Enchaînements et conséquences


Alistair

Je ramène mon supérieur à sa résidence, concentré sur la route, perdu dans mes pensées. Lorsque j'arrive à destination et que je le salue, je lui pose la question spontanément, de façon détachée :

— Monsieur, l'homme que nous avons rencontré ce soir, il est venu spécialement pour vous rencontrer ?

Mon employeur sourit.

— Un vieil ami.

— Qui vient de loin ?

— Nous venons tous de loin, Hardy, élude-t-il.

S'il savait...

Je ne suis pas dupe, ne pas tenter de glaner quelques indices supplémentaires aurait été stupide, mais penser qu'il se livrerait spontanément l'est encore plus. Je regrette que cet homme soit une place forte à lui seul, sans quoi, j'aurais apprécié de l'emmener quelque part avec moi, en toute discrétion, pour l'interroger sous penthotal. Après tout, je n'ai aucun égard : ses confrères et lui sont tous des salopards, ils ne valent pas mieux que les autres.

Je remonte dans la Bentley et la ramène au garage avant de récupérer ma Ford. Je ne rentre pas chez moi totalement dépité, j'ai tout de même gagné cinq cents euros d'argent de poche à dépenser comme bon me semble. Et j'ai une petite idée en tête...

La porte claque derrière moi et je me retrouve aussitôt enveloppé par l'obscurité et le silence. Je m'avance vers le grand portrait qui domine l'espace : une jeune femme aux cheveux auburn et aux yeux bleus riant dans le soleil d'août. Quand mes paupières s'abaissent, je la revois encore, appuyée et les bras croisés sur mon torse nu. Ma gorge se serre et une impression désagréable m'envahit, mêlant rage et amertume. Pourtant, son souvenir provoque encore ce même élan de tendresse inopportune et inhabituelle chez moi. Des émotions « humaines » que je n'avais plus développées depuis longtemps, et que je n'ai plus ressenties depuis. J'ai toujours pensé que j'étais anormal, ou malade, sociopathe peut-être ? Elle était mon phénix, celui qui me permettait de revenir à la vie. Sans elle, je suis voué à la mort et à son service.

J'ignore pourquoi j'ai fait réaliser cet agrandissement et pourquoi il me suit partout où je vais, parce qu'avoir son image sous les yeux n'arrange rien, je le sais. Mais le deuil de cette relation, de cet espoir qu'on me sauve de moi-même, je ne l'ai jamais fait, je ne sais même pas si j'y suis disposé. Pourtant, je suis las, tellement fatigué d'être asservi et prisonnier !

Il faut que ça cesse.

J'arrache mes vêtements et passe dans la petite pièce que j'ai aménagée pour me défouler physiquement. Je commence à donner des coups dans mon sac de frappe, sans même protéger mes poings, en laissant des petits cris de fureur m'échapper. Puis quand la douleur se fait sentir, à bout de souffle, j'attrape une bouteille d'eau sur la table pour boire quelques gorgées. Je retourne mon téléphone personnel par simple curiosité. Je ne suis pas déçu : j'ai reçu un SMS. Un sourire décrispe légèrement mon visage quand je le lis :

[Où et quand]

Il est tard, il faut s'assurer qu'elle ne dort pas.

[Tu dors ?]

J'en profite pour me délester de mes derniers vêtements et aller prendre une douche. À la simple évocation d'une étreinte charnelle avec Estelle, mon sexe se tend et mon rythme cardiaque s'accélère.

Oui, la toucher encore et la sentir capituler sous mes assauts...

Mais à peine commencé-je à me caresser que c'est un autre corps qui me revient en mémoire. Je m'arc-boute contre le mur en tapant le carrelage de mes mains.

— Fait chier !

C'est sûrement à cause de la rencontre de ce soir. Il faut absolument que je découvre l'identité de cet homme. Encore enveloppé d'éponge, je me rends dans mon bureau pour sortir un bloc-notes du tiroir et noter rapidement les quelques éléments interceptés de la conversation de ce soir.

