesse, il pouvait être dangereux, ayant beaucoup plus d'expérience que lui. Quel âge pouvait-il donc bien avoir ? Environ soixante-dix ans, c'est-à-dire deux fois l'âge de Jigoro. Ce dernier s'approcha du vieil homme et lui demanda, d'une voix sèche et autoritaire :

- Quel est votre nom ?

Le vieux Maître ne répondit pas, et se contenta de regarder d'un air absent vers l'infini. Jigoro s'énerva et le gifla violemment. La chaise, sur laquelle était assis le vieil homme, faillit tomber sur le côté et ce fut Horoku qui la rattrapa. Soudain, Takeshi releva la tête et regarda le jeune Maître dans les yeux, avant de dire :

- Tu pourras faire ce que tu veux, Jigoro, Lóng ne te suivras pas si tu continues. Tu es peut-être son père, mais elle a également ses deux frères. Et elle ne les abandonnera jamais.

Cette fois, ce fut Shinji qui, énervé de l'insolence faite envers son Maître, flanqua une claque au vieil homme. Ce dernier tomba en arrière et le jeune Chinois le releva brutalement en l'empoignant par le col du kimono. A un signe de son Maître, Shinji conduisit leur prisonnier dans une petite salle. Ils se trouvaient à l'intérieur d'un hangar abandonné du Bronx, quartier craint de New-York. C'est là que Jigoro avait habité à son arrivée dans la ville, avant de devenir le Maître d'arts martiaux réputé qu'il était. C'est à cet endroit qu'il avait décidé d'installer le vieil homme.


Damien et Ho Sang venaient d'arriver au Bronx, dans le bâtiment. Aussitôt, la jeune fille demanda où se trouvait Takeshi. Rê lui répondit qu'ils n'en savaient rien, mais Rachelle l'interrompit en criant, de l'autre bout de la pièce, que le déjeuner était prêt. Damien n'avait plus très faim mais mangea quand même la ratatouille de sa sœur. La Chinoise, elle, n'en voulut pas et partit chercher un bol de sa bouillie. Vulcain la regarda s'asseoir avant de lui demander sèchement :

- Pourquoi nous avoir menti ?

Ho Sang fit voir une certaine incompréhension, avant de comprendre ce qu'il voulait dire et de se lever. Vulcain lui attrapa la main et la força à se rasseoir. La jeune fille le regarda, haineuse, et il la lâcha en lui disant simplement :

- Je pensais que nous nous faisions confiance.

Ensuite, après avoir tourné le canapé vers le mur, il s'y installa. Rê alla avec Rachelle et Damien faire la vaisselle et laissa sa sœur se débrouiller. Celle-ci prit son courage à deux mains et s'avança vers Vulcain, d'un pas tremblant et incertain. Ho Sang était forte, sans peur, mais lorsqu'il s'agissait d'amitié et d'amour, elle devait tout à coup réservée et timide. On sentait chez elle une certaine crainte d'être ni comprise, ni excusée.

Elle s'assit à côté de Vulcain, qui ne tourna même pas son regard vers elle. Ils restèrent ainsi quelques minutes, avant qu'il ne pose son regard sur son visage triste, pour lui dire, d'une voix sans émotion apparente.

- Tu vois, Ho Sang, tu es forte. Tu as du caractère et de la froideur mais, tu ne sais pas te défendre contre toi-même. Tu fais des choses que tu ne voudrais pas et, ensuite, tu ne sais pas comment les réparer, avec le tort qu'elles ont causé. Que vas-tu donc me dire ? Je suis désolée ? Mais il ne fallait pas avoir à l'être, Ho Sang.

La jeune fille le savait, on ne l'appelait Ho Sang que lorsque ses amis étaient fâchés. Elle ne répondit pas et baissa, pour la première fois, le regard. Voyant cela, son frère l'attira doucement jusqu'à lui et lui murmura :

- Tu es une fausse agressive. Tu es une petite fille farouche qui découvre le monde. Je ne t'en veux pas, ma chérie, je t'adore, c'est différent.

La Chinoise leva ses yeux noirs vers lui, fit un pâle sourire, et lui murmura :

- Tu es comme lui. Je ne sais pas pourquoi, mais vous êtes tous incapables de m'en vouloir...


Takeshi était enfermé, seul, dans une obscurité totale, attaché à la chaise. De sa joue coulaient quelques gouttes de sang, car Shinji l'avait éraflé en le giflant. Ses beaux cheveux gris s'étaient remplis de toiles d'araignées et de poussières maronnâtres. Son kimono, habituellement blanc, semblait gris terne, et l'on ne distinguait même plus son nom, écrit en chinois, sur sa ceinture rouge de kung-fu. Il leva ses yeux fatigués vers un filin de lumière du jour, dans un coin de la salle.

Il pensait à ses fils. Qu'allaient-ils donc faire sans lui, puisque c'était la première fois qu'une telle situation arrivait ? A tout juste vingt-et-un ans, ils étaient toujours de jeunes inconscients livrés à eux-mêmes. La seule adulte, Rachelle, à trente-deux ans, aurait beaucoup de mal à contrôler les deux frères, pour ne pas qu'ils se battent. Du groupe, seules les deux filles étaient les plus mâtures. Mais la plus jeune avait derrière elle un passé mouvementé, qui dictait parfois le présent avec des instants de crises que lui-même avait du mal à contrer. Elle pouvait devenir très violente à la moindre réflexion et agressive. Rachelle réussirait peut-être, après tout, à les contrôler car les deux jeunes hommes et Ho Sang ne la menaceraient ou ne la frapperaient jamais. De plus, elle risquait moins à rester avec eux car ils étaient experts en arts martiaux. Le seul problème venait de Jigoro, qui était un excellent Maître, il le savait. Il l'avait si bien connu...

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