Chapitre 14

Le dojo s'éveillait à peine de cette pénible nuit. Tous avaient dormi là, sur les tatamis : les cinq élèves de Jigoro, dont Shinji et David, ainsi que leurs anciens ennemis.

Takeshi et Jigoro avaient été les premiers à se lever. Le père de Ho Sang avait préparé une bouillie, comme celles que faisait sa fille, avec du pain, du lait, et des lardons. Ils avaient mangé côte à côte, silencieux, en regardant le soleil se lever du côté du pays du soleil levant. Peu de temps après, ils avaient été rejoints par Shinji et, tour à tour, tous les « habitants » du dojo cessèrent leur nuit. Rachelle, les cheveux blonds emmêlés et le teint pâle, vint près du trio et ils commencèrent à discuter.

- Auriez-vous une douche, au dojo ?, demanda-t-elle.

A voir la tête que fit Jigoro, elle se douta qu'elle avait dû, une fois encore, le vexer, et s'apprêtait à faire des excuses, lorsqu'il lui répondit :

- Ho Sang vous y amènera. Elle vous prêtera également des vêtements propres.

- Pourquoi n'est-elle pas ici ?

- Elle a perdu beaucoup de sang, et cela il y a moins de vingt-quatre heures. Elle doit se reposer. Je lui ai administré un calmant, sans qu'elle ne s'en rende compte, dans sa nourriture, expliqua Takeshi.

- Eh bien, Maître, vous auriez dû lui mettre une double dose, l'interrompit Vulcain, qui arrivait avec son frère.

- Que veux-tu dire ?

- Que je suis réveillée.

A la tête que firent les deux Maîtres en voyant la jeune fille debout, même Shinji ne put s'empêcher de rire. Et elle, d'ajouter aussitôt :

- Viens, Rachelle. Il faudrait se laver.

La journaliste partit avec la Chinoise, qui réussit dans ses vêtements un pantalon, trop grand pour elle mais à la bonne taille pour la jeune femme, de texture légère et un T-shirt. Ensuite, elles prirent une douche. Lorsque Ho Sang en sortit, elle paraissait fraiche et prête à abattre des montagnes. Elle avait les traits plus reposés que ces derniers jours et, pour la première fois depuis qu'elles se connaissaient, sourit à Rachelle.

Tout à coup, elles entendirent des cris et se précipitèrent vers leur provenance. La jeune fille arrêta la journaliste juste à temps pour ne pas qu'elle se fasse repérer par les hommes armés qui se trouvaient dans la salle. Elle attira Rachelle à elle et lui expliqua ce qu'elle comptait faire.


Jigoro sentait la haine et la rage l'envahir. L'homme armé qu'il avait devant lui se nommait Jack Anderson, et il était le bras droit de son plus grand ennemi, le juge O'Neil. Penser que ses élèves, ainsi que tous les autres et lui-même, s'étaient faits prendre au piège l'agaçait. Les hommes du juge avaient frappé comme la foudre s'abat sur un arbre, et avaient menacé David, c'était pour cette raison qu'il n'y avait pas eu de combat. Jack Anderson pouvait être fier de lui.

Le propriétaire du dojo avait peur. Peur pour sa fille, qui n'était pas avec lui à ce moment précis, peur pour son ancien Maître, peur pour Shinji... Que pouvait-il donc faire pour les sortir de là ?

Sa réflexion tourna court lorsqu'il entendit la voix de Rachelle. Rachelle, qui se trouvait à moitié dans le couloir et dans la salle de combat et qui invitait ses « Messieurs les bandits » à la rejoindre. Et, lorsque six des hommes avancèrent vers elle avec Ben, en posant leurs armes car la « faible créature » ne leur faisait pas peur et qu'ils voulaient en profiter, elle se mit à courir dans le couloir, tandis qu'ils la suivirent.

