Prologue

Il y avait une chanson qui s’appelait Lonesome Town et qui était sortie en 58. C’était le beau Ricky Nelson qui la chantait, avec sa guitare, son air country et sa mélancolie maladive. Les paroles, c’était Baker Knight qui les avait écrites, quelque chose avec where the broken hearts stay. Ils ne savaient probablement pas qu’il y avait un village qui portait ce nom. Mais nous, on connaissait cette chanson. Elle résonnait parfois derrière les fenêtres sales, entre deux mouches qui volaient et les aboiements des chiens. Ça permettait à certains de se souvenir qu’ils existaient. Qu’ils avaient leur place dans ce monde. Même si Lonesome resterait définitivement perdu dans la vieille Californie, oubliée de la population et de Ricky Nelson, aussi.

Ash disait que les paroles avaient maudit le village. Aucune histoire d’amour ne s’était bien terminée, par ici. Alors il voulait partir pour m'emmener loin et m'épouser sans que le fatalisme de la ville ne nous touche. Je rigolais et me remettais à mon travail, sous son regard dépité. Cette époque-là avait été la meilleure. Le crissement des pneus de la Ford sur le goudron brûlant, les soirées à l’arrière du bar, avec des vieux disques de Connie Francis qu’on avait trouvé dans une villa abandonnée. Les rires des hommes gras qui traversaient les cloisons, Vodka qui tendait sa patte vers Luke, réclamant sa pâté quotidienne. Luke râlait de gaspiller toutes ses économies dans ce “putain de chat” mais au fond, il l’aimait bien. Je m’endormissais sur les vieux plaids de l’oncle Goldie, la tête posée sur les cuisses d’Ash. Puis je me réveillais dans son lit, le short par terre, recouverte d’un de ses sweats gris. Ouais, c’était une belle époque. Ash m’emmenait partout avec sa bécane que lui et Luke avaient retapé et quand il me déposait trop tard chez moi, il devait partir vite avant que mon père ne sorte avec le fusil. Il y avait Joyce aussi, mais Joyce vivait avec ses parents pleins de fric à Los Angeles et ne passait par ici que pour les vacances, souvent pour nous filer des billets destinés au “plaisir”. C’était notre existence à nous, s’enfuir, se défoncer, donner la pâtée à Vodka et plonger dans la mer, avec les bikinis à trois cent dollars que Joyce me ramenait. Maybe down in Lonesome Town, I can learn to forget, chantait Ricky. Mais jamais je n’aurais voulu oublier cette époque-là.

Mais tout ça, c’est comme une autre vie. Un autre univers, un autre monde. Je me souviens encore des premiers mots de Bella : “faut savoir s’amuser”. Elle et Connor étaient des barges, sauf qu’on s’en est rendu compte trop tard. On a suivi. Et on est tombé avec eux. Très bas. Ils ont tout fait merder, ces jumeaux Hustings. On a cru renaître avec eux, au début, alors qu’en fait, on était juste en train de mourir. Parfois, la frontière entre l’Enfer et le Paradis semble mince.

Peut-être que Ricky avait raison, peut-être que Lonesome Town n’était fait que pour les cœurs brisés. Ou les corps brisés. Le rire figé de Bella peint de rouge, le crâne explosé de Connor contre la tapisserie de sa maison, leur décapotable qui s’enfonçait dans l'océan, et nous à l’intérieur. Pas de cœur. Il n’y avait jamais eu de cœur à Lonesome Town.

Seulement des gamins qui s’éclataient au sol, et la mort qui récupérait les morceaux.

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