Ivresse et désenchantements


Élisabeth Ribes, Toulouse...

Je regarde par la grande baie vitrée de mon appartement et souffle si fort que la vitre se couvre d'une buée opaque. Il est 22 h, les rues sont parsemées d'étudiants qui font la fête, le mois de septembre touche à sa fin et la rentrée universitaire va bientôt avoir lieu.

Mon humeur à moi, est loin d'être festive : après une énième engueulade avec mon ex-petit ami, je suis complètement lessivée. Dire que nous nous sommes quittés en de mauvais termes est un doux euphémisme, mais il rejette notre séparation. Pourtant, au fond de lui, Greg sait qu'il ne m'aime pas. Il m'a trompée et les doigts d'une seule main ne suffisent plus à compter ses faux pas. De mon côté, j'avoue que ce n'est guère plus brillant : depuis le début de notre relation, je refuse de m'attacher. Nos ébats n'ont rien d'exceptionnel et ses « je t'aime » restent sans réponse. Il était grand temps que cesse cette mascarade.

Mon téléphone sonne, me tirant de mes pensées moroses. C'est Maud, ma meilleure amie. Je décroche et marque un recul quand elle me salue en criant.

— On sort avec mon frère, viens avec nous !

— Non, désolée, je n'ai pas très envie de bouger. Tu sais comment je suis et...

— Oh ! C'est cet enfoiré de Greg, c'est ça ? me coupe-t-elle. Mais on l'emmerde ! Viens danser à L'avenue avec nous, ça va te changer les idées !

Elle hésite, puis finit par émettre un petit gloussement avant d'ajouter :

— Sonia doit faire un strip-tease ! Je sais que tu ne voudras pas rater le spectacle.

Je souffle... Cette fille est une pénitence, un corps étranger dans mon existence. Bien avant que je ne parvienne à saturation en sa présence, elle m'a considérée comme une rivale. Impossible de savoir pourquoi, parce que nous n'avons rien en commun. Du tout. Elle ne cache pas sa sexualité totalement débridée, saute sur tout ce qui bouge et même si je ne suis pas farouche, je suis toujours affreusement gênée par ses attitudes. Provocante, exhibitionniste, exubérante, il faut toujours qu'elle soit le centre de l'attention, à l'origine de toutes les discussions. C'est une fille capricieuse, prétentieuse ; pour l'humilité, on repassera ! Elle est écœurante, vulgaire, insupportable. Les qualificatifs me manquent et Dieu sait que j'ai du vocabulaire. Je ne suis pas jalouse, loin de là, cette tarée est le stéréotype parfait de tout ce que je ne veux pas devenir : je fuis tous les endroits où elle se trouve, nos caractères sont aux antipodes et nos goûts aussi, dans tous les domaines.

Elle ne m'aime pas et je ne l'aime pas, la rupture est consommée. En soi, ce n'est pas si terrible, il s'agirait de m'arranger pour ne plus jamais la revoir. Seulement voilà : Maud est amie avec cette plaie ; impossible de l'éviter et, bien décidée à profiter de l'une sans avoir à se passer de l'autre, elle s'obstine à vouloir apaiser les tensions qui nous opposent. Une mission impossible et depuis quelques semaines, pour une raison qui m'échappe, les choses ont même l'air d'empirer.

— Je ne veux pas voir Sonia, protesté-je. Ses prestations ne m'intéressent pas, si spectaculaires soient-elles. Ton argument est rédhibitoire et je ne veux pas être associée à une garce nymphomane.

— C'est mon amie !

— Alors, tu es amie avec une garce nymphomane.

Elle se tait un instant, moi aussi. Je désapprouve sa relation avec cette fille et elle le sait ; passer une soirée en sa présence m'irrite par anticipation, mais sur le fond elle a raison : rester à la maison à ressasser mes idées noires ne me fera pas me sentir mieux. De plus, si je ne cède pas, elle est capable de se déplacer en personne pour me convaincre et je n'ai pas la force de m'engager dans des pourparlers inutiles, alors je cède :

— OK, ça marche, je viens... soupiré-je.

— Super ! On se rejoint là-bas d'ici une heure, c'est bon ?