Un contrat va être mis sur la tête d'un homme puissant, inatteignable et dangereux. L'un des membres haut placés de l'engeance a des intérêts personnels, c'est un enjeu supplémentaire. Il souhaite faire appel au phénix numéro un pour l'exécution de la mission.

Je lance ma serviette mouillée sur une chaise et enfile un boxer quand le smartphone vibre :

[Non je ne dors pas]

Je sens un incommensurable soulagement m'apaiser en partie. Alors je réponds :

[Negresco, dans 30 minutes, annonce-toi à l'accueil]

Estelle Thilmann... J'ai glané quelques renseignements sur elle et même constitué mon propre petit dossier. Diplômée de la faculté de droit de Rennes, elle est la fille du juge Thilmann et marchait sur les traces de papa, jusqu'à ce que la vocation pousse la demoiselle vers le concours de lieutenant de police. Sportive de haut niveau, elle fut aussi l'une des majors de sa promotion. Au vu de son parcours professionnel, il est fort probable que nos routes se soient déjà croisées.

Je file dans ma chambre et ouvre mon armoire. Je sélectionne un simple tee-shirt blanc que j'enfile avec un jean ajusté. Puis je pars retrouver mon rencard. La boîte et maintenant la chambre d'hôtel ; des lieux anonymes, c'est parfait ! Je ne dois pas m'attacher, c'est la règle numéro un, la plus importante.

Tu t'es déjà attaché, connard, et depuis, tu as payé le prix fort.

Ma vieille blessure se rappelle à moi et je passe un doigt nerveux sur la plaie ronde. Autrefois, elle était plus boursoufflée, moins régulière, j'ai fait de la chirurgie réparatrice pour la faire disparaître au maximum. À présent, elle est à peine décelable, mais, ironie du sort, elle reste douloureuse, comme si elle constituait une marque d'infamie indélébile, une croix que je me devais de porter quoi qu'il advienne. Et c'est plus ou moins le cas, d'ailleurs, puisqu'elle me renvoie à trois épisodes sombres de ma vie, trois tirs fatals qui ont abattu mon âme, même si je n'en ai pas toujours été la cible. Le premier, alors que j'étais encore adolescent, le pire je pense, l'origine. Le second, lors d'un affrontement en plein conflit kosovar à Pristina, ma première rencontre avec Maximilien Ricci. Sur beaucoup de points, Max est mon double, en moins frontal, plus insidieux, mais tout aussi dangereux. Je l'ai épargné parce que je me suis vu dans ses yeux : mêmes choix au même âge, pour une part d'obscurité létale quasi identique. Erreur fatale, puisque des années plus tard, l'arme s'est retournée contre moi, aboutissant à ce stigmate qui aujourd'hui me lance.

Trois faux pas, trois péchés mortels irréparables que je n'ai pas su éviter. Comme si, de là-haut, le tout-puissant me rappelait qu'on est toujours rattrapé par la justice divine.

C'est ainsi que j'ai basculé pour de bon, que j'ai compris une bonne fois pour toutes : Je ne suis le jouet de l'éternel que pour évacuer sa violence.

Alors, puisqu'il en est ainsi...

Je ne peux pas me présenter à l'hôtel comme ça, c'est trop compliqué. Je sors donc l'attirail nécessaire pour passer inaperçu : bombe colorante, lentilles au cas où, maquillage, barbe factice, lunettes, vêtements larges. Je prends de quoi me changer dans un sac de voyage.

Je m'observe un instant, satisfait : je suis prêt, tout est en place. Il va s'en passer des choses ! Et le destin une fois encore, lentement, se met en marche...

*****************

(1) (Pharmacologie) Composé chimique médicamenteux de formule brute C 11H 17N 2NaO 2S utilisé comme inducteur pendant la phase de préparation à une anesthésie générale ; cette substance est également utilisée comme drogue lors d'interrogatoire pour inhiber la résistance du sujet questionné.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top