La poursuite fut de courte durée, puisque les personnes présentes dans la salle de combat entendirent des hurlements et jurons, suivis de bruits de pas se rapprochant. Une ombre se fit voir. Rachelle et Ho Sang. A la vue des deux jeunes femmes, Jack s'écria :

- Je ne savais pas que tu avais pu te remarier, le chintock !

A ces mots, Jigoro se releva et, profitant de la surprise de l'homme, lui flanqua un coup de pied dans le ventre. Un de leurs ennemis voulut l'abattre avec son révolver, mais Shinji l'assomma. David et Rê en cognèrent un autre et, bientôt, tous les hommes du juge O'Neil furent attachés, bâillonnés, et mis dans la camionnette d'Horoku qui fut chargé, avec David, de les amener dans leur bâtiment du Bronx.

Une fois qu'ils furent partis, Ho Sang s'approcha de son père et demanda :

- Qui sont ces hommes ? Et que nous veulent-ils ?

- Ne lui répondez pas que vous ne savez pas, monsieur Yoshikawa, murmura Rachelle. Vous avez promis de ne plus lui mentir.

Il y eut un moment de silence, durant lequel le Chinois sentit le regard de sa fille peser sur lui.

- Ce sont les hommes de William O'Neil, un juge de Floride. L'... l'immonde créature qui est responsable de la mort de ta mère...

- Cet... homme est un membre très actif de la mafia. Prostitution, trafic, meurtre... En faisant une enquête sur lui, vous nous aideriez, ajouta Takeshi à la journaliste.

- Ce nom me dit quelque chose... Je crois que c'est l'homme qui se cache sous le pseudonyme de Killer. Mon supérieur, Denis, avait fait un reportage au sujet de la prostitution et il me semble qu'il l'avait découvert. Mais il a dû détruire tous ses documents. Sauf...

- Sauf quoi ?, insista Ho Sang.

- Sauf ceux que garde toujours Denis chez lui, à l'abri.

- Alors, il faut les lui demander sur le champ !, s'écria Shinji.

- On ne peut pas... Il n'est pas chez lui...

- Sais-tu où il habite ?, demanda la Chinoise. Et, comme Rachelle acquiesçait, elle ajouta : Bon. Tu n'as pas oublié comment on trafique les serrures, j'espère ?, lança-t-elle à Shinji. Alors, en route !


Vulcain regarda sa sœur partir avec le jeune Chinois et la journaliste. Il avait l'impression qu'elle avait changé depuis quelques jours, elle n'était plus la jeune gamine uniquement impulsive, mais une jeune fille prête à tout pour venger sa mère, même à s'allier à son pire ennemi, Shinji.

Le jeune homme se retourna lorsqu'il entendit son Maître l'appeler. David et Horoku étaient revenus et ils devaient tous s'entrainer. C'était là une question de vie ou de mort. La première attaque des hommes du juge O'Neil avait échoué, mais ce n'était qu'une petite victoire et ils devaient gagner la guerre. Pour leur vie, mais aussi pour que Ho Sang ait enfin une vie presque normale.


Le juge O'Neil demanda à un de ses hommes, de son regard qui cloua sur place le proxénète qui, pourtant, tapait tous les soirs sur les prostitués immigrées qu'il menait à la baguette :

- Où sont passés Jack et Ben ?

Mark baissa les yeux et ne répondit pas.

- Parle, chien !

- Je ne sais pas, monsieur...

- C'est encore un coup de ce chintock ! Il me le paiera bientôt, et sa fille aussi ! Je n'ai pas pu avoir la mère, mais la fille la remplacera très bien...


