12. L'épreuve du Jugement
Des serveurs apportèrent mes dix plateaux de petit-déjeuner aux membres du jury et je vins me présenter devant eux, les jambes flageolantes, la mâchoire serrée. Après m'être éclairci la voix et avoir pris une profonde inspiration, je leur lançai un grand sourire affable pour me lancer.
— Mesdames et messieurs, bonjour. Le petit-déjeuner continental que j'ai choisi de vous présenter aujourd'hui, en plus d'être basé sur la mise en valeur du thé noir d'Assam, a pour but d'être équilibré et régénérant - Je sentis immédiatement l'Intendante me scanner du regard comme un sniper prêt à faire feu et ma voix se fit plus tremblante
- J'ai choisi de préparer des pancakes avec de la farine de seigle, pour ses vertus énergétiques, mais aussi parce que la pâte est infusée au thé noir et que le seigle en révèle tous les arômes boisés. J'ai réalisé une crème sucrée à la pivoine et à la framboise que vous pouvez utiliser sur les pancakes.
Le dosage du sucre revenait donc à chaque individu et je m'évitais ainsi un blâme sur la quantité de glucose administrée à la famille royale. Je vis les membres du jury se resservir plusieurs fois de la crème et sentis une goutte de sueur glisser le long de mon cou. Est-ce qu'ils se resservaient parce que c'était bon, ou parce que les pancakes étaient trop secs ? Si seulement j'avais eu des myrtilles à ajouter à la pâte...
Je continuai malgré tout en reprenant une nouvelle inspiration fiévreuse
— Le jus de framboise-myrtille qui accompagne ce petit-déjeuner est enrichi d'une infusion de menthe qui en plus de ses vertus détoxifiantes et antioxydantes, va aider à la digestion. Le seul instant de « faiblesse » de ce plat qui se veut sain est, je dois l'avouer, dans la viennoiserie. J'ai réalisé un « escargot » comme on dit en France, à la crème pâtissière parfumée au thé noir.
Je sentis les regards se tourner instantanément vers le représentant de la Chambre de Commerce Indienne. Toujours dissimulé derrière ses lunettes de soleil, il venait de mordre dans mon roulé sans même utiliser de couverts, comme les autres jurés. Je n'étais même plus étonnée. En vérité, son impolitesse venait même de me détendre un peu dans ce moment d'angoisse, de regards inquisiteurs et de sourcils froncés...
— Bon, je vais commencer, intervint soudainement Flannery en voyant qu'il n'avait pas l'intention de prendre la parole. Votre petit-déjeuner est vraiment simple, Miss Cunningham, je vois bien l'argument nutritif et santé derrière, mais pour moi ça manque clairement de créativité.
Deux chefs hochèrent la tête en même temps, mais Redwood partit en arrière sur sa chaise, insatisfait :
— Je ne suis pas d'accord, Marco. Enfin, je suis d'accord sur le fait que c'est simple, mais il ne s'agit pas d'un dessert à la suite d'un de tes menus du jour. C'est le premier repas de la journée, et moi si je commençais toutes mes journées avec des pancakes avec un goût aussi intense et une crème si équilibrée et légère... peut-être que j'aurais plus envie de me lever le matin ! plaisanta-t-il.
Flannery esquissa un sourire et se tourna vers l'Intendante pour l'interroger du regard. La vieille femme fit la moue avant de prendre la parole :
— On voit clairement une influence de cuisine nordique avec cette farine un peu différente, et c'est exactement le genre de régime vers lequel certains locataires de Buckingham Palace ont été orientés par leurs médecins. Et je dois reconnaître qu'en plus d'être sain, c'est...bon. Très bon, même. La question maintenant c'est : est-ce que ça respecte le thème et la contrainte imposée par le thé de Mr Malhotra.
Cette fois-ci, le représentant allait être obligé de répondre. Je sentis immédiatement la peur me nouer au point d'en devenir nauséeuse. Pourvu que je ne m'évanouisse pas devant le jury, pourvu que je ne vomisse pas, pourvu que je ne tombe pas en larmes devant ces neuf professionnels et... lui.
Dans un moment de désespoir, je fermai les yeux, attendant que la sentence tombe, qu'il applique la vengeance qu'il avait dû méditer depuis deux semaines. Je revis sa figure dans la rue, qui attendait que j'ouvre le rideau de fer du salon de thé, son ton désinvolte, lorsqu'il déclarait que mon thé était infect, son sourire sincère, ce bouquet de pivoines qui tombait lentement sur le pavé. J'inspirai profondément, sachant pertinemment que j'allais avoir du mal à penser à respirer pour les prochaines secondes qui allaient suivre.
