Nutrisco et extinguo
Alex
Cette soirée m'a laissé un goût amer, je suis en proie à des sensations contradictoires. L'assurance de la jolie brune m'a déstabilisé. On dit que les gens atypiques se reconnaissent, que les modes de communication s'accordent, conduisant naturellement l'un à l'autre ceux qui se ressemblent. Et cette fille me ressemble. Un pressentiment que j'ai eu tout de suite, une évidence désagréable qui me perturbe et que je dois réprimer au plus vite. Je déteste ce qui s'impose, je n'apprécie que ce que je provoque. J'aime être « à la source », je suis l'inéluctable cause, jamais la conséquence. Dès le premier regard, je n'ai pas cessé de l'observer, en quête d'un élément que je ne parviens pas à saisir. Je cherche quelque chose en elle, mais je ne sais pas quoi.
Et si ce n'était que l'attrait d'une proie particulière ? La prédation est ma nature, je suis fait pour elle, sous toutes ses formes. C'est mon instinct qui me pousse à l'approcher, stimulé par le goût du risque et de la chasse. Quoi de plus naturel en somme ?
Après une centaine de mètres parcourus, je commence à me détendre. Malgré l'heure avancée, je ne suis pas fatigué. Je me félicite d'avoir garé ma voiture plus loin dans les rues adjacentes. Cela me donne l'occasion de faire un peu d'exercice en marchant vite. Je n'ai pas sommeil ; du reste, je dors très peu et la seule chose dont j'ai envie pour le moment, c'est de courir.
Ou me battre.
Je regarde au loin les lumières danser dans l'obscurité de la nuit. La rue est calme, la ville silencieuse. Dans ces instants où je me sens seul au monde, j'ai le sentiment de tout maîtriser. Même quand les choses m'échappent. Et beaucoup de choses ont échappé à mon contrôle ces dernières années, des imprévus en cascade ! J'ai repris l'avantage à chaque fois.
J'ai accepté un job de surveillance un peu par nécessité : au début, partir dans le sud de la France me convenait. Il fallait que je respire. J'ai besoin d'entretenir une vie singulière rythmée par une routine qui n'appartient qu'à moi, pas d'attache, pas question de rester trop longtemps au même endroit. C'est mieux pour planifier les tâches qui m'incombent.
Tout est parfaitement réglé, comme du papier à musique.
Ceux qui prétendent que j'ai perdu pied sont cons. J'ai tiré parti de tout, même de l'imprévisible, tout me sert. Chaque aspérité dans mon quotidien est une prise que la vie m'offre dans l'escalade de l'existence. Comme la salamandre mythique, je vis du feu et me nourris de violence : je n'ai connu que ça, c'est mon biotope. Qu'on essaie de me détruire ou de m'entraver m'importe peu, cela se retourne toujours contre mon adversaire. Mieux, j'apprécie qu'on me provoque, je me plais dans les situations qui me poussent à porter des coups fatals en toute légitimité. Je n'attends que ça.
Tandis que je me dirige vers la Mustang, je distingue un petit attroupement de racailles en quête d'une victime à chahuter. Malgré moi, un coin de ma bouche se recourbe en un rictus malsain. Je sais de quoi j'ai envie, on va tous en avoir pour notre argent. Me voyant approcher, leur cercle s'élargit et l'un d'eux se détache du groupe.
Ainsi, c'est toi le chef !
J'observe le type qui adopte l'attitude désinvolte d'une petite frappe. Sa démarche désarticulée le rend ridicule et fait grimper en flèche mon antipathie à son égard. Pauvre tache.
— Euh, s'cuse moi, t'as pas des clopes s'te plaît ?
Je souris avec suffisance. J'ai envie d'être joueur.
— J'en ai plus que cinq, navré.
Il s'avance un peu trop, devancé par des effluves de cannabis et d'alcool. Il me touche presque et je sens flamber la violence en moi.
— Vas-y, tu te fous de moi ? me provoque-t-il.
Les autres s'approchent. Dans ma tête, se dresse déjà l'arborescence des évènements à suivre. Ils me détaillent furtivement, chacun leur tour, la technique est bien rodée. Le premier va me pousser, je serai concentré sur ce qu'il fait, pendant que ses potes chercheront tout ce qu'il leur sera possible de me soutirer. Si je me rebiffe, ou si le cœur leur en dit, ils me foutront une branlée.
Précisément ce dont j'ai besoin.
Dans un élan de compassion, je tente une approche magnanime.
— Fais pas ça, mec. Tiens, prends une clope et dégage !
— Je rêve là, comment tu m'parles, bâtard !
Le ballet commence, il me bouscule, mais je reste stable, ça l'énerve, un de ses sbires arrive à sa rescousse. Il me flanque une bourrade dans l'épaule tandis que je repousse mon premier assaillant.
