La souveraineté du vide
https://youtu.be/HY9WUZZrTpw
Cabinet du docteur Pages
— Madame Thilmann ?
Ma vue est trouble et mes yeux sont comme rivés à un point invisible dont je ne peux me détacher :
— Madame Thilmann ?
Je me tourne vers ma thérapeute. Elle me fixe derrière ses lunettes à cerclage noir avec un air intrigué. J'ai décroché, encore.
— Ce sont vos absences ?
Je reste impassible. Je réponds intérieurement, cachant mes pensées.
À votre avis.
Ils pensent que je souffre mais c'est faux. Je ne ressens rien, que du vide. Lors de mon accident les plombs ont sauté et depuis j'ai effacé tout un pan de ma vie. Blackout les gars. Je reviens à ma psy qui m'observe comme si quelqu'un avait appuyé sur le bouton « pause » de la télécommande. Je soupire.
— Oui, oui, en effet ce doit être ça.
— Avez-vous des souvenirs qui reviennent ?
J'esquisse un sourire en balayant du regard le bureau au décor pastel et chaleureux.
— Pas le moindre je suis désolée. Je peux y aller ?
C'est à son tour de lâcher une douloureuse expiration. Il faut que je parte au poste, je viens juste de prendre mes fonctions et je n'ai pas envie d'arriver à la bourre juste parce qu'on essaie une fois de plus de violer mon inconscient. Elle finit par obtempérer, ce qui me soulage partiellement. On pourrait croire que j'essaie d'échapper à un interrogatoire trop personnel mais il n'en est rien. Je m'ennuie, c'est tout. Je sors mon agenda pour inscrire le prochain rendez-vous et mon carnet de chèque pour la rémunérer. Je ne l'ai jamais vue aussi joviale qu'en cet instant. Elle tente une nouvelle approche :
— Avez-vous essayé la psychogestionnelle ou l'hypnose régressive ?
— Non.
Sociopathe amnésique je suis, sociopathe amnésique je veux rester. Je me penche au-dessus du bureau pour lui serrer la main :
— Merci beaucoup madame Pages. J'y songerai.
Beau verbe Estelle, songer va avec « tu peux toujours rêver » et « dans tes rêves ». Je regagne ma Corsa et je file au commissariat. Personne ne me connait encore, quand je passe la grande porte de fer et de verre pas de salut protocolaire, pas de sourire hypocrite, si ça pouvait durer ! J'intercepte un lieutenant dans le couloir pour demander mon chemin :
— Excusez-moi je cherche le bureau du commandant Dupin ?
Il m'observe un instant en se demandant ce que je fais ici, à errer dans les locaux de la PJ.
— C'est pour quoi ?
Je jubile, je lui tends une main volontaire :
— Commandant Thilmann.
Il écarquille grand ses yeux. Oui mon grand, le commandant Thilmann est une femme. Et maintenant accouche !
— Commandant ! Honoré de faire votre connaissance : Lieutenant Bosc. C'est à l'étage, je crois que Dupin n'a pas vidé toutes ses affaires. Mais le divisionnaire Michel vous attend pour faire les présentations.
Chouette, chouette, chouette. J'adore ça ! Les présentations en public c'est comme le sexe en soirée, c'est bon quand c'est court. Bosc semble prédisposé à m'accompagner et je le suis. La grande salle meublée de bureaux en box est envahie de monde mais personne ne m'a remarquée. Je respire l'odeur familière de l'encre, du papier chaud et de la sueur. Puis nous nous arrêtons devant un homme corpulent et court sur pattes accompagné d'un officier d'une stature plus élancée, très athlétique. Ils pivotent et me dévisagent au moment où le lieutenant Bosc les interrompt :
— Monsieur le divisionnaire ? Madame le commandant Thilmann est ici.
Il s'exclame fortement à mon intention :
— Thilmann ! Enfin je vous rencontre ! Vos états de service sont impressionnants, je suis impatient de vous présenter à l'équipe.
Je suis obligée de serrer exagérément sa main pour que la poignée ne m'écrase pas les doigts. Il me faut deux secondes pour cerner le personnage : sanguin, impulsif, autoritaire et... bedonnant. On va bien se marrer tiens ! Mon attention se reporte sur celui qui se trouve à ses côtés. Ses yeux sont noisette et ses cheveux châtains coupés court. Sa peau est parsemée d'innombrables taches de rousseur. Je lui adresse un petit signe du menton pour obtenir les présentations de rigueur. Il avance vers moi sans que je cille : un duel du regard. La voix faussement débonnaire de Michel tonne à notre intention :
— Commandant voici l'homme qui sera vraisemblablement votre bras droit, le lieutenant Remy Barthes.
