Le lien


Estelle

La semaine passant, je me suis immergée dans le travail sans tenir compte de mes jours de repos. Chez moi, les week-ends ressemblent à ça. Même les congés ne me permettent pas de décrocher. Sauf les assauts torrides de l'étalon qui, en ce moment, bouleverse ma vie comme un jeu de quilles.

J'ai revu mon amant dans la semaine, toujours à mon initiative. Un échange de textos, à nouveau, nous a suffi pour fixer un rencard dans un hôtel qui, faute de budget pour ma part, était un peu moins luxueux qu'un palace. J'aurais bien aimé ne pas en arriver là, mais il me fallait une autre dose. Rien ne parvenait à supplanter mon envie de le revoir, pas même les mystères du tueur à la salamandre.

Malgré la fascination que ce dossier exerce sur moi, impossible de ne pas décrocher de temps à autre en pensant à mes entrevues avec Alistair. Je compense avec du café dont les tasses s'empilent inexorablement sur mon bureau. J'ai changé d'affaire et boucle le rapport des dernières auditions sur l'affaire Mazzoca, lorsque je finis une tasse de plus. La migraine est bien là, à présent, ainsi que les tensions dans ma nuque, les crispations dans mes épaules. Je soupire et m'affale dans ma chaise, le patron me salue rapidement en passant devant mon bureau, avant d'aller s'en griller une à l'extérieur, je suppose. Les locaux ont rarement été aussi calmes. Je me lève pour regarder à l'extérieur le jour qui s'est enfui. Des collègues sont partis sur une intervention, il doit bien rester quelques OPJ, mais globalement, les locaux sont aussi tranquilles que dépeuplés. Surtout à l'étage de la brigade criminelle.

Je m'avance vers le grand buffet métallique où sont stockés des dossiers suspendus dans des tiroirs d'acier, et dépose dessus le paquet de feuilles qui m'intéresse. Fouiller encore, approfondir... je m'enquiers de la vie des victimes. Froger était la fille d'un avocat au barreau de Nantes, sa mère était sans emploi au moment des faits. Kheim, conseillers commerciaux en banque et assurance, Marquez... parents militaires, tous les deux, à Montauban et autrefois, à Lyon et Valence. Corentin... je cherche, que faisaient ces gens dans la vie ? Agriculteurs.

Je passe une main sur mon visage, fatiguée, quand soudain, une présence dans mon dos me fait sursauter. Je me retourne, ébahie, pour découvrir Alistair dans mon bureau, juste derrière moi, à quelques centimètres.

— Putain, on rentre comme dans un moulin ici ou quoi ? râlé-je, une main posée sur la poitrine.

Je rassemble précipitamment les feuilles que je place dans une sous-chemise.

— Tu es ici depuis combien de temps ?

— Quelques minutes, répond-il sans esquisser l'ombre d'un sourire. Nouvelle affaire ?

— Oui et non, certains éléments sont plus anciens. Qu'est-ce que tu fais ici ?

— Je t'ai dit que je revenais toujours...

Mon cœur ne se calme pas et un sentiment tout autre a pris le relais sur la surprise. Son charisme est intense, presque dévastateur, son calme extrêmement déstabilisant. J'essaie de me reprendre, je déglutis, inspire.

— Comment es-tu arrivé jusqu'à mon bureau ?

— Tu sais ce que je suis, m'introduire ici ou là, ce n'est pas un problème, susurre-t-il en dégageant mon épaule d'une mèche de cheveux.

Ah oui ! James Bond, j'avais oublié...

