Rouge sang
Estelle
Avec suffisamment d'éléments, j'ai obtenu que les affaires soient liées et la coopération établie. Assise sur une chaise inconfortable de la salle de réunion, j'écoute attentivement le proc' expliquer le déroulement des faits et exposer les éléments déjà en notre possession. Sans surprise, il me nomme responsable de l'enquête avec, pour soutien, le lieutenant Barthes.
La salle est austère, blanche, simple, équipée d'un vidéoprojecteur et d'un écran blanc sur lequel défilent les images d'un Power point basique. Je me demande si tous les débriefings sont comme ça ou si c'est juste ce magistrat-là qui nous infantilise.
Je devrais être honorée, captivée par cette conférence au cours de laquelle on ne tarit pas d'éloges sur mes états de services et ma perspicacité. Mais il n'en est rien. J'ai vaguement envie que ça s'arrête pour reprendre le cours de mes investigations. Je ne suis pas vraiment bureaucrate, j'appréhende d'évoluer vers d'autres fonctions plus politiques, diplomatiques, administratives.
Pris par le temps, attendu autre part, le proc' plie les gaules et laisse place à mon taulier qui finit d'organiser les équipes. Docile, à sa demande, j'expose la façon dont je compte m'organiser :
— Le tueur semble avoir une symbolique, un rythme, un rituel, mais l'ensemble du tableau criminel n'a pas été suffisamment approfondi, ni la victimologie du reste, pour que la vision d'ensemble nous apporte une théorie fiable. Je compte prendre contact avec les collègues et, si possible, me rendre sur place. Barthes restera ici avec Bosc et Favier.
Mon collègue se redresse, piqué au vif, mais si je décide de faire un crochet sur Perpignan au retour, je n'ai pas envie de le voir partir en vrille. S'il perd déjà son calme en m'exposant les évènements, je ne voudrais pas qu'il se transforme en une espèce de vengeur surinvesti, ingérable et hystérique. Alors, je ruse, j'espère ainsi voir ma petite manipulation porter ses fruits.
— Comment ça, je reste ? s'indigne-t-il.
— C'est l'affaire d'un aller-retour. Je ne pense pas que partir à deux soit judicieux si l'on sait notre tueur toujours en activité dans les parages.
Le taulier approuve. Bien... cela coupe court aux discussions, mais pas aux regards éloquents bourrés d'animosités que Barthes m'envoie. Lorsque mon patron décide de lever la séance, je me replie dans mon bureau, décidée à travailler davantage sur mes recherches. Mon coéquipier ne tarde pas à m'y rejoindre.
— On peut savoir ce que vous foutez ?
— Je m'attelle à la tâche, voilà ce que je fais, et vous devriez vous aligner sur mon exemple.
— Je ne parle pas de ça, s'énerve-t-il. Vous m'avez écarté alors même que vous savez à quel point certains aspects de l'affaire me tiennent à cœur !
Je relève le nez de mon PC, tandis qu'une fine migraine pointe le bout de son nez. Je plonge mes yeux dans les siens, sans ciller.
— Je comptais partir à Nantes, puis faire un crochet par Le Mans pour approfondir les éléments antérieurs aux faits récents. J'y connais du monde, il est plus facile pour moi de savoir qui demander. Mais... vous avez raison, ce n'est pas fair-play.
Il entrouvre légèrement les lèvres de stupéfaction, tandis qu'un sourire diffus courbe les miennes.
— Je vais rester ici, j'ai bien envie d'en savoir plus sur Claire Kheim et ses fréquentations. Finalement, c'est moi qui viens d'arriver, rester sur le terrain est une bonne chose.
— Sérieusement ?
— Puisque je vous le dis ! Inutile de partir dans le Sud-ouest dans l'immédiat, puisque vous maîtrisez le dossier. J'aimerais simplement que vous me fassiez un compte rendu détaillé de tout ce dont nous avons parlé. Nous nous y rendrons à votre retour, conclus-je d'un air détaché en replongeant le nez dans ma paperasse.
— OK.
Je lui jette un regard furtif, tandis qu'il s'apprête à tourner les talons. Il s'immobilise sur le seuil, avant de se retourner vers moi avec un air perplexe.
— Vous vouvoyez toujours les gens avec qui vous bossez, c'est...
— Ça vous gêne ?
— C'est étrange, avec les collègues on a plutôt tendance à se tutoyer.
Je lui adresse une moue en haussant les épaules. Personne ne crée de lien avec moi. Je n'ai pas d'amis, j'ai plus ou moins coupé les ponts avec ma famille. Je n'ai même pas d'animal domestique ou de plante verte : rien. Si je vouvoie les autres, c'est que je m'en fous. Il peut me tutoyer si c'est important pour lui, au fond, ça m'est égal.
— Ça changerait quoi ?
— C'est important, la cohésion dans une équipe, un peu plus de... proximité...
— Ah ! tranché-je. Et vous pensez qu'être plus familier arrangerait les choses ? Ne vous leurrez pas, Barthes, ça ne changera rien. Je vous l'ai dit, je suis...
— Insensible depuis votre accident, me coupe-t-il.
Je me fige ; la référence est osée, la plupart des gens qui apprennent ce qui s'est passé la ferment. Par pudeur, par pitié, par principe, peu importe : rares sont ceux qui mettent ça sur le tapis. Sa franchise me laisse sans voix, mais ne me heurte pas pour autant. Au contraire, je suis agréablement surprise par son honnêteté, bien que le fait qu'il ait fouillé dans mon dossier m'irrite au plus haut point. Est-ce que je peux m'en formaliser pour l'envoyer chier ? Pas sûr.