— Enchantée.
Sourire fugace de principe, chez lui comme chez moi. Autour de nous le silence commence à se faire, notre échange n'est pas passé inaperçu. La nouvelle patronne est arrivée : prise de conscience collective. Barthes me tire de mes observations :
— On peut dire que vous tombez à pic. On a un homicide qui vient de nous tomber sur la gueule. Si vous aimez le glauque vous allez être servie.
Ça se voit tant que ça ? C'est écrit sur mon front ? Alors qu'on y vienne bordel et de grâce, qu'on expédie le plus vite possible les présentations !
Heureusement Michel est bref et mon discours sommaire n'a pas eu droit aux rappels. J'investis aussitôt mon bureau et m'y isole avec plaisir. Je parcours les dossiers qu'on a posé à côté du téléphone : vol à main armée, viol, violence aggravée. Je souffle profondément avant de prendre ma tête dans mes mains, comme si ça pouvait calmer ma migraine. Par bonheur on fait encore des copies papier, je ne serais pas obligée de me tuer les yeux sur l'écran.
Je prends une nouvelle chemise après une gorgée de café et commence à le parcourir. La victime s'appelle Charlotte Kheim, 25 ans, célibataire. C'est une mort suspecte qui s'est déroulée à son domicile, mais l'enquête de voisinage n'a pas permis de recueillir de témoignage probant et il semblerait que son hypothétique agresseur soit plutôt du genre furtif. Je répète son nom à voix basse :
— Charlotte Kheim.
Le rapport du légiste fait cinq pages et conclue à la mort par électrocution. Souci : elle a été retrouvée assise dans son canapé habillée, coiffée et maquillée. Elle tenait un roman dans sa main... droite si je me fie au relevé de la scène de crime.
Le hic, c'est que selon son entourage elle est gauchère.
Et l'électricité elle vient d'où ? Ça me fait deux points suspects. Il y a autre chose qui me dérange, au-delà du tableau qui se joue sous mes yeux mais je n'arrive pas à savoir quoi. Un vague souvenir d'une enquête, mais le problème c'est que je n'ai plus de souvenirs. Et pourtant je dois absolument remettre la main dessus. Allez, un petit effort Estelle... Une fille assise sur un canapé dans une attitude faussement anodine, une mort qui n'a rien à voir avec ce qu'on a sous les yeux. C'est pas banal ça, où est-ce que je l'ai vu ?
C'est une technique bien rodée, avec des éléments distinctifs.
Je jure à voix haute :
— Merde !
Je décroche le téléphone et je compose un numéro que je connais par cœur :
— Commissariat central de Nantes ?
Je reconnais la voix du lieutenant qui décroche :
— Ruppert ? C'est Thilmann.
— Commandant ? La nostalgie vous ronge ?
Je passe une main dans mes cheveux pour les repousser. Dehors la lumière s'est assombrie et je devine que l'orage menace : il suffit que j'appelle dans les Pays de la Loire pour qu'il pleuve, c'est pas beau ça ?
— Pas de regrets, jamais. Le commandant Lebrun est là ?
— Quittez pas.
Je patiente dix minutes avant d'avoir mon ancien bras droit au téléphone, le temps de parcourir les photos de la défunte :
— Thilmann ? Qu'est-ce qui nous vaut l'honneur ?
Je gribouille distraitement sur le sous-main en répondant :
— Une mort suspecte avec un macchabée mis en scène de façon très particulière ça te dit quelque chose ?
— Euh, oui je crois. Vous avez deux minutes ?
— Non.
La patience et moi ça fait deux, on a bossé cinq ans ensemble, il devrait le savoir.
— OK, je vous rappelle alors.
Je raccroche. C'est trop ou pas assez, je me lève avec empressement pour entrer dans le bureau d'à côté.
— Barthes ! Sortez-vous les doigts du cul. La mort suspecte du 15 rue Saint François de Paule c'est notre dossier prioritaire. On part maintenant sur les lieux. Je veux tout savoir, je sais que vous maîtrisez le sujet.
Il lève une tête renfrognée de son clavier :
— Avant vous pourriez peut-être apprendre la plus élémentaire politesse non ?