Je frissonne en tentant d'évacuer l'idée que je crois déceler dans un sous-entendu. On peut pénétrer insidieusement un bâtiment ou une personne, son intimité, son esprit, ses sentiments. Je note mentalement qu'il me faudra être prudente quant à ses intentions. Mais lorsqu'il se penche pour embrasser ma nuque, je sens tout mon être se détendre, l'oxygène m'envahir et il me semble me répandre dans l'air, comme une poudre volatile, légère. N'est-il pas déjà trop tard ? Il émane de lui le danger, la luxure et un je-ne-sais-quoi indéterminable qui vous subjugue. Il n'est pas attirant ni rassurant, il est stupéfiant : sa présence procure un rush d'adrénaline suivi d'un apaisement paradoxal qui court-circuite toute volonté, tout raisonnement.

Après m'être laissée porter un instant par le plaisir extatique de ces effets incontrôlables qu'il a sur moi, je me ressaisis pour le repousser, même si, dans un mouvement contraire, je me penche pour déposer un baiser vif sur ses lèvres. Il se redresse, surpris ; c'est un acte un peu personnel, qui marque davantage une relation ordinaire qu'un plan cul sans conséquence. Qu'il m'embrasse en premier dans le cou ouvre de nouvelles perspectives dans lesquelles je m'engouffre, sans réfléchir. Me concernant, c'est suffisamment anormal pour m'inciter à l'écarter aussitôt pour faire quelques pas vers la porte. Je la referme et prends ainsi le prétexte de la confidentialité pour briser, a contrario, ce qui s'apparente à de l'intimité. Ça ne lui échappe pas, il sourcille.

— Tu es de garde ?

— Plus vraiment, plus depuis une heure environ.

— On s'en va, déclare-t-il sèchement, laconique.

— On ?

Un rictus courbe ses lèvres fines, cruelles armes discrètes qui poignardent sans prévenir de sourires inattendus. C'est le premier depuis qu'il a fait irruption dans cet espace qu'il dévore par sa présence, et qui paraît avoir tant rétréci que je m'y sens oppressée.

— Tu vois quelqu'un d'autre ici ?

De l'autre côté de la porte, les éclats de voix des collègues qui reviennent d'intervention me ramènent au réel. J'identifie leur intrusion dans les locaux comme un élément dérangeant, alors même que c'est nous qui n'y sommes plus à notre place. Il a raison, il est temps de partir.

— En effet, constaté-je, mais je n'ai pas l'habitude de quitter le travail accompagnée. À vrai dire, je n'ai pas pour habitude d'être accompagnée tout court.

— Ça me convient.

Je rassemble mes affaires et le suis, sans mot dire, jusqu'au parking où il a garé sa voiture. Une Mustang Bullitt noire, tout dernier modèle.

— Sympa, commenté-je.

— J'ai toujours eu un faible pour ces bagnoles, j'avais une GT à une époque.

L'odeur du cuir se mélange à celle du neuf, je l'interroge :

— Elle est récente ?

— Cet après-midi.

Il démarre, c'est la première fois que je monte avec lui. Sa conduite est nerveuse, sportive. Je l'observe à la dérobée en tentant de comprendre ce qui m'arrive. C'est la troisième fois qu'on se revoit, il se comporte comme si c'était naturel, incontournable. Je pourrais lui dire stop, comme je le fais à chaque fois, sauf que l'envie me manque. J'apprécie ces rencontres, l'homme a tout d'un prédateur, mais ne le suis-je pas moi aussi, dans un autre genre ? Quant à son attitude, sérieuse, attachée ou indifférente, je m'en balance.

Je n'ai même pas cherché à le prévenir qu'il n'y aurait pas d'après avec moi et, en même temps, nous sommes en plein dedans. Brisant l'usage immuable que je m'impose depuis des années, on baise - on passe. Je ne dirais pas que cela me convenait jusqu'à présent, mais simplement que j'assouvissais mes besoins sexuels, en chasse, comme on dégaine un dildo devant un bon film porno. Point barre ! J'avais une envie, je la gardais cadenassée jusqu'au bon moment, puis je sautais sur le mâle qui me tapait dans l'œil pour calmer ma pulsion. Si cela ne suffisait pas, j'en prenais un second. J'ai eu jusqu'à trois partenaires dans une soirée comme ça, sans que cela me perturbe davantage. Les hommes font ça, pourquoi pas les femmes ?