— J'ignorais que vous versiez dans la psychologie de comptoir.
— Si vous vous êtes intéressée à mon passif, je pouvais légitimement m'informer sur le vôtre.
— C'est exact, mais vous vous plantez, je suis ainsi depuis toujours.
Plus ou moins, à vrai dire. Je n'en dis pas davantage, c'est préférable.
— Navrée de vous décevoir, ajouté-je. Appelez-moi Estelle et dites-moi « tu », après tout, quelle importance !
Je replonge dans mes notes, signifiant ainsi que la discussion est terminée, une façon de le congédier aussi, parce qu'il m'agace prodigieusement.
— Appelez-moi Rémy et dites-moi « tu » ! lance-t-il sur le même ton en quittant la pièce, reprenant ainsi mon attitude.
Je ne sais pas bien si la mayo finira par prendre, il semble tenir à la camaraderie, pas moi, je doute sincèrement que ça le mette à l'aise.
Intérieurement, je jubile. S'il part pour Nantes ou Le Mans, j'essaierai quant à moi de faire un saut jusqu'à Perpignan, quitte à m'y rendre un jour de congé.
Distraitement, je rentre le nom de Ribes dans la base de données, les bras m'en tombent. La femme n'est pas une délinquante : c'est un agent de Europol. Élisabeth Ricci est analyste experte en criminologie. Je râle :
— Génial, tout un programme.
Le nom n'est pas le même, elle s'est mariée il y a quelques années. Elle est citée dans plusieurs affaires liées au grand banditisme lors de collaborations entre services. On est loin de la fameuse théorie de la Joconde... Pour autant, hors de question de lâcher l'affaire, creuser un peu les spéculations de Rémy ne me fera pas de mal !
Au moment où je me prépare à décrocher le téléphone pour appeler son service, Barthes revient, un dossier à la main.
— Il... euh... Tu travailles sur papier, apparemment. Je t'ai fait quelques copies de mes recherches. Sur Perpignan. Tu verras par toi-même.
Je hoche la tête avec un sourire discret, mais satisfait.
— Merci, c'est gentil.
Il disparaît aussi promptement qu'il est apparu, me laissant seule pour parcourir la liasse de rapports et relevés qu'il a déposée sur mon bureau.
En effet, rien de concret sur la jeune fille. Rémy a simplement refait l'historique de tous les éléments qu'il prétend avoir à charge contre elle. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est impressionnant, qu'elle ait pu faire carrière dans l'autre camp avec un passé comme celui-ci est impensable. Pourtant, son casier est vierge : non-lieu partout, quelques fugues, un ou deux outrages, rien de bien méchant. Certains manifestants écologistes ont des profils plus inquiétants ! On a davantage le sentiment d'être face à une adolescente rebelle dont les mauvaises fréquentations sont choisies pour contrer son image lisse de fille à papa. Études, concours, emploi : fin de l'histoire.
Un titre revient dans les rapports de Barthes, un surnom : le Barman. Un trafiquant notoire d'alcool de contrebande. Dessoudé pour avoir essayé de doubler un autre bandit avec la complicité de sa maîtresse. Santa Barbara chez les voyous, ni plus ni moins. Voilà donc les mauvaises fréquentations. Autour de lui, gravitait une petite bande d'amis dont chacun a été blanchi. Sylvain Paccagna, l'associé du Barman, est mort poignardé de douze coups de couteau par sa maîtresse sur un trottoir de Perpignan, c'était l'ex-petite ami d'Élisabeth Ricci. Voilà comment elle se retrouve mêlée à toute cette histoire.
À l'époque des faits, elle était étudiante à Toulouse. « Une vague de criminalité » disait Barthes : fort bien ! Il se passe quoi d'inhabituel dans la ville Rose ? Parce que les petits règlements de compte entre dealers ou bandits, c'est un peu le pain quotidien de certains commissariats.
Je m'immerge, plongée obscure... La même année enregistre des records. Hormis Laëtitia Marquez, une bande d'étudiants s'entre-tue pour une histoire de drogue. Johana deLattes décède dans un entrepôt désaffecté, en chutant d'un ponton, manifestement sous l'empire de stupéfiants. Plus surprenant, la gamine aurait eu des liens avec Romain, un des complices de Laurent Goncalves, le fameux Barman. Merde, c'est lié ! Si elle n'est pas mouillée, je constate en effet qu'Élisabeth Ricci était en contact avec tout ce joli monde, de près ou de loin.
Cela dit... C'était il y a neuf ans, certes, mais aucun meurtre, mis à part celui de notre joggeuse, ne rentre dans les critères du dossier. Et le lieutenant Ricci n'est pas une meurtrière ni une éminence grise du grand banditisme, juste une jeune femme dont les amis peu fréquentables ont pris un chemin différent. Je me passe la main sur le visage... Difficile de mettre tout ça en relation ! Aucune preuve tangible ne le permet. Alors, on fait quoi ?
J'élargis le spectre des dossiers de la brigade criminelle : règlements de compte, crime passionnel, homicide involontaire, ce n'est peut-être pas le monde des bisounours, mais rien n'attire mon attention.
Jusqu'à présent...
Mes yeux s'arrondissent, tandis que je me penche vers l'écran. On a retrouvé un homme, quelques semaines avant Johana deLattes. L'homicide atypique de Paul Martin, retrouvé attaché contre un pilier dans un jardin public, vidé de son sang, saigné comme un porc... Avant de le gaver de force de béton.
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