11. Dernière ligne droite

Depuis le début de l'épreuve, Mr Malhotra était passé de concurrent en concurrent en prenant un soin particulier pour éviter mon regard et mon poste. Je le vis quelques fois lorgner du regard mes casseroles depuis ses lunettes noires, qui le rendaient totalement ridicule au passage - enfin j'avais décidé que c'était ridicule, puisque nous étions en intérieur, même si les deux autres concurrentes féminines semblaient plutôt apprécier ce « côté mystérieux » -, comme s'il cherchait à voir ce que j'étais en train de préparer.

Dès que je levais la tête pour regarder l'heure, je le voyais passer devant chaque poste d'un pas leste, nonchalant, comme un chat sur le point de voler du poisson sur la table. Il tendait son cou au-dessus des crèmes et pâtes, menaçant les préparations immaculées de sa pilosité faciale, avant de plonger un doigt dedans pour dire : « et ça fait combien de temps que vous faites de la pâtisserie ? » avec une décontraction insolente.

Lorsqu'il arriva finalement face à moi, je cherchais toujours un moyen de remplacer mes myrtilles. Il regarda ma pâte à pancakes qui reposait, mon jus de framboises dans le mixer et mes roulés au thé qui attendaient le dernier moment pour passer au four. Il me restait un fond de crème pâtissière au thé d'Assam dans un bol et il passa le doigt dedans dès qu'il sentit l'arôme familier du thé, avant de relever la tête pour me fixer.

Et le temps s'interrompit totalement. Les aiguilles s'arrêtèrent de tourner, dans ce face-à-face étrange. J'avais encore de la colère au fond de mes tripes à faire sortir, des insultes à crier, des vérités à dire, et pourtant, à cet instant, j'étais totalement pétrifiée, bien trop intimidée par sa présence, et la valeur de son jugement.

Sans rien dire, de son air totalement impassible derrière ses grandes lunettes de soleil, il posa lentement son doigt sur ses lèvres d'un geste sensuel avant d'ouvrir la bouche pour y goûter. Je restai paralysée face à lui, effarée. À quoi est-ce qu'il était en train de jouer ? Il essayait de me faire perdre du temps ? Il voulait me mettre dans l'embarras devant tout le monde ?

Je sentis mes joues chauffer et quelque chose se serrer au fond de mes reins alors qu'il retirait son doigt de sa bouche pour me sourire doucement. D'un geste, reprenant soudainement son attitude théâtrale extravagante, il retira soudainement ses lunettes pour plonger son regard dans le mien.

— C'est mieux comme ça, dit-il soudainement, je vous préfère avec un peu de rose aux joues, plutôt que pâle comme un linge.

Il me fit un clin d'œil et son visage s'adoucit soudainement, avant qu'il le couvre à nouveau de ses lunettes de soleil pour partir voir le prochain concurrent. Je restais immobile, complètement désorientée après ce qui venait de se passer, alors que l'aiguille de l'horloge s'était soudainement remise à tourner.

— Que... quoi ? Et... et ma crème pâtissière alors ?

Il était déjà loin. Et il me restait très peu de temps pour cuire mes pancakes, mes viennoiseries et travailler mon dressage.

Repartant soudainement dans le rythme de la compétition, je décidai d'oublier les myrtilles. Il me restait quelques framboises que j'avais prises pour la décoration des trifles, elles feraient l'affaire avec la crème de pivoine, en petite quantité pour ne pas faire trop de sucre dès le matin et apporter un peu d'acidité aux crêpes épaisses.

Je me mis à mettre en place tout mon décor, avec des plateaux colorés pour présenter les dix petits-déjeuners destinés aux jurés, et mes deux coupes de trifles que je surmontai d'une couronne de fleurs de printemps comestibles aux tons pastel avec de petites feuilles d'or parsemées çà et là, entre quelques framboises et morceaux de biscuits.

Pendant le dernier quart d'heure de préparations, Flannery passa son temps à décompter les minutes pour nous mettre la pression. Lorsque finalement, à 11h50, on nous annonça la fin de l'épreuve, tous les concurrents levèrent subitement leurs mains pour signaler qu'ils avaient bel et bien fini, avant d'applaudir bien fort, de tout ce qu'il leur restait d'énergie dans les bras.

