Dans la peau
Alistair
Des photos, je n'ai plus que ça. Le vide et l'absence en prime. Je fais défiler les clichés au fil du paquet, frôlant du bout du doigt l'image délicate. Tout en l'observant je saisis une petite mèche de cheveux posée sur la table. Le tonnerre de l'orage qui s'annonce fait refluer dans mon estomac des vibrations exquises faisant écho à mon désir. Et les souvenirs affluent.
Il y a plusieurs années on m'avait confié une mission dans le cadre d'un projet gouvernemental. Celui de retrouver celle que l'on nommait alors pour les besoins du programme de surveillance le numéro 7. Je l'avais retrouvée place du Capitole à Toulouse et avais pris une décharge électrique en pleine poitrine. La jeune femme relevait des défis avec des amis en attendant un concert. Elle riait et jouait sous le soleil cru du mois d'aout. Retirant ses tongs, elle avait dansé sous les ovations de ses amis, ses pieds fins frôlant le pavé chaud. Puis je l'avais suivie jusque chez elle. Et le jeu avait commencé, mais pas comme d'habitude : pour cette fille-là j'avais un passe-droit, c'était mon travail. Était-ce ça qui avait pipé les dés de la partie ?
Après l'avoir retrouvée j'avais étudié tous les faits recueillis, captivé. Cette fille exerçait sur moi une fascination incontrôlable. Ses épaules étaient à la fois musclées et délicates, ses jambes extrêmement bien façonnées. Des cheveux soyeux, un petit nez retroussé et de jolis yeux bleus candides complétaient le tableau. Un peu perplexe, j'avais étudié le numéro 7 en réfléchissant à voix haute :
— C'est donc ça, un phénix.
Ces gens-là sont surprenants, on y intègre les « caméléons » capables de sur-développer des aptitudes à l'autodidaxie, les hyper-empathiques qui saisissent les émotions au vol, et adaptent n'importe quelle situation à leur avantage en manipulant les affects d'autrui, les résilients qui effacent spontanément l'ardoise de leurs traumatismes pour ne laisser aucun drame les affecter. Pétri de curiosité, j'avais décidé d'en apprendre davantage. Il me fallut presque un an pour obtenir la liste complète des sujets : vingt-cinq au total, dont elle. La fille n'était pas liée à sa famille, elle s'entourait d'amis. C'était plutôt un point qui jouait en sa faveur.
Il fallait que je l'approche un peu plus, ce que j'ai fait. Il m'en avait coûté quelques mensonges à mon ex-femme et une inscription à l'université. Puis un soir, contre toute attente, l'impossible s'était produit, je lui avais adressé la parole et avait établi un contact. J'étais entré dans l'entourage de la fille du Capitole, je discutais avec le phénix numéro 7.
À ces pensées un frisson me parcourt et mes mâchoires se crispent. Je la pensais honnête et innocente, différente des « autres ». Puis peu à peu, alors que les liens se resserraient autour de moi, j'avais pris connaissance de ce que la jolie brune cachait à la face du monde : une enfance terrifiante et miséreuse, une adolescence trouble et des fréquentations douteuses. Le tableau qui se formait sous mes yeux me déstabilisait parce qu'elle avait le profil de mes victimes, voire pire encore. Et pourtant elle me fascinait, je la vénérais, parce qu'elle changeait la donne.
La descente aux enfers avait été longue et sans pitié, j'avais découvert une légende du grand banditisme cachée au vu et au su de tout le monde. Violente, sombre, organisée. La jeune femme était paradoxalement douce et chaleureuse, elle était à la fois mon double et mon opposé : celui qui en moi, était mort et l'animal à part qui était né du chaos. L'étrange équilibre qui s'était établi entre nous, faisait briller son obscure nature à elle et domptait mes ténébreux fantasmes à moi. Pendant tout le temps où elle était restée dans mon entourage, j'avais fait un break : pas de pulsions, pas d'envies.
Puis on m'avait démasqué. Elle avait débarqué la veille du jour de l'an et m'avait surpris là où nul ne devait me retrouver. Elle avait percé à jour ma face cachée, déniché un de mes plus obscurs secrets, puis tracé un trait sur toute notre histoire de façon péremptoire, catégorique. Retour à la case départ : je m'étais retrouvé à grappiller les miettes de mes observations, comme au bon vieux temps où ma mission se bornait à la suivre, ajoutant les vidéos volées aux clichés dérobés. Je l'avais déçue, elle m'avait éliminé, c'était aussi simple, aussi radical que ça. Je me suis accroché, pourtant, j'avais essayé de lui dire, de lui expliquer. Si seulement elle m'avait écouté, peut-être qu'elle aurait pu me sauver, sauver les autres, mais rien à faire : elle avait obstinément refusé de m'entendre, de me suivre, de me comprendre.
J'avais souffert, comme si la sentence d'une injuste punition me tombait dessus. Parce qu'elle avait une part de moi en elle, une part d'inédit, une part de ceux que j'avais aimés il y a longtemps, très ... très longtemps. Un mélange abstrait qui constituait une sorte de pansement improbable, un remède presque aussi douloureux que le mal, pareil à la cautérisation par brûlure, tel un tison sur une plaie vive. Cette femme avait été un éclair, peut-être avait-elle créé un choc psychologique en invoquant quelque chose que mon inconscient avait refoulé ? Impossible à dire. Elle était là, tout simplement, comme une apparition qui aujourd'hui était devenue funeste, démoniaque. Lorsqu'elle apparaît dans mes songes, elle prend la forme d'un ange déchu venu juger mes exactions, alors je la défie, encore et toujours : pour me venger du mal qu'elle m'inflige, je commets le pire.
Je jure entre mes dents, répétant à voix haute une ancienne promesse :
— Puisque le destin me l'a prise, je n'aurai plus de cesse que de me venger de l'humanité, de ses vices et de ses perversions(1).
Puis la haine et la rage étaient revenues, le désespoir aussi. Point de salut pour moi ou d'états d'âme pour d'autres, pas question d'être magnanime. Alors, j'avais repris mes missions premières, mes activités de base.
Je regroupe en un tas les photos et les range dans leur boite. Pourquoi je pense à tout ça aujourd'hui ?
Peut-être à cause du temps orageux et du tonnerre dont les détonations évoquent un des plus grands traumatismes qui a marqué ma vie ? Ou alors, est-ce cette blessure par balle qui me lance lorsque le temps change... Un prêté pour un rendu, elle aussi me rappelle qu'on n'échappe pas à la vengeance du destin : j'ai pris des vies, mais jamais sans contrepartie. À chaque fois, d'une manière ou d'une autre j'en paie le prix.
Je tire une cigarette de mon paquet et souffle longuement la fumée en m'appuyant sur le dossier de ma chaise. Je me tourne vers un panneau accroché au mur à côté de mon bureau, recouvert de schémas et de photos de détails. D'ici un ou deux jours je passerai à l'action, il est temps à présent. Mais pour l'heure, je dois me vider la tête, me libérer l'esprit, avant que l'ange-phénix ne revienne me hanter de sa justice.
Il faut que je respire, que je feinte, que je l'oublie.
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LIZ – Tome 1
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