J'attrape sa veste sur le porte manteau et la lui jette en me justifiant :
— J'ai un flash et avec moi, il ne faut pas rater le coche, n'en doutez pas !
Il enfile sa veste en me regardant par en dessous, sourcils froncés alors je l'invective du doigt :
— Pour votre gouverne je ne suis pas « aimable ». Les effets de style sont une pure perte de temps, je suis efficace : de l'efficacité Barthes, c'est tout ce qu'on me demande ! Et à vous aussi du reste.
Il rengaine son arme dans son holster. Et je tâte le mien pour m'assurer que j'ai bien fait de même. Je fais un crochet par mon bureau pour prendre mes affaires et je presse le pas en l'interrogeant :
— Alors, dites-moi tout.
Je me ravise avant qu'il ouvre la bouche :
— Non. Avant toute chose je veux votre intuition. L'instinct commandant, c'est le premier sens en alerte et souvent il appelle des remarques pertinentes.
Il ricane en ouvrant la porte de la Mégane :
— Mon intuition ? C'est que quelqu'un a joué avec Charlotte Kheim. Un jeu malsain qui a mal tourné.
— Vous pensez que c'est un homicide ?
— Oui, un vrai. Mais pas ordinaire non plus.
Je boucle ma ceinture. La voiture sent le neuf, ça me donne une vague nausée, je déteste cette odeur. Je tente de fuir mon malaise en approfondissant la question :
— Vous pensez qu'elle connaissait son agresseur ?
— Non, mais il a su se montrer persuasif. Il n'y a pas de violence mais ça ne veut pas dire qu'on ne l'a pas contrainte.
Je frotte nerveusement ma bouche et mon menton :
— Alors selon vous c'est quoi, comme ça, de prime abord ?
— Franchement ? Si on a en face de nous quelqu'un qui s'amuse, qui ruse, qui... crée, si je puis dire, c'est qu'il n'en est pas à son coup d'essai. Et si c'est le premier, il ouvre la voie à une longue série macabre.
Je lui jette des œillades discrètes, il est tendu comme un string et son regard est concentré sur la circulation. Je suis la première à briser le silence qui a clôturé sa démonstration :
— Nous sommes d'accord Barthes, nous avons là un adversaire de taille.
Quand Barthes fait sauter les scellés et me déverrouille la porte je sens mon cœur battre d'impatience. Je promène autour de moi un regard attentif. J'écoute le bruit de mes pas dans le silence, comme dans une église : ici l'atmosphère est sacrée, c'est un temple érigé à la mort.
En pénétrant dans le salon mes yeux se posent sur le canapé. Quand mes tibias en touchent le bord j'hésite à m'assoir. Je reste en équilibre dans mon mouvement puis l'impulsion est plus forte et je cède. La housse a été retirée pour collecter d'éventuels indices et je laisse courir mes doigts sur sa garniture brute en fermant les yeux. Barthes toussote mal à l'aise :
— Vous tentez vous-même une reconstitution improvisée ?
Je redresse la tête pour le dévisager. Il a des lèvres pleines admirables. Les scènes de crime m'ont toujours fait cet effet, excitation malsaine et érotisme mêlés d'une avide curiosité. Je me relève lentement et je passe près de lui en inspirant son odeur. À cet instant j'entre dans la peau du prédateur. Je m'adresse à lui d'une voix lointaine :
— Qu'est-ce qui se joue dans la tête d'un tueur selon vous commandant ?
Je m'approche de la bibliothèque qui jouxte le salon. Le meuble est rempli de livres : des romances, du chicklit, des romans de société et quelques classiques.
— Par quoi vous commencez quand vous attaquez une affaire Barthes ?
— La victimologie ? me répond-il d'un ton égal.
Classique. Je grogne.
— Quand vous empruntez un livre, vous vous contentez du premier visuel ? Vous ne regardez pas dans quel rayon vous êtes ? Et vous l'emportez sans avoir lu la quatrième de couverture ou vous être interrogé sur l'auteur ?
— Vous comparez un meurtre à un roman ? ricane-t-il.
— Exactement, dis-je, on vous raconte une histoire ici et ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Croyez-moi tous les tueurs laissent une part d'eux même dans leur œuvre.
Je continue mon inspection.
— Il l'a convaincue comment ? S'il ne la connaît pas ? Avec une arme ? Qui possède un flingue ? C'est soit quelqu'un qui fait du tir, soit un ancien militaire ou un flic, ce sont nos trois pistes principales.