J'acquiesce et raccroche. J'avance dans la pénombre du living où seul l'aquarium émet un peu de lumière et une vibration sonore. Je me masse la nuque en soupirant, puis appuie sur l'interrupteur en entrant dans la salle de bains. J'ai vraiment une sale tête : je dors mal, fume trop et ne mange presque rien, des excès qui se paient. Heureusement, j'ai une trousse de maquillage bien garnie : réussir à me donner meilleure mine n'est pas un problème et vingt minutes plus tard, je passe en revue ma garde-robe à la recherche d'une tenue adéquate.

Quand j'arrive à L'avenue, le parking est déjà bondé et j'ai toutes les peines du monde à trouver une place proche de l'entrée. Peu importe ! L'air est encore doux, marcher ne me dérange pas. Je croise la route d'un peu de viande saoule qui me gratifie d'un sifflet auquel je réponds par un doigt d'honneur, provoquant l'hilarité dans mon dos. Je comprends tout à la fois que mon admirateur s'est pris un humiliant râteau et que le geste ne colle pas à mon personnage.

Ils ont tort, parce que je cache bien mon jeu : en réalité j'ai pris des distances avec mon passé. Dans le grand banditisme, ça porte même un nom : on appelle ça une retraite. Depuis plusieurs mois, je passe pour une étudiante ordinaire, c'est la partie émergée de l'iceberg. Rares sont les amis qui savent qu'un événement terrible a ruiné ma vie voilà un peu plus d'un an. Encore plus rares sont ceux qui connaissent la personne que j'étais avant ce drame. Cette fille que je dissimule, c'est elle qui aime l'odeur du soufre et la bagarre : ce n'est pas une étudiante paisible ; elle porte un autre nom que certains craignent et mène des activités illégales. Elle a frôlé la mort, touché le bonheur du doigt et embrassé un deuil. Alors, pour faire taire la douleur, je l'ai enterrée six pieds sous terre comme si elle n'avait jamais existé. Ainsi est née Liz, fac de droit, frêle silhouette, vêtements sages et caractère discret.

Enfin, presque.

Wally, le videur, me fait entrer dans le club et dans la salle bondée, je tente de repérer les cheveux roux flamboyants de Maud. Comme elle attire mon attention avec un petit cri enjoué, je la repère sur les fauteuils en compagnie d'Antoine, son frère. Sonia est là, elle aussi, à la recherche d'une victime pour satisfaire son insatiable libido et se livrer à d'improbables ébats. Je réprime un haut-le-cœur à cette idée, puis me dirige vers le groupe.

Antoine est très différent de sa sœur, la grâce de l'une ne se retrouve pas chez l'autre. Il est trapu et massif, le cou épais, les cheveux coupés très court, de petits yeux noirs presque porcins, surmontés par une sorte de mono-sourcil qui lui barre le visage. Il a l'air jovial, mais le regard vitreux : je devine qu'il s'est déjà enquillé trois ou quatre whiskys bien tassés. Tactile, il m'attire à lui avec l'ambition manifeste de me prendre dans ses bras :

— Hé ! Te voilà, enfin !

Je l'esquive avec tact, puis ignore volontairement Sonia pour l'agacer, avant d'embrasser Maud que je complimente :

— Tu es super jolie, tu vas faire des envieuses ce soir !

— Et toi, tu es superbe, comme toujours !

Elle détaille ma tenue avec enthousiasme et je la remercie d'avoir remarqué mes quelques efforts : un pantalon ajusté et un débardeur dos nu noué sur la nuque, appliqué de soie rose brillante. J'ai ébouriffé un peu les boucles de mes cheveux et recourbé mes cils pour mettre mes yeux bleus en valeur.

Sonia vide son verre cul sec et se dévêt du peu de tissu qui couvre sa poitrine, dévoilant un top qui tient davantage du soutien-gorge que d'autre chose. Puis elle s'éloigne vers l'estrade, avant de se hisser sur une enceinte. Comme Maud s'agite sur son fauteuil, je devine qu'elle a envie de la suivre, alors je lui jette un regard désespéré :

— Sérieux là ? Je viens à peine d'arriver !

— Oui, à la bourre, comme d'hab'.

— Je te rappelle que je n'avais pas prévu de venir et que je peux encore repartir.