J'applaudis du mieux que je pus, plus pour encourager mes camarades à survivre au massacre qui s'annonçait plutôt que pour féliciter chacun de sa performance. Nous n'étions qu'aux portes des Enfers. C'était le début de la phase la plus stressante : l'évaluation du jury. Et étant classée treizième sur la liste, j'avais largement le temps d'écouter les remarques faites aux autres candidats en imaginant celles que je recevrais ensuite, ce qui ne me détendait pas particulièrement.

Je découvris au fil des examens du jury que Redwood et Flannery, derrière leurs airs bienveillants, étaient capables d'un professionnalisme froid et méticuleux lorsqu'il s'agissait d'évaluer la présentation et le goût des desserts. Les autres chefs et les jurés invités qui ne venaient pas du monde de la pâtisserie étaient plus détendus et prompts à faire des compliments, certainement parce qu'ils étaient moins impliqués.

Seule l'Intendante du Palais semblait capable de ne trouver que des points négatifs à chaque plat, et derrière ses airs de petite vieille étriquée, elle étudiait avec une précision chirurgicale tous les desserts. Évidemment, comme je le pensais, elle critiqua vivement tous les petits-déjeuners comportant du pamplemousse, ceux qui étaient trop gras ou trop sucrés. Elle était là pour le bien-être des souverains de ce pays, et les considérations artistiques et gourmandes de certains candidats ne l'intéressaient absolument pas.

Même si je savais très bien qu'elle allait me disséquer à la petite cuillère, j'approuvais chacune de ses remarques, parce qu'elles me semblaient toutes teintées d'un bon sens empirique : elle voyait tous les plats dans le prisme de la nutrition, de la santé, de la fraîcheur et d'une autre chose importante : le quotidien. 

Ceux qui avaient oublié que leur cuisine allait être servie tous les jours à des êtres humains aux systèmes digestifs vieillissants avaient totalement loupé le coche. Et pour moi, ses remarques étaient toutes puissantes. Après tout, c'était elle qui savait ce qui convenait au palais de la reine et de sa famille. C'était elle que je devais me mettre dans la poche en premier.

Restait encore un gros problème parmi les juges. Mon problème numéro 1, le problème clinquant avec ses lunettes de soleil et sa grosse montre en or, un problème qui donnait à chaque passage un avis ferme et tranché sur la façon dont son thé avait été maltraité par une cuisson trop forte, un goût mélangé à d'autres arômes, ou une fadeur intolérable. 

Ce qui m'effrayait le plus, c'est qu'à chaque remarque désagréable, il tournait la tête dans ma direction, comme si cela valait pour moi aussi.

Alors que ces trois heures étaient passées à une vitesse hallucinante, les dix minutes de dégustation par candidat me parurent durer une éternité.

J'avais réussi à stopper mes vertiges en m'appuyant discrètement sur le plan de travail derrière moi, mais j'avais le cœur au bord des lèvres, et plus rien ne pouvait empêcher mes mains de trembler nerveusement dans mon dos. J'essayais vainement quelques exercices de respiration pour tenter de reprendre le contrôle de mon propre corps, mais il n'y eut qu'en me concentrant sur l'examen des plats des autres candidats que je pus vraiment me calmer.

Les remarques des jurés étaient logiques, pleines de bon sens, et elles m'aidaient à rationaliser les défauts de mes créations. Je vis deux candidats s'agenouiller devant le jury comme des condamnés à mort, et je dus me forcer à ne pas penser au Blue Peony pour ne pas vaciller à mon tour. J'avais encore des chances de m'en sortir, il fallait que je m'en tienne à ça, pour ma propre santé mentale et si je voulais être capable de m'exprimer devant toute cette assemblée.

Lorsque vint mon tour, je me félicitai d'avoir mis ma crème de pivoine non pas directement sur les pancakes de seigle, où elle aurait déjà commencé à fondre, mais dans un petit ramequin en céramique fleurie à côté.

Il était temps pour moi de passer au jugement.

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