— J'ai trouvé l'utilisation du thé... très juste.
Je relevai la tête rapidement, stupéfaite, croisant au passage le regard pétillant de Redwood qui me lança un petit sourire satisfait en hochant la tête.
Kushal remonta ses lunettes sur ses cheveux et me fixa directement en ramassant sa barbe entre ses doigts sous son menton, comme s'il réfléchissait encore.
— Oui, j'ai vraiment retrouvé le côté fort du thé avec le goût de céréale de seigle. C'était très intéressant, et je pense que ça mériterait plus de déclinaisons, peut-être avec des pâtes plus sèches et sans levures.
J'étais complètement abasourdie. Il s'y connaissait en pâtisserie ?
— Ensuite, dans la crème pâtissière, j'ai trouvé que c'était un peu trop sucré, mais avec la pâte feuilletée bien dorée de Mr Redwood, on trouvait un effet de caramélisation qui s'accordait parfaitement avec la saveur du thé.
— Allons, ce n'est pas moi qui l'ai faite cette viennoiserie, protesta gentiment Redwood en me faisant un clin d'œil. Miss Cunningham a eu une excellente idée, je n'y aurais probablement pas pensé moi-même. Bon, c'est rassurant d'avoir enfin trouvé un candidat qui vous arrache un avis positif, Kushal ! On va pouvoir passer au dessert !
Je restai fixée sur Mr Malhotra, déboussolée. Pourquoi... pourquoi n'était-il pas en train de me descendre ? Il avait l'occasion de le faire, c'était le moment d'utiliser son expertise pour me donner le coup de grâce !
Au lieu de ça, il s'enfonça dans son siège sans plus me prêter attention, attendant la suite. À quel jeu jouait-il ?
Après de rapides hochements de tête de tout le jury, mes deux coupes de trifle furent apportées à table, accompagnées d'un set de dix petites assiettes blanches. Les plateaux de petits-déjeuners furent retirés au même moment et les jurés se mirent à étudier les couleurs flamboyantes et la décoration de mon œuvre.
J'étais assez satisfaite, c'était beau, peut-être même plus harmonieux que les pièces montées couvertes de glaçage de certains. Ce qui me terrifiait, c'était le goût. J'avais testé chacune des crèmes, les biscuits et la gelée de fleurs, mais je n'avais pas fait d'essais sur l'accord des saveurs du plat complet. Un serveur se mit à découper des parts de trifle, sans en abîmer la structure, preuve que mon dessert avait suffisamment reposé au frais.
Brisant soudainement un silence que je n'arrivais à qualifier d'admiratif ou de dubitatif, Flannery observa :
— Eh bien, on a là un très beau dressage, vous montrez vraiment quelque chose de différent de votre petit-déjeuner... Comment vous est venue l'idée du trifle ?
Je m'apprêtai à répondre lorsque je réalisai que mes mains tremblantes étaient déjà devant moi, prêtes à s'agiter dans des explications nerveuses et ridicules. Je les rassemblai immédiatement en les croisant l'une sur l'autre. Une nouvelle inspiration me calma momentanément, le temps de rassembler mes arguments.
— Je voulais proposer un plat typiquement anglais, qui puisse rappeler l'heure du thé, donc il fallait qu'il y ait des biscuits, ensuite j'avais envie de rappeler la fraîcheur du printemps avec la présence de fleurs, de la pivoine surtout.
— Je croyais que la pivoine était une fleur d'été, fit remarquer un des ambassadeurs.
— C'est exact, mais je ne pouvais pas risquer d'utiliser une fleur de printemps au parfum trop léger pour accompagner le thé noir.
— C'est assez... inhabituel, déclara soudainement l'Intendante en faisant une grimace peu engageante.
Mon dessert leur faisait peur. Il était peut-être beau, mais les jurés n'étaient pas convaincus par les ingrédients que j'avais utilisés. Je sentis mes bras se contracter contre ma volonté. Pourvu que l'on ne me pose plus de questions, je sentais que ma voix allait se faire chevrotante.