Elle rejette la tête en arrière en se marrant, puis me coupe :

— Allez, viens, j'adore ce morceau ! Tu t'en fous, ne fais pas attention à elle !

Insensible à mes protestations, elle m'entraîne sur la piste envahie d'un public survolté. Nous parvenons à nous trouver une place dégagée entre le miroir et la foule, lorsque la rouquine se met à sauter sur place pour faire de grands signes en criant.

— Marc !

Le gars en question qui se fraie un chemin à travers la foule, est un jeune homme de taille moyenne, le regard chaleureux avec un style assez distingué et je remarque que la gent féminine ne lui est pas indifférente. Ils discutent ensemble et paraissent se connaître suffisamment pour échanger quelques nouvelles, la musique masquant leurs paroles. Marc me jette quelques regards en coin et je devine que je lui plais, mais je ne suis pas disposée à flirter ce soir, alors je me détourne.

— Tu ne me présentes pas ta copine ? demande-t-il d'une voix forte.

Elle paraît un peu gênée, puis cède en riant :

— Si ! Marc, je te présente Élisabeth !

Elle le fait exprès, je déteste mon prénom.

— Liz, ça m'ira ! rectifié-je en assassinant mon amie du regard.

Le beau gosse me jette un petit sourire entendu, puis ajoute poliment :

— Maud et moi sommes dans deux cursus différents, mais à la même fac. On s'est rencontrés en fin d'année dernière lors d'une soirée étudiante. Tu viens souvent ici ? 

Pas vraiment non...

— Parfois, sous la menace, plaisanté-je.

— C'est drôle, celui qui m'accompagne pense exactement la même chose, mais je me suis dit qu'un peu d'animation lui changerait les idées !

Youpi ! Pour peu que Maud et lui aient échangé quelques tuyaux, me voilà tombée dans un traquenard. Je décide donc de dissiper tout malentendu :

— Je suis ravie de faire ta connaissance, Marc, mais je n'ai pas besoin de me changer les idées !

— Alex non plus pour être honnête, mais il est rarement d'humeur sociable et là, ça me branchait bien de l'emmerder en sortant dans un club bourré de monde.

Fabuleux. Le pauvre type qu'il traîne avec lui et pour qui il joue les entremetteurs, s'appelle Alex. Je hoche la tête avec une moue blasée. Je suis presque certaine qu'il s'agit d'un nerd ultra coincé qu'on tente de refourguer à une meuf un peu plus délurée et Maud, qui pense bien faire, a dû lui dire que j'étais fraîchement célibataire.

Seulement voilà, contre toute attente, le gars qu'il désigne, accoudé au bar, est plutôt séduisant. Châtain, les sourcils froncés, il nous observe par en dessous de façon fugace et son visage mal rasé est empreint d'un air aussi blasé que le mien. Il esquisse un demi-sourire et je ne suis pas sûre que ce soit par pure sympathie. D'assez haute stature, il semble dominer la foule des excités du samedi soir avec dédain. Cet air supérieur lui donne un certain avantage sur Marc : il dégage un charisme différent, méprisant de prime abord, mais intéressant. Je suis légèrement mal à l'aise lorsque je me rends compte que je ne danse plus. Immobile au milieu des gens qui s'agitent, je dévore des yeux cet inconnu qu'on ne m'a pas encore présenté, mais qu'en définitive, j'aimerais bien connaître.

Nous quittons donc la piste et Marc se charge des présentations. Alex et lui sont en troisième année de physique et étudient la mécanique des fluides ou quelque chose comme ça. Pendant qu'ils nous commandent à boire Maud se rapproche pour m'interroger :

— Alors ? C'est quoi le problème avec Greg ?

Je soupire.

— Il n'y en a plus vraiment en fait. Je maintiens mon intention de rompre et de ne plus le revoir.

— J'imagine que le débat devait être houleux !

Je ris dans un souffle.

— Pas plus que les fois où il m'a soutenu ne pas m'avoir trompée malgré les apparences. « Ne jamais avouer », c'est sa devise.

— Et quelle est la tienne ?

Je lève les sourcils avec défi.

— À partir d'aujourd'hui, ce sera « Sauve qui peut » et « Plus jamais », ça ne me paraît pas trop mal, non ?

— En effet !

Comme la patronne, avec