— C'est bon, je t'ai dit de prendre ta cigarette et de te barrer.
Mon ton est froid, ferme. Je me contiens, j'ai pitié de lui. Il rit à gorge déployée et ses copains le suivent. Ils s'y mettent à plusieurs pour me bousculer encore une fois. Je sens un glissement sur la poche arrière de mon jean et je pense que, comme un abruti, j'y ai glissé mon portefeuille. Agacé, je distingue à peine leur leader qui attrape mon paquet neuf dans la poche de ma chemise. Dans deux secondes, si je ne fais rien, ils me jetteront à terre, se saisiront de mon portable et décamperont après m'avoir mis un grand coup de latte dans le bide.
La blague.
Je fais le compte : ils sont cinq, il va falloir faire fort pour les éloigner. Pas sûr que ça finisse bien. Je reprends le dessus et l'énergie brute de la hargne fuse en moi. J'envoie mon coude dans le sternum de celui de derrière, un coup de tête vient exploser la tête du meneur. L'un d'eux s'en va en courant, c'est probablement le plus intelligent de la bande. Je prends un coup dans les côtes, ce qui attise ma rage, j'attrape le poignet de mon agresseur et me plie sans réfléchir pour faire une bascule. Son humérus craque et se brise dans un bruit sec. Il couine comme un porc qu'on égorge. Non content d'avoir la cloison nasale en vrac, le boss revient à la charge et entreprend de m'envoyer son genou dans la mâchoire. Je détends le bras et mon poing s'écrase dans ses couilles. J'entends des bruits de course, je jette un coup d'œil rapide par-dessus mon épaule pour voir le petit groupe se disperser comme des rats. Moi, je n'ai pas fini, j'en veux encore. Je me rue sur mon agresseur qui ne se laisse pas dominer si facilement. Il a sorti un cran d'arrêt dont je distingue l'éclat métallique sous les réverbères. J'esquive le premier coup, il double avec un crochet du droit qui trouve ma tempe. Légèrement étourdi, je tangue.
— Attendez, bande d'enculés ! beugle-t-il.
Mais les autres sont déjà loin et moi, je suis tout proche. Une seconde d'inattention qui lui est fatale. J'envoie mon pied dans sa cuisse et je lui tombe dessus. Sous mes coups répétés, il s'effondre, puis se roule en boule en signe de reddition, mais c'est trop tard.
— 'Foiré, crache-t-il entre ses dents.
Il relève sa main armée du couteau. D'une clé, je le lui fais lâcher, m'en saisis et, sans réfléchir, l'enfonce dans la chair molle de son ventre. Ses yeux écarquillés me fixent alors que j'appuie sur le manche. Des couinements sortent de sa bouche et il tente de me saisir à la gorge. Alors, dans un élan, je prends sa tête entre mes mains, les pouces bien calés sous son maxillaire. Méthodiquement, je donne une impulsion sèche et brusque en contrariant l'articulation de sa colonne. Un dernier claquement, un râle, puis son corps privé de vie s'effondre sur lui-même.
Je m'affale sur le bitume, soulagé, défoulé. Ils n'étaient pas si inexpérimentés que ça, cela m'a pris plus de temps que prévu. Essoufflé, j'adresse quelques paroles à ma victime qui ne peut plus m'entendre.
— Je t'avais dit... que c'était pas...
Je déglutis avant de poursuivre :
— Une bonne idée !
Je rassemble mes forces et me redresse, un peu endolori. Je regarde autour de moi, l'artère est déserte, pas de caméra de surveillance.
Parfait !
J'arrange mes vêtements, palpe mes poches. Rapide état des lieux : il me manque mon portefeuille. Je le repère au sol, presque sous une voiture stationnée près de la mienne. Je le reprends et vérifie son contenu, ravi de constater que rien ne manque. Reste mon paquet de clopes neuf. Je m'agenouille près du tocard qui gît sur le trottoir pour le fouiller. Je ricane quand je découvre des barrettes de shit dans son jean. Je grimace en bougeant son corps inerte, puis je trouve des Marlboro, du feu et du fric. Je compte les billets de cinq et de dix euros à haute voix.
— Cinq, quinze, vingt-cinq, trente-cinq, quarante...
Je siffle avant d'aller au bout de la liasse et je me marre.
— La soirée a été bonne, dis donc !
Je me redresse, je crache sur lui ma salive épaisse, j'empoche le blé et me dirige vers la portière de la voiture. J'ouvre et m'effondre sur le siège, réjoui. Je balance mon butin en vrac sur la place passager, avant de mettre le contact. En reculant, ma roue passe sur quelque chose qui ressemble à une branche : son bras sans doute. Je me marre à cette idée.
— Tel est pris qui croyait prendre, hein ?
J'enclenche la première et, satisfait, je quitte ma place de parking.
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