Rachelle et Ho Sang avançaient dans les rues de New-York, suivies d'un Shinji traversé par des sentiments contradictoires. Il regardait la Chinoise, dont il ne voyait que le dos. C'était son ennemie et, pourtant, il lui semblait que la haine qu'il lui portait avait encore baissé. Et qu'elle laissait la place à un nouveau sentiment étrange. Qu'elle était belle à ses yeux, à ce moment précis. Le soleil lui arrivait en face, et il voyait l'ombre de la jeune fille danser sur le trottoir. Elle possédait une démarche légère, fluide, et balançait légèrement son corps, en laissant voir ses formes. Mais, elle le gênait toujours. Elle lui volait, depuis qu'il la connaissait, Jigoro et elle ressemblait encore plus à un dragon que lorsqu'elle était partie. Cette haine et cette rancœur se mêlaient donc à ce sentiment nouveau qui venait d'éclore en lui, telle une fleur qui s'ouvrirait au printemps. Sentiment tout nouveau pour lui, et dont il avait peur. Car la mélodie que lui chantait son cœur ressemblait étrangement à celle des poètes, et dont lui parlait souvent le Maître : l'Amour.

Il marcha sur les pieds de quelqu'un, qui poussa un cri. Il ne s'était pas rendu compte que les deux jeunes femmes l'accompagnant s'étaient arrêtées et venait d'écraser Rachelle. La journaliste rouspéta, puis cessa, décidant que la Chinois devait montrer son talent de serrurier, car ils venaient d'arriver devant la maison de son supérieur.


Rê et Vulcain s'entrainaient avec les élèves de Jigoro. Ils s'arrêtèrent pour rejoindre les deux Maîtres qui discutaient à l'écart. Le dojo était fermé, exceptionnellement et pour une durée indéterminée. Même le père de Ho Sang ne savait pas pendant combien de temps il le laisserait clôt et s'il le rouvrirait un jour. Il communiquait son point de vue pessimiste à son ancien Maître.

- J'ai peur que ce soit ma fille la victime. J'ai été si choqué hier... j'ai failli la perdre. Elle est si forte... et pourtant à la fois si sensible et fragile.

- Ne vous inquiétez pas pour elle. Nous veillerons sur Lóng. Et, elle sait se défendre !, tenta de rassurer Vulcain.

- Je ne pense pas comme toi, Vulcain. Ta sœur est certes courageuse et volontaire, mais elle est également blessée... Et je pense que cela va être pour elle un choc d'apprendre toute la vérité sur son passé et celui de sa famille, rétorqua Takeshi.

- Pardonnez-moi de vous interrompre, Maître, mais nos ravisseurs sont enfermés dans notre bâtiment au Bronx. Maintenant, qu'allons-nous en faire ?, demanda Horoku.

- Nous aviserons de leur sort plus tard, Horoku. Les élèves ont-ils terminé leur entrainement ?

- Ils ont presque fini.

- Mais que font Rachelle et les deux gamins ? Ça fait une heure et demie qu'ils sont partis !, questionna Rê.


- Je ne me le pardonnerai jamais ! Je n'aurais jamais pensé fouiller l'appartement de mon supérieur, soupira la journaliste.

- On commence à tout âge !, ironisa Ho Sang.

Et elles continuèrent de chercher dans le bureau de Denis, aidées de Shinji. Ils ne trouvaient rien. Le jeune homme sortit un instant du bureau et entra dans la cuisine pour se trouver quelque chose à boire. Ouvrant les placards pour tenter de trouver des infusions ou du thé, il souleva une boite et sentit un papier en dessous. Il sortit la boite et une enveloppe cachetée. Après avoir jeté un œil du côté du bureau pour vérifier que personne ne le voyait, il ouvrit. A l'intérieur, au milieu de papiers inutiles se trouvaient une disquette.

Shinji retourna immédiatement dans le bureau, où se trouvaient toujours Ho Sang et Rachelle, et alluma l'ordinateur, curieusement muni d'un lecteur de disquette. Il y inséra l'objet et demanda :

- Savez-vous, mademoiselle Brown, le mot de passe de votre chef ?

- Je ne sais pas..., gémit la jeune femme. Je suis fatiguée... J'en peux plus...

- Calme-toi, Rachelle, et réfléchis. On ne t'en voudra pas si tu ne sais pas...

