Chapitre 6

Trois jours après, alors qu’Ash prenait sa douche, je composai le numéro de Bella sur le téléphone du salon et attendis qu’elle décroche. Ce ne fut pas long.

— Oui ?

C’était elle.

— Candice.

— Oh, Candice.

— Je l’ai fait.

L’eau coulait toujours au fond du couloir. Je fixai mon regard dans cette direction, consciente que si Ash m’entendait parler, il saurait que ce serait avec elle et plongerait son poing dans le mur sous la colère.

— Et alors ?

— Pourquoi m’as-tu fait faire ça, Bella ?

Un tremblement s’était immiscé dans ma voix. Il n’avait pas été volontaire.

—- C’était leur meilleure arme pour nous punir, finit-elle par avouer après une longue pause.

— Et vous résistiez ?

— Tu vois, c’est ça qui est intéressant avec toi. Tu te crois être une dure à cuire. Une fille qui endure les coups de son père en silence, qui a fumé son premier joint à treize ans et bosse même les jours de grosse chaleur. Mais en fait, t’es faite de verre. Dans une semaine, tu voudras te tirer une balle dans le crâne parce que tu ne supporteras pas toutes ces ombres qui te suivent.

— Ces ombres, je les imagine, non ?

L’eau s’arrêta. Qu’elle réponde rapidement et je pourrai raccrocher.

— Le poète Edgard Poe est mort dans les bois, suite à plusieurs jours de cavale. Ce qu’il fuyait, personne ne le sut. On a beau respirer le même air, chacun construit son propre monde, Candice. L’un n’est pas plus réel que l’autre.

Le téléphone claqua contre le boîtier. Je pris une grande inspiration, m’éloignai du mur. J’avais espéré entendre “mais oui, ce n’est que ton imagination, ça te passera dans quelques jours.” Au lieu de ça, elle venait littéralement de me dire que j’étais une faible, et que j’allais mourir dans une semaine. J’essuyai la sueur qui coulait sur mes tempes. Pourquoi croyais-je encore à ses idées loufoques ? N’avais-je pas assez appris de tout ça avec l’épisode du motel ?

Ash apparut avec une serviette autour des hanches, les cheveux mouillés.

— Je t’ai pas dit en rentrant, mais Gorgie veut que t’aille voir Jacky. Ça fait plusieurs jours qu’on le voit pas et il s’inquiète.

— Ouais, pas de soucis, déclarai-je avec une tentative de sourire.

Il déposa un lourd baiser sur mes lèvres et repartit en direction de la salle de bain. Ash ne se doutait de rien. Ou s’il s’en doutait, il ne disait rien. Je sortis de la maison et gagnai la rue de Jacky, évitant de regarder tous les buissons où seraient susceptibles de se dissimuler quelque fruit terrible de mon inconscient. Plus j’essayai de me détacher de mes hallucinations, et plus j’étouffais. La menace était partout. Et j’avais peur. Vraiment peur.

Je toquai à sa porte mais personne ne répondit. Après un tour de la maison, je constatai que toutes les fenêtres étaient fermées. Il devait mourir de chaleur dedans. Je pris une pierre du jardin, marchai vers les vitres de sa chambre, déterminée à le sortir de là. Il avait sûrement perdu la tête avec ces quarante degrés, mieux valait que je l’emmène chez Gorgie en lui plaçant une bière bien fraîche dans la main. Le verre se cassa facilement. Le fracas m’abasourdit un peu, mais j’espérais que ça allait le réveiller.

— Jacky ? C’est moi, Candice !

Je passai le bras au-dessus des éclats pointus et écartai le rideau. Un visage blanc me dévisagea. La bouche entrouverte, les yeux ouverts, vides. Une main qui pendait du lit, frôlant le sol.

Je m’écartai brusquement. Le rideau reprit sa place. Il m’avait regardé. J’en étais persuadé, il m’avait regardé depuis la mort, s’était réjoui de mon apparition. Le jardin prit des teintes de purgatoire. Je courus jusqu’à la rue, cherchant une présence, quelqu’un qui m’assurerait que j’étais bien à Lonesome et pas dans un cauchemar. Au milieu de la route déserte, entre toutes les maisons identiques, je hurlai.

L’écho répéta mon cri. Il y avait-t-il quelqu’un dans cette maudite ville ? Où étais-je ? Je fis volte-face, terrifiée à l’idée de me retrouver face au cadavre de Jacky, terrifiée d’affronter son regard blanc, vide.

— Calme-toi Candice, me murmurai-je à moi-même. Calme-toi.

Il n’y avait rien, absolument rien. Tout était dans ma tête. On a beau respirer le même air, chacun construit son propre monde, Candice. L’un n’est pas plus réel que l’autre.

