1 - Essayer encore une fois - Bill
Chère Manille,
Tu sais, c'est la huitième fois que j'essaie de t'écrire en onze mois. C'est peu, j'en ai bien conscience, mais c'est tellement plus difficile que ce que j'avais imaginé. Toi, tu aurais déjà rempli ce carnet. Tu y aurais mis ces smileys horribles que tu glissais partout et tu écrirais même dans la marge, faute de place. Quant à moi, je n'arrête pas de recommencer. Je t'entends rire d'ici. Je dois être la seule personne au monde à merder dès la première ligne. Il faut croire que je suis un cas désespéré. Peu importe le nombre de fois où je m'assieds à ce foutu bureau, c'est toujours la même chose. Je ne réussis jamais à terminer. Je ne sais pas ce qui cloche avec moi. Je ne sais même pas pourquoi je m'obstine encore à essayer. Tu me connais. Me confier n'a jamais fait partie de mes points forts, même quand il s'agissait de m'ouvrir à toi. Alors, imagine-moi en train d'essayer de remplir ces fichues lignes...
Je ne suis pas doué avec les mots et même quand ils ont envie de sortir, ils restent là, coincés au fond de ma gorge. Au point de me filer la nausée. Voilà sûrement la raison pour laquelle je suis planté devant cette feuille à 5 h du matin, au lieu de dormir. Tant de souvenirs tournent en boucle dans mon crâne. Tant d'images de toi que j'en perds le sommeil.
Je m'arrête sur ce dernier mot alors que ma vision se floute. J'ai les yeux qui brûlent et cela n'a rien à voir avec l'émotion. Je frotte mes paupières, rejette la tête en arrière en poussant un long soupir. Mon quota de sommeil avoisine les quatre heures par nuit ces derniers temps. C'est usant. Plus les jours passent et plus j'ai l'impression de devenir un véritable zombi. Assez vivant pour accomplir les tâches du quotidien, mais complètement vide à l'intérieur. Il doit exister chez les êtres humains une espèce de mode de survie, un état de veille qui nous permet de vaquer à nos occupations alors qu'on est complètement épuisés. C'est la seule explication logique que j'ai trouvée au fait que j'arrive encore à sortir de mon lit chaque matin.
Et moi qui pensais que le temps arrangerait les choses...
Un léger aboiement me fait tourner la tête. Kiwi, mon labrador, essaie d'attirer mon attention depuis son panier. Il agite la queue lorsque mon regard se pose sur lui. Je crois qu'il se demande ce que je fous. D'ordinaire, même quand je n'arrive pas à dormir, je reste pieuté jusqu'à ce que mon réveil sonne. Il doit sentir à quel point je redoute cette journée.
J'ai un mauvais pressentiment.
Je me lève pour aller le caresser, abandonnant derrière moi mon carnet grand ouvert. De toute évidence, je n'écrirai rien de plus aujourd'hui, alors autant me faire une raison. Je zigzague entre les cartons empilés les uns sur les autres. Ça fait des mois que j'ai emménagé dans cet immense duplex au cœur de Seattle et je n'ai toujours pas trouvé la motivation nécessaire pour les déballer. Tant pis, ça attendra encore un peu, je ne suis plus à un mois près.
Mon chien aboie plus fort tandis que je passe à côté de sa laisse. Amusé, je remue la tête.
— Désolé, mon pote, mais ce n'est pas l'heure de la promenade.
J'attrape mon portable au fond de ma poche et je m'assieds par terre, à côté de son panier. Mon chien me lance un regard à fendre le cœur. Je m'efforce de l'ignorer. Il pigne une nouvelle fois, de ce genre de lamentations à attendrir même les plus endurcis. Il n'y a pas à dire, Kiwi est vraiment doué à ce petit jeu, mais je ne craquerai pas. Après dix mois passés à ses côtés, j'ai appris à résister.
— Hé, mon vieux, pas la peine d'insister. J'ai pas assez dormi cette nuit, il pleut des cordes et la patinoire n'ouvre pas avant une heure et demie. Qu'est-ce que tu veux que j'aille faire dehors ? On est mieux au chaud.
Il se renfrogne, enfonce sa tête entre ses coussins, à la manière d'un humain boudeur. On dirait ma sœur quand elle fait la tronche. S'il commence à l'imiter, c'est le signe qu'il passe trop de temps avec elle. Je passe ma main sur ses poils pour le réconforter, puis je décide de faire un tour sur internet pour tuer le temps. Je tape rapidement le nom des équipes qui m'intéressent sur le moteur de recherche. Hier, les Predators ont affronté les Panters... et visiblement, ces derniers se sont fait bouffer. Nous sommes fin septembre et le tournoi de pré-saison de la ligue de hockey se termine d'ici une vingtaine de jours. Pour l'instant, ce ne sont que de simples matchs amicaux dans le but de jauger le niveau des équipes adverses, de faire des pronostics et de sélectionner les meilleurs joueurs pour la saison officielle. Mais dès la mi-octobre, on passera aux choses sérieuses.
Et je ne sais pas si je suis prêt pour ça.
En vérité, si ma première année auprès des Krakens a été géniale, la seconde n'a pas été des plus brillantes, pour ne pas dire nulle à chier. Même si Weston, mon meilleur ami et futur beau-frère, m'assure qu'il a déjà vu pire — ce qui est peu rassurant venant de lui —, j'ai du mal à le croire.
En parlant de West, je lui envoie un rapide message pour lui dire que j'avais raison. L'équipe venue tout droit de Floride s'est fait démolir avec un joli 5-0. Je joins l'adresse de la page internet à mon message, suivi d'un beau doigt d'honneur pour le narguer.
Bill : Alors, qu'est-ce que j'avais dit ? Tu me dois 50 dollars.
Je ne m'attends pas à ce qu'il me réponde à 5 h 30 du matin, alors je poursuis mon tour des réseaux sociaux. J'ignore une fois de plus le message de ma mère qui me demande mon programme pour Thanksgiving. C'est dans plus de deux mois et, entre nous, je n'ai pas la moindre idée de ce que je compte faire. Pour l'instant, j'ai d'autres sujets de préoccupation en tête. Comme cette case rouge qui clignote dans mon agenda. Le ventre noué, je clique dessus à contrecœur :
Lundi - Rencontre avec Jake Rodriguez.
OK. Cette journée s'annonce horrible.
Je décolle les yeux de mon écran, balaie mon salon d'un regard blasé, puis j'examine à nouveau ce qui est inscrit en rêvant de m'être trompé de jours. Les Krakens, l'équipe de hockey professionnelle pour laquelle je joue depuis plus de deux ans, participe à un nouveau projet. Elle a pour désir de suivre de près quelques étudiants hockeyeurs prometteurs, leur assurant toute l'aide dont ils ont besoin jusqu'à la fin de leurs études. Ça permettrait aux recruteurs de garder un œil sur les petits prodiges du hockey qu'ils ont repérés, tout en essayant de gagner leur loyauté en vue d'un futur contrat. Cette année, c'est l'année du test. Il n'y a qu'un seul étudiant dans l'État de Washington à avoir le droit à ce suivi rapproché.
Ce projet ne me concerne pas vraiment de prime abord, mais Oliver, notre coach, a tenu à me confier cette précieuse mission. Il m'a fait comprendre que ce serait bien que je m'investisse plus dans la vie de l'équipe... à défaut de briller sur la glace. Enfin, il ne l'a pas dit clairement, mais pour moi le message était clair. Il faut que je me bouge. D'autant plus que Jake vient de rejoindre les Huskies, une équipe universitaire dans laquelle j'ai moi-même joué lorsque j'étais étudiant.
Ce n'est pas vraiment le fait de m'occuper de ce gamin qui m'emmerde. Le problème est que si je n'y arrive pas, je risque de décevoir Oliver. Quand on sait que sa place dans l'équipe est en sursis, on ne peut pas se permettre de dire merde à son entraîneur. Alors, me voilà, à me préparer à rencontrer ce type dans l'espoir de rattraper tous ces matchs pendant lesquels je n'ai pas assuré. Autant dire qu'il y en a un bon paquet. De ce que j'ai entendu dire, Jake est un petit prodige dans tous les domaines. Le genre à sauter des classes et à maîtriser chaque nouveau domaine en un claquement de doigts. J'espère qu'il ne fait pas partie de ces joueurs prétentieux et arrogants que je déteste, sinon on ne va pas s'entendre. Et surtout, il a intérêt à se donner à fond, parce que ma carrière repose actuellement sur sa réussite.
Dans ma main crispée, mon téléphone se met à vibrer.
Weston : Putain. Mais tu ne dors jamais ? L'entraînement débute dans plus d'une heure. Tu fais chier à envoyer des messages aussi tôt.
Son message me fait sourire. Je l'imagine en train de râler, la tête dans le cul.
Bill : Tu ne connais pas le mode silencieux, Ducon ?
Je m'attends à une réplique bien cinglante de sa part, mais l'écran ne s'allume pas. West ne répond plus. Il a sûrement balancé son téléphone loin de lui, ce qui ne m'étonnerait même pas. Déçu, je repose mon portable, l'oreille aux aguets. Pas un bruit, si ce n'est le ronflement de Kiwi qui s'est endormi, ne vient parasiter la quiétude de la nuit. La boule au ventre, je me penche en avant pour attraper la télécommande posée sur la table basse. J'appuie au hasard sur un chiffre et la télé s'allume sur une chaîne d'actualités. La présentatrice évoque la présence de pesticides dans je ne sais quel coin du pays et je détourne la tête. Je me contrefiche de ce qu'elle raconte, c'est juste plus fort que moi. J'ai besoin de ce bruit de fond. J'observe un long moment ce salon empli de meubles tout neufs alignés le long de murs blancs et impersonnels. Des décorations jamais accrochées posées sur le sol. Des surfaces lisses où rien ne traîne. Une pièce emplie de vide et d'un putain de silence omniprésent à me glacer le sang.
Dans la vie, je n'ai jamais eu peur de grand-chose, mais ce silence-là, cette absence... Depuis que Manille est partie, je n'ai pas encore trouvé comment l'appréhender.
Au bout de quelques minutes à observer la pièce, je me force à me lever. J'enfile rapidement un jogging, je prépare mon sac à dos, puis je file m'asperger le visage d'eau.
Faut que je me bouge. Il y a des matins où on sait d'avance que notre journée sera pourrie, mais ce n'est pas une excuse pour rester prostré ici. Manille n'était pas du genre à baisser les bras, elle. Je lui dois bien ça.
Le visage couvert de gouttelettes d'eau, je scrute mon reflet avec attention. Des mèches blondies par le soleil de cet été me retombent sur le front. Mes yeux marrons sont cernés, mes joues creusées font paraître ma mâchoire plus carrée que d'ordinaire. De l'extérieur, j'ai juste l'air un peu fatigué, mais en vérité, à l'intérieur...
Je souffle un bon coup avant de fixer mes pupilles dans le miroir.
Tu vas y arriver. Oliver compte sur toi. Les Krakens comptent sur toi. Il te reste une chance de prouver que tu as ta place dans l'équipe, alors ne les déçois pas. Et puis, ce n'est pas un gamin de première année qui va faire la loi, hein ? C'est à toi de lui montrer comment marche le monde du sport. Pas l'inverse.
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