— Ou il se sert d'un pistolet factice ou il l'a achetée dans une cité. Vous savez que c'est une possibilité, souffle-t-il comme agacé.
Je m'assieds sur le parquet de l'appartement, absorbée dans ma contemplation.
— Un homme... méthodique et glacial qui soigne avec rigueur les détails de sa mise en scène, ne peut pas être de ces petites frappes qui vous braquent un calibre 22 en le tenant de côté pour se la péter.
Je me mords un doigt replié. S'il a vraiment tout prévu, comment a-t-il procédé ? Il fallait imaginer le contexte et le moyen de lui ôter la vie. Je me relève en murmurant :
— Imprégnez-vous des lieux. Mettez-vous à sa place. Il devait savoir comment s'y prendre, il a donc fait son repérage, tranquillement. Une étude de terrain. Il a passé en revue ses possessions, ses habitudes et il a échafaudé un plan qu'il a mis à exécution avec rigueur. Il observe sa victime, il l'étudie, c'est un voyeur. Il est à la fois motivé par un but et excité par l'échéance. Il laisse monter la pression et au moment où elle est trop forte, il laisse le plaisir de l'acte final le submerger. Comme du porno, quand la caresse ne suffit plus, le geste va plus loin, jusqu'à l'orgasme.
Mon portable vire et je sursaute :
— Thilmann.
— Patron ? C'est Lebrun. L'affaire c'était pas la nôtre, on nous avait contactés en espérant faire un parallèle.
Mon pouls tambourine à mes tempes :
— Qui ?
— Divisionnaire Huet au Mans. L'affaire de la petite Justine Corentin vous vous souvenez ? La gamine a été retrouvée flottant à la surface de la Sarthe, le corps lesté mais soutenu, porté au fil de l'eau. Rappelez-vous ! Le fil de pêche !
Je ne dis rien, mais je me souviens très bien.
— Conclusions de l'autopsie ?
— Œdème pulmonaire.
— Et l'affaire chez nous ?
J'entends qu'il tourne des feuilles, gros dossier, ça sent pas bon.
— Froger. Une fille de 21 ans. Morte par strangulation. Retrouvée calcinée.
Merde, c'est plus grave que ce que je craignais. Je prends une inspiration :
— Calcinée comment ?
— Attachée sur une croix façon Ku Klux Klan, dans son jardin.
Je porte ma main à la bouche. À la simple évocation de la scène des effluves de chair brûlée me viennent aux narines.
— Le détail qui tue, Lebrun ?
J'entends Barthes qui s'esclaffe. C'est une expression naze employée dans mon équipe pour faire croire que je fais de l'humour, cette vague pratique sociale qui fait marrer les gens et à laquelle je cède rarement. Il siffle :
— Une carte cramée avec une salamandre sérigraphiée dessus. L'encre avait laissé son empreinte sur la cendre. On a été obligés de prendre une photo et de s'y fier.
— C'est quoi le rapport avec la choucroute ?
Il rit jaune :
— On a trouvé une petite salamandre morte coincée dans un des parpaings qui retenait la petite Corentin.
Je me bouffe les lèvres : si c'est le même, c'est du lourd.
— OK je dois vous laisser mais on se tient au courant, je crois que je vais avoir besoin de vos services.
Quand je raccroche et que je me tourne vers Barthes qui me regarde comme une poule qui aurait trouvé un couteau. Alors je poursuis :
— Si notre assassin est un tueur à multiples victimes, il mène un jeu ou exécute un plan. Il faut rentrer dedans.
Je me baisse pour attraper le sommier du sofa :
— Aidez-moi !
Il fait de même et nous déplaçons le canapé au milieu de la pièce. Je m'immobilise en chuchotant
— C'est pas vrai...
Sous le meuble se trouve une feuille de papier tirée d'un site internet proposant des données encyclopédiques. Barthes s'avance et tend la main, mais je crie pour l'interrompre :
— NON !
Je m'approche lentement comme si l'image allait me sauter au visage. Je lis à voix haute la première phrase :
— « Salamandre (amphibien), nom donné en français à plusieurs espèces d'amphibiens urodèles, dont la Salamandre commune, qui possèdent la capacité de régénérer certaines parties de leur corps après amputation. »
En face de moi Barthes affiche un sourire satisfait, il avait raison, l'électrocution n'en était pas une. Mon visage à moi est défait : le type qui a refroidi cette pauvre fille est un véritable tueur en série. Et je crains que la liste de ses victimes n'en soit pas à son début.
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