— Ta gueule putain !

Toutes ces voix, je voulus les faire taire, les faire taire pour de bon. Je courus dans la rue, rencontrai par miracle une voiture, mais celle-ci ne s’arrêta pas. Il y avait quelqu’un. Je n’étais pas seule. Ce fut une petite consolation. J’ouvris la porte d’Ash à la volée, me précipitai dans le salon. Il était là, assis sur le canapé. Il leva la tête à mon arrivée.

Je me mis à pleurer.

— Eh ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Il se leva et je me ruai dans ses bras. Il était mon seul point d’accroche. Peut-être que Bella avait raison, peut-être qu’au fond, j’étais faible. J’avais regardé un mur pendant quelque minutes et m’imaginai déjà des morts-vivants. Ou peut-être était-ce elle qui me rendait comme ça. La folie, avait-elle dit. La folie était la plus douce des libertés.

Ou était-ce moi qui venait de penser ça ?

— Jacky est mort, soufflai-je contre son torse.

Ash me prit par les épaules et m’écarta de force.

— Tu es sûre ?

— Je l’ai vu.

Il me dévisagea un long moment, et pendant un court instant, je me demandais s’il savait. S’il avait deviné pourquoi je me levais brusquement la nuit pour fermer la fenêtre, pourquoi je ne rentrais plus dans la salle de bain sale de Gorgie avec son néon grésillant, pourquoi je tremblais parfois, contre lui.

— Il était où ?

— Sur son lit.

Il me regardait.

Son regard se détacha enfin et se perdit dans le vide.

— Merde.

Il prit le téléphone et appela le commissariat. Je m’assis sur le canapé, attendis qu’il explique la découverte, promit d’y aller avec moi pour que je donne plus d'informations. Je n’avais pas plus d’information à donner. Tout ce que j’avais vu, c’était le regard glaçant de Jacky. Comme s’il était encore vivant. Quelques minutes plus tard, on se rendit devant la maison. Eytler et ses hommes s’y trouvaient déjà et la moitié de la ville entourait la résidence. L’officier nous rejoignit quand il nous aperçut.

— On a retrouvé la fenêtre de sa chambre cassée, dit-il.

— C’est moi, soufflai-je.

Ash me jeta un regard curieux.

— Pourquoi t’as cassé la vitre ?

— Tout était fermé. Je voulais le sortir de là, alors j’ai pris une pierre et j’ai cassé la fenêtre.

Eytler m’observa avec insistance pendant si longtemps que je crus qu’il me soupçonnait de quelque chose. Mais Jacky était vieux et sénile. Il était mort de vieillesse. De chaleur. Un trépas naturel, la vie qui reprenait son dû, l’âme qui s’évaporait dans l’air. On fit passer un brancard. Une masse recouverte d’un sac noir.

Quand je levai les yeux, je vis Bella. Elle avait les bras croisés, observait la scène. Puis elle croisa mon regard. Aucun sourire. Aucune moquerie. Juste un reproche luisant dans ses iris comme pour hurler : “mais qu’as-tu fait ?”

— Je ne l’ai pas tué, murmurai-je.

— Ok, je pense qu’on va rentrer, déclara Ash.

Il me prit par la main et me tira loin. Sa peau était moite. Il transpirait de peur, ou de panique, ou de quelque chose de mauvais. Jacky était mort. Ce fut une dure réalité, et pourtant, ce n’était pas ça qui me choquait le plus. C’était l’air suspicieux d’Eytler. Le reproche de Bella. Je n’avais pas tué Jacky, pourquoi m’avaient-ils regardé comme ça ?

Le lendemain, je repris le service. Tout le village était en deuil, il n’y avait pas grand monde dans le bar. Gorgie avait posé une photo de Jacky sur le comptoir et des coquelicots étaient posées devant. L’enterrement se ferait dans quelque jours, le temps que les médecins établissent la cause de la mort. Un AVC. Un arrêt du cœur. La déshydratation. Les possibilités étaient vastes. Mais ce n’était certainement pas de ma faute.

Pourtant, dans la rue, dans le bar, j’avais l’impression qu’on me dévisageait. Les regards convergeaient, les murmures suivaient. J’eus à nouveau cette sensation d’étouffer, de manquer d’oxygène. Quand je pris un verre pour servir le whisky au propriétaire du restaurant de la plage, il m’échappa des mains et se brisa au sol. L’homme planta son regard sur moi comme une lame de couteau. Gorgie débarqua, vit les débris et m’ordonna de rentrer. C’est ce que je fis.

Ash s’étonna de mon retour si tôt mais je ne dis rien de ce qui était arrivé. À la place, je me dirigeai vers l’armoire à alcool et me servis de la liqueur. Son goût sucré m’apaisa.  La tête me tournai un peu mais je mis ça sur le compte de la fatigue. La télé grésillait, ce soir. Invité spécial : James Brown. Ash regarda l’émission jusqu’à la fin puis on mangea, sa mère étant restée dormir chez un “ami”. Je me servis de la bière. Ash me stressait à planter sa fourchette de manière toujours droite. Comme s’il voulait assassiner sa salade. Je bus une gorgée de la boisson, le regardai faire, subis le son qui me faisait aussi mal que le bruit sourd d’une balle jaillissant du canon.

— Arrête.

Il me fixa, immobilisa sa main.

— Arrêter quoi ?

— De faire ça.

Il resta silencieux quelques instants avant de prendre sa fourchette correctement et de l’utiliser avec plus de douceur. Il exagéra même son geste, esquissant un sourire moqueur. Je soupirai et débarrassai mon assiette. Après ça, je m’installai devant la télé, attendis qu’Ash finisse de manger. Il entra dans le bureau qui nous servait de chambre mutuelle et je le rejoignis. Avec une lampe de chevet posée au sol, il lisait son bouquin. Pendant tout le temps que je me déshabillais, il ne tourna pas la page. Nue, je fus prise d’une envie soudaine. Il n’avait pas remarqué mon temps de pause. Il était trop concentré pour ça. Je m’approchai de lui, glissai une main sous son tee-shirt. Il tressauta puis me regarda.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Mes doigts s’imiscèrent sous son jean. Je défis le bouton et posai ma main contre son membre. Son souffle s’alourdit. Il plaça soigneusement le marque page dans le livre et le reposa.

— Je ne vais pas dire non.

Je l’aidai à retirer son tee-shirt et m’assis à califourchon sur lui. Nos langues se touchèrent, menèrent une danse humide. Il posa ses mains sur mes fesses, y enfonça ses doigts. Mes cheveux touchèrent son visage. Il m’agrippa ensuite la cuisse qu’il remonta un peu vers lui. Je l’embrassai, les joues en feu, l’esprit embrumé. Je ne savais pas vraiment ce que je faisais. Je ne savais pas trop si j’en avais envie. Mais je continuai. Ash, ne manquant pas une seule occasion d’affirmer sa domination, me retourna et se plaça au-dessus de moi. Son pantalon atterrit sur le sol, son boxer avec. Il me prit profondément du premier coup. Un hoquet de surprise me secoua. Ses coups de rein firent trembler mon corps. Il refugia son nez dans mon cou, toucha mes seins, pinça ma peau. Et soudain, le monde déclina. Le décor changea. Des fleurs apparurent sur le rebord de la fenêtre. Des coquelicots. Comme chez les Hustings. Comme devant la photo de Jacky. Les draps avaient changé de couleur, la luminosité aussi. C’était la lune qui nous éclairait.

Je voulus regarder Ash, mais à la place, je vis Connor. Il prit mes poignets et les emprisonna contre le matelas. Quand je voulus me dégager, il m’en empêcha. Où était Ash ? Je tentai de l’appeler, mais ma bouche était trop pâteuse et refusait de s’ouvrir.

— C’était ça que tu voulais, non ? dit-il avec un sourire carnassier.

Il accéléra le rythme, cognant mes hanches, me faisant mal. Mes pieds s’emmêlèrent dans les draps, je me débattis un peu, en vain.

— Toutes les mêmes, continua-t-il toujours avec cet air terrible sur le visage. Toutes des petites créatures fragiles qui croient connaître le monde mieux que quiconque.

Je tournai ma tête sur le côté quand il approcha sa bouche de ma joue.

— Ce monde est rempli d’atrocités, chuchota-t-il. Et j’ai tellement hâte de te les faire découvrir.

Cette fois-ci, je mis plus de force pour repouser son emprise, je parvins même à échapper un cri, un sanglot ou un que sais-je qui ressemblait à un son. Une lumière jaune se diffusa de nouveau au-dessus de mes yeux. Les coquelicots avaient disparu. Ash s’était écarté, de l’étonnement mêlé à de la peur dans ses yeux bleus. Je me redressai, me rendant compte trop tard que j’étais secouée de spasmes. Ce monde est rempli d’atrocités.

— Tu m’expliques là ?

Et j’ai tellement hâte de te les faire découvrir. Est-ce que je venais d'’imaginer cette scène, ou bien s'était-elle vraiment passée ? Connor avait-il glissé ces mots à l’oreille avant de continuer de me violer, d’écraser mon corps sous son poids puis de me faire oublier avec un peu de crack ? J’essuyai les larmes qui venaient de couler avant d’affronter Ash.

— J’en sais rien, murmurai-je. Je… je crois que je deviens folle.

Il y avait eu les mêmes coquelicots à côté de la fenêtre que devant la photo de Jacky. Ce détail tourna et se retourna dans ma tête.

— Ça a commencé avec le mur, repris-je comme si parler était susceptible de me sauver. Bella était arrivée au bar, elle m’avait demandé de faire une expérience. Je l’ai faite dans la salle de bain.

Il semblait recoller les morceaux. Même quand t’agonisais dans ce foutu motel t’as pas pleuré, et tu veux me faire croire que pour une merde comme lui tu verses autant de larmes ? avait-il gueulé dans mon dos, certain que mon excuse de Luke ne tenait pas.

— J’ai pris peur. J’ai vu des ombres sur ce mur, j’ai senti des présences, j’ai tout imaginé mais j’ai tellement cru que c’était réel, que…

Je pris une grande inspiration.

— Et après, plus je voulais que ça s’arrête, et plus ça empirait. Je voyais des silhouettes partout, j’avais l’impression d’être suivie. Quand je suis allée chez Jacky, je l’ai découvert allongé, le visage tourné vers moi, blanc, livide.

Je ramenai mes genoux contre ma poitrine et entourai mes bras autour.

— Puis j’ai eu l’impression qu’on m’accusait de quelque chose.

— D’avoir tué Jacky, compléta-t-il.

— J’ai encore cette sensation. C’est comme si la ville entière me soupçonnait de quelque chose. Et… et là, je me suis revue chez Connor. Sous lui. Sous son emprise. Je… je suis désolée…

— Candice, dit-il en prenant ma main. Personne ne t’accuse de quoi que ce soit. Tout est dans ta tête.

— Mais je ne sais plus faire la différence, éclatai-je. Tu sais ce que m’a dit Bella, quand je lui ai demandé pourquoi elle m’avait fait faire cette expérience du mur ? Elle m’a dit : “On a beau respirer le même air, chacun construit son propre monde, et l’un n’est pas plus réel que l’autre.”

— Et la crois ?

J’ouvris la bouche, la refermai aussitôt. Ash poussa un soupir.

— Ça me fait chier que tu lui ais parlé dans mon dos. Ça me fait chier aussi que tu m’ais caché tout ça, même si je me doutais que quelque chose n’allait pas. Mais faut que t’arrêtes maintenant. On est à Lonesome, dans la vie réelle. Y a pas d’autre monde, pas de réalité parallèle ou je ne sais quelle merde encore. Et pour ce que Connor t’a fait, ne t’inquiète pas. Il paiera.

Il avait sûrement raison. Mais ça ne changerait rien à cette peur constante qui me suivait. Pour moi, Lonesome n’était plus la même ville qu’avant. Bien sûr que non il n’y avait jamais eu de présence derrière les rideaux de la fenêtre. Et ces ombres que j’avais imaginé sur le mur, elles sortaient de mon imagination. Tout est dans ta tête. Oui, justement. Tout était dans la tête, mais c’était aussi dans la tête qu’on percevait les choses. Et si on en percevait d’autres, sortant de l’ordinaire, du possible, qui pourrait dire qu’elles n’existaient pas ? Qu’est-ce qui prouvait qu’une pierre était plus réelle que l’ombre qui avait menacé de m’engloutir ? Rien. Nous nagions dans l’inconnu, croyant tout savoir. Toutes les mêmes. Toutes des petites créatures fragiles qui croient connaître le monde mieux que quiconque.

Peut-être que la solution était simplement d’accepter. Bella m’avait confié son passé, m’avait fait faire l’expérience pour partager cette nouvelle réalité avec elle. Je participai à un renouveau. Une renaissance de l’expérience humaine. Mes limites se repoussaient, je devenais plus forte, plus résistante. J’eus un léger sourire.

— Tu me fais peur là, dit-il tout à coup.

Je m’agenouillai et l’embrassai sur la joue.

— Tu n’as pas à t’inquiéter. Je vais très bien.

À son regard, je sus qu’il ne me croyait pas et pourtant, j’étais sincère. Je m’engouffrai dans la salle de bain, fis couler l’eau de la douche, laissai mes cheveux se mouiller. De la vapeur d’eau recouvrait les vitres. Ma peau devint rouge, et alors que l’eau bouillante me cramait, je fredonnai le vieil air de Ricky Nelson. In the town of broken dreams, the streets are filled with regret. Puis, à voix haute :

— Maybe down in Lonesome Town, I can learn to forget.

J’éclatai de rire, éteignis l’eau. Des gouttes s’écrasèrent sur le carrelage. La porte était ouverte, Ash m’observait depuis le couloir.

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