Puis Alistair est arrivé. Preuve que je m'en cogne des affects, je n'ai même pas cherché à savoir qui il est. Je connais la marque de sa voiture, son job, ses tatouages, son prénom, quid du reste. Pourtant, il a été le seul ce soir-là, faisant taire par la façon dont il a pris possession de mon corps toutes les angoisses qui me tenaillaient le ventre, dominant mes démons pour les tenir à distance. Les désirs, eux, s'en sont trouvés rassasiés. J'ai vidé les lieux, sereine, je suis rentrée me pieuter, alors que c'est une crise d'angoisse qui m'avait tirée du lit. J'ai rabattu la couette sur mon corps courbaturé, sans même me laver, savourant les restes de son odeur de mâle.

Nous parlons peu, c'est la réflexion que je me fais sans cesse, sans pour autant que ça me dérange. Il semblerait que l'on s'accorde à l'instinct. Il agit, moi de même, on se suit, et finalement je lâche prise face à cet état des choses. Quand on en aura fini avec cette relation étrange, on se le dira, simplement, et tout rentrera dans l'ordre.

Il s'arrête devant la résidence « Savage garden ». Perchée sur les hauteurs de la ville, près de la colline du château, elle domine la promenade des anglais et la baie des anges dont le ruban gracieux se déroule sous nos yeux. Alistair récupère un grand sac de sport dans le coffre, puis confie ses clés au voiturier dans un geste désinvolte, avant de m'accompagner à l'intérieur. Il monte directement à l'étage et déverrouille une porte qui s'ouvre sur un vaste appartement, aménagé en suite luxueuse.

— C'est ici que tu vis ?

— Pas du tout, c'est une location secondaire. Ne le prends pas mal, mais je n'invite personne chez moi.

— Top ! Une garçonnière ! m'esclaffé-je.

Il s'avance vers moi et me surprend en m'enlaçant par les épaules. Même sentiment d'épanouissement temporaire, qui me déstabilise. Je suis à la fois terriblement bien et affreusement mal à l'aise, à tel point que je n'ose pas bouger.

— Pas vraiment, s'explique-t-il. Je n'ai pas besoin de ça, je ne revois pas mes conquêtes en général. Lorsque cela se produit, il est fréquent qu'elles m'emmènent chez elles.

Un élément de son discours semble le perturber. Troublé, il s'interrompt, puis reprend :

— Avec toi, c'est un peu différent. Disons que j'essaie quelque chose d'inédit.

— Ça me va.

Il hausse un sourcil, intrigué que je n'en demande pas plus. Il ne le sait pas, mais j'ai déjà outrepassé mes limites, je ne risque pas de me vexer parce qu'il ne m'invite pas chez lui. Un pied-à-terre en terrain neutre me convient. J'observe les lieux : quelqu'un – lui, peut-être – a dressé la table près de la fenêtre, face au panorama. Au loin, le jour se couche, teintant l'horizon de couleurs contrastées dont les franges fusionnent.

J'avise la kitchenette et lui demande si c'est lui qui a préparé le repas.

— Non, répond-il, amusé. Je n'ai pas envie que nous perdions notre temps à cela, on nous portera le dîner. Mets-toi à l'aise, j'aurais dû te proposer de passer chez toi pour prendre quelques affaires.

Il prononce les derniers mots à la cantonade en se dirigeant vers la salle de bains, pendant que j'enlève mes chaussures. Un appartement pour nous rejoindre, une solution pour des rendez-vous pérennes, cela ressemble à une liaison. C'est un peu plus qu'une partie de baise ! Je suis un peu perdue, je ne sais pas quoi penser de tout ça.

Ni du fait que ma vie est en train de prendre un virage à quatre-vingt-dix degrés.

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