6. Thème imposé

Les deux semaines qui suivirent me semblèrent passer à une vitesse infernale. Chaque jour était un exercice mental et physique pour le concours. 

Et par-dessus mon entraînement, je recevais tous les jours des mails de Nathan Barton, des mises en garde de faillite que je finissais par ne même plus ouvrir tant j'étais stressée. Ma vie n'était plus qu'une tempête de sable qui me lacérait les yeux, asséchait ma gorge et brûlait ma peau. En tout cas, c'est ainsi que je vivais la fatigue extrême et le manque de sommeil.

Dès que j'avais terminé mes commandes et servi mes clients, je peaufinais mon coup de douille, je préparais des schémas pour d'éventuelles sculptures en sucre, je me perfectionnais en glaçage d'entremets. Une semaine avant le concours, je passais mes nuits à préparer mes essences de fleurs et de fruits, les seuls ingrédients que je serais autorisée à apporter le jour J.

Les règles étaient claires. Les participants qui avaient passé les sélections régionales pour arriver au niveau national avaient déjà fait leurs preuves dans leurs propres cuisines en apportant leurs créations au concours. Au niveau national, on attendait des candidats qu'ils soient capables de s'adapter très rapidement à une demande précise, dans un environnement étranger. Ces conditions étaient censées reproduire tous les défis que le pâtissier de la reine devrait éprouver au quotidien.

Tous les ustensiles de cuisine seraient fournis par les organisateurs, et les thèmes imposés ne seraient révélés que trois jours avant l'événement, pour que les maîtres pâtissiers aient le temps de faire quelques essais. Et comme si cela n'était pas assez stressant, un ingrédient mystère serait imposé le jour J.

Si seulement il n'y avait que cela... En réalité, seuls les trois premiers s'en sortiraient. Ou plutôt, le supplice durerait un peu plus longtemps pour eux, puisqu'ils devraient s'affronter en finale et faire goûter leurs desserts au majordome de la reine en personne.

Je n'étais pas faite pour ça, vraiment. Le stress, l'attente interminable, l'incertitude, tout cela me donnait des insomnies terribles. Je passais mes nuits à écouter les voisins ronfler et les clochards se battre en bas de la rue. Comment étais-je censée présenter des pâtisseries raffinées et « royales » après des nuits pareilles ? J'avais les mains tremblantes, des trous de mémoire et des sensations de vertige qui me prenaient de plus en plus souvent.

Et pour couronner le tout, j'étais toujours envahie par l'étrange amertume que m'avaient laissée mes dernières paroles pour un certain représentant commercial indien. Elles m'habitaient comme un crime odieux, et même si une minute de réflexion logique suffisait à me rassurer et me convaincre que j'avais bien agi, les heures de travail, de manque de sommeil et de ruminations réussissaient toujours à faire resurgir cette impression d'avoir été trop loin.

Trois jours avant la compétition, je reçus la visite d'un coursier venu expressément au salon de thé pour me tendre une petite enveloppe à cachet royal et me faire signer un registre parcheminé protégé par une couverture en cuir. J'y étais. Ce type aurait pu arriver à cheval escorté d'une meute de chiens de chasse, j'aurais trouvé ça tout à fait normal. J'allais enfin participer au prestigieux concours national de pâtisserie pour servir la reine.

Dans un geste protocolaire, le coursier me fit ouvrir la lettre et la lire à voix haute dans la salle vide du salon de thé, alors que je tremblais de peur et d'excitation.

— « Mademoiselle Ellie Cunningham, lus-je d'une voix forte et essoufflée, vous êtes attendue dans les jardins de Windsor pour vous présenter au Concours National de Pâtisserie organisé par Sa Majesté la Reine. Le thème qui a été choisi cette année pour départager les vingt candidats est le suivant... »

Ma gorge se coinça soudainement et j'écarquillai grand les yeux sur les mots qui suivaient, totalement stupéfaite.

— Continuez, je vous prie, insista le coursier.

— Les... « Les Thés indiens ».

Je me mis à rire nerveusement, d'un rire grinçant qui m'arrachait quelques spasmes compulsifs. Le coursier parut satisfait. Sans se soucier de mon état, il hocha la tête avant de me présenter un nouveau papier stipulant que j'avais bien pris connaissance du thème imposé que je signais avec une sorte de langueur étrange. J'étais trop épuisée pour avoir encore des émotions à exprimer, comme si tout mon être avait déjà été vidé de ce qu'il pouvait encore exprimer.

Le destin semblait décidé à me faire une blague plutôt triste. Malgré toute l'agitation de ces dernières semaines, le représentant de thés de l'Assam était resté dans mon esprit comme un mauvais rêve. Et voilà que le concours m'envoyait brusquement à la face ces souvenirs amers.

Après quelques minutes d'hébétude, je me repris en essayant de rester positive. Il ne fallait pas que cette mauvaise rencontre m'empêche de remporter ce concours. Peu importe d'où venaient ces thés, après tout, non ? Ce n'était que des feuilles vertes, je devais être capable d'en faire n'importe quoi, à même titre que du basilic ou de la menthe.