Mais la journaliste eut beau chercher, elle ne trouva pas. Shinji resta sur la chaise, devant l'ordinateur, et soupira ; Rachelle tournait dans l'appartement, tel un lion en cage, et Ho Sang avait posé son regard noir dans le vide. Puis, elle se leva, se dirigea vers l'ordinateur et proposa à Shinji :

- Essaye KILLER ! C'est juste une idée dans le vent, mais bon...

Le jeune homme s'était levé et se tenait à côté de la Chinoise lorsqu'il entra les six lettres avant d'appuyer sur Enter...

Il hurla de joie et serra Ho Sang contre lui. Puis, il la lâcha, se rappelant soudain qu'elle était sa pire ennemie, et regarda à nouveau l'écran, devant lequel il se rassit. Le mot de passe avait fonctionné. Ils avaient accès au dossier de Bill O'Neil, une sorte de biographie. Le juge était né le vingt-cinq janvier 1949, en Floride. Brillant élève, il était entré en école de droit pour devenir juge. En parallèle, vers vingt ans, il avait commencé son parcours de dealer et s'éleva dans ce métier jusqu'à devenir le Killer. Plusieurs fois, des prostituées asiatiques ou africaines avaient porté plainte contre lui mais, chaque fois, celles-ci avaient été ôtées avant le jugement, et les jeunes femmes avaient toutes été retrouvées, peu après, suicidées : deux s'étaient coupé les veines, trois s'étaient pendues, trois autres s'étaient tiré une balle dans la tête. Jusqu'en 1986.

Shinji sentit le souffle court et instable de Ho Sang se rapprocher de sa nuque à la vue de cette année. Celle de sa naissance. Denis avait apparemment enquêté sur l'affaire « Hinano ». Une jeune Chinoise qui portait un enfant lors de son jugement, qui avait été sa condamnation à mort. Ce jour-là, le douze avril 1986, lorsqu'elle avait entendu la décision du jury, son enfermement dans un hôpital psychiatrique, elle avait perdu les eaux. Transférée dans un hôpital de la prison, elle n'avait, d'après le dossier, pas pu tenir dans ses bras son enfant. Dans le dossier, il était inscrit que la fille à laquelle elle avait donné la vie avait été volée par son père et que, pour se faire, il avait tué deux policiers. Mais qu'il était arrivé trop tard pour sauver sa bien-aimée.

Shinji sentit une gouttelette d'eau sur sa main et leva les yeux vers Ho Sang. Une larme s'échappait de son œil, malgré tout ce qu'elle tentait pour se contrôler. Devant eux se trouvait une photographie d'archives d'Hinano. Rachelle, qui se trouvait derrière les deux Chinois, regardait avec eux l'écran de l'ordinateur. La femme de Jigoro avait été une magnifique Chinoise, petite, aux longs cheveux noirs lisses et soyeux, et aux doux yeux bridés marron. Simplement maquillée avec un trait d'eyeliner noir. Elle possédait de belles formes, une jolie petite poitrine et des hanches bien faites, pas trop prononcées, et bien proportionnées avec sa silhouette.

Ho Sang se retourna, bouscula par inadvertance Rachelle, et s'enferma dans la cuisine pour pleurer. Shinji se leva également et la rejoignit, la trouvant effondrée par terre, la face cachée derrière ses genoux. Il resta debout devant elle, attendant qu'elle relève la tête. A ce moment-là, il lui murmura :

- Je sais que tu me détestes mais... si je peux te dire quelque chose... je suis désolé pour ta mère... et pour tout ce que tu as vécu...

Ho Sang ne voulait pas croire ce qu'elle avait entendu. Elle essuya une larme qui coulait le long de sa joue et s'approcha du Chinois, après s'être péniblement levée, puisque sa douleur aux poignets était revenue. Elle se jeta dans ses bras et ils restèrent ainsi, les deux ennemis serrés l'un contre l'autre...

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