— En Inde, on a pour habitude d'utiliser beaucoup d'eaux de fleurs dans les desserts, expliqua soudainement une voix familière. C'est sûr que d'un point de vue britannique, ce dessert doit vous choquer, mais je pense que si vous serviez ça à notre Premier ministre en visite officielle à Buckingham Palace, il serait ravi.
La justesse de ses mots étonna même Redwood, avant qu'il n'ajoute avec une désinvolture plus habituelle :
— Si on omet le fait que ce serait un incident diplomatique avec les œufs que vous utilisez et qui sont contre son régime végétarien...
Je ne sais pas comment il avait fait, mais les jurés parurent soudainement rassurés. Ils hochèrent la tête à Mr Malhotra, peut-être de peur d'apparaître comme des eurocentristes incapables d'apprécier un peu « d'exotisme ». En tout cas... Il venait de me sauver la peau. Complètement soufflée, à la limite entre l'apoplexie et l'état d'adoration, je tentais de me maintenir debout sur mes deux jambes.
Ils commencèrent à goûter en silence et je vis des réactions mitigées naître sur tous les visages. Je n'avais pas d'argument nutritionnel à mon avantage avec un plat aussi riche, et n'y ayant pas goûté, je n'avais rien à expliquer.
Un des ambassadeurs et le chef japonais firent quelques commentaires sur la gelée et les fleurs enfermées dedans qu'ils trouvaient très délicates, mais personne d'autre ne pipa mot jusqu'à ce que Flannery, après une cinquième bouchée, ne lève le menton vers moi pour me déclarer sèchement :
— Je ne m'attendais pas à ça, Miss Cunningham.
— Que... qu'est-ce que vous voulez dire ? demandai-je d'une voix fluette.
— Eh bien... à votre avis, vous l'avez bien goûté ce dessert, non ? dit-il d'un ton cassant.
— Je... euh...
Oh mon Dieu, cette fois c'était la fin.
— Oui, évidemment que vous l'avez goûté. Alors vous devriez savoir que c'est tout simplement génial, dit-il d'une voix froide qui me laissa stupéfaite.
Je réalisais soudainement que son ton sec et glacial avait un sens bien plus important que ce qui pouvait être pris au départ pour du dédain : il me prenait au sérieux.
Je venais de passer du stade de « petite concurrente sortie de sa pâtisserie de quartier », à celui de « potentielle pâtissière attitrée de Buckingham Palace ». Et il n'y avait plus de place pour des petits encouragements complaisants à ce niveau.
— C'est... à la fois simple et évident, déclara John Redwood en restant fixé sur son assiette. Je crois que je n'avais pas été surpris comme ça depuis très longtemps. La pivoine et le thé d'Assam... c'est du génie !
— Ça correspond tout à fait à ce que Buckingham Palace souhaite montrer au monde, intervint l'Intendante, des valeurs traditionnelles dans un écrin de modernité et de jeunesse.
Sidérée, je retins mes larmes en plaçant une main devant ma bouche. Je n'entendais même plus les commentaires des autres jurés. Je n'arrivais pas à y croire.
— Mouais, siffla soudainement Kushal, comme pour rompre le charme de cet instant.
— Quoi, qu'est-ce qu'il y a, Malhotra, vous n'avez pas apprécié l'utilisation du thé ? s'esclaffa Redwood, son sourire retombant progressivement avec inquiétude.
L'Indien fit la moue et en m'évitant du regard, comme si j'étais bien trop basse pour le mériter, comme je l'avais fait après l'avoir insulté de « vénal » un beau matin d'été.
Je retins mon souffle pour m'empêcher de trembler.
Il se massa la nuque lascivement, conscient que tout le monde le fixait avec appréhension, attendant plus d'explication et il s'arrêta soudainement dans son geste, comme s'il jouait soudainement un voleur pris sur le fait. Il releva ses lunettes pour montrer ses yeux grands écarquillés. Il jouait. Il surjouait même, compris-je soudainement.
— Quoi ? fit-il en prenant un ton innocent. Vous m'avez vraiment cru ? Bien sûr que c'est délicieux, c'est la meilleure interprétation d'un Grand Cru d'Assam que j'ai jamais goûtée sur ce continent.
Il me gratifia soudainement d'un sourire malin en reprenant son massage de la nuque, et je me sentis partir en arrière aussitôt. Le monde se brouilla dans un crépitement d'interférences et de bruit blanc. Mr Malhotra était mon Erreur 404.
https://youtu.be/0iDeNuCtqqI
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