Immédiatement, je courus chercher mes grands pots en céramique dans le salon de thé pour voir ce que je pouvais faire avec ce thé. Je sortis mon Earl Grey et mon Irish Blend avec une impression étrange de défaite annoncée qui montait dans mon estomac déjà labouré par la peur.

La raison était simple. J'avais trois thés dont je ne connaissais pas la provenance. Je dus appeler mon fournisseur à 19h50, une heure totalement indécente pour tout bon Anglais buveur de thé, pour lui demander quels étaient les thés utilisés dans ses mélanges. 

Il me parla sans grande précision de plantations en Inde et en Chine, et passa trois minutes à m'expliquer à quel point son thé était bio et sans oxydant au lieu de me donner les informations dont j'avais besoin : sa provenance exacte.

Lorsque je raccrochai, ma tête s'était mise à bourdonner comme une cocotte-minute et j'avais l'impression d'entendre des voix. Non, UNE voix. Un accent indien qui me disait répétitivement : « Je te l'avais dit, darling ! »

Comment allais-je pouvoir m'entraîner si je n'avais aucun moyen d'identifier les spécificités du thé indien par rapport aux autres ? Mes concurrents étaient certainement en train d'appeler tous les fournisseurs de thé du pays pour essayer de se fournir en essences de thés rares et passer deux jours à faire des essais en labo pour trouver la combinaison d'arômes parfaite.

Complètement dépassée, je m'assis au comptoir en prenant ma tête entre mes mains. J'étais perdue. J'aurais pu commencer à m'entraîner avec n'importe quoi, mais pas avec les trois misérables pots que j'avais au Blue Peony. L'amertume remontait dans ma gorge comme un morceau de génoise trop sec. Le représentant m'avait parlé des pots qui n'étaient pas assez hermétiques pour préserver la saveur du thé... Au fond de mon cerveau, la phrase qui s'articulait ne voulait pas remonter, comme si elle était étouffée par un goulot d'étranglement. Ma fierté.

Après un effort surhumain, je finis par donner un coup sur le comptoir en avouant :

— J'aurais dû l'écouter...

Mais il n'était pas question que j'en reste là. Il était maintenant 20h30, et si les boutiques de thé étaient fermées, il me restait les magasins ouverts toute la nuit à Southall, Little India, le quartier indien de Londres.

Pleine d'entrain, je fermai le salon de thé en vitesse avant d'enfourcher mon vélo pour partir vers Southall.

Londres de nuit n'avait plus rien du renouveau printanier dont j'étais témoin chaque matin. C'était un assemblage de rues sordides, de sorties de bars et de night-clubs où des groupes de gamines aux teints orangés se tortillaient, vêtues seulement de mini-jupes et de soutiens-gorges aux couleurs criardes. Les voitures étaient plus imprévisibles que le matin, et je faillis me faire écraser trois fois avant d'arriver à Little India.

Arrivée au beau milieu de Southall Broadway, je me mis à la recherche d'un magasin ouvert, et tombais directement sur une enseigne signalée par de vieux néons jaunâtres et un nom en alphabet devanagari, que je ne pouvais évidemment pas lire. « Punjab Bazaar » était simplement marqué en anglais sur la porte, comme une faible tentative d'inviter aussi les anglo-saxons à entrer. 

Je m'approchai des vitres poussiéreuses pour voir un visage moustachu apparaître de l'autre côté. J'eus immédiatement un mouvement de recul en pensant à Mr Malhotra, mais en regardant d'un peu plus près le visage visiblement âgé et le grand turban sur la tête de l'homme, je compris qu'il ne s'agissait pas de lui. Rassurée, j'entrai dans le « bazar ».

Tout y était sale, vieux, et peuplé d'hommes d'âge mûr qui me fixaient avec une curiosité dérangeante. Je finis par m'adresser directement à l'homme au turban.

— Vous avez du thé... (J'hésitais craintivement à prononcer le prochain mot)... indien ?

Il haussa ses sourcils broussailleux et me désigna une petite étagère à côté du comptoir.

— Vous pensez qu'on a que du « thé indien » ici ? Parce qu'on est des « Indiens » ?

Je baissai la tête, confuse. J'étais venue à Little India pour demander à des Indiens du thé d'Inde, comme une ignorante. Je devais vraiment passer pour la dernière des imbéciles. J'aurais dû prendre le temps de me renseigner avant...

— En vérité, je cherche... du thé d'Assam, inventais-je soudainement en me souvenant de la région d'origine d'un certain représentant en thé.

Le regard de l'homme s'éclaira soudainement, comme nous parlions soudainement le même langage, celui des connaisseurs de thé. Il se leva brusquement pour passer derrière le rideau de perles de l'arrière-boutique et ne revint que quelques minutes plus tard, avec une petite boîte en carton carrée portant la mention « chaï ».

Il me la vendit pour une bouchée de pain et je retournai à la pâtisserie le cœur plein de sentiments mitigés. Après l'amertume, je me sentais maintenant bêtement reconnaissante.


https://youtu.be/CAV0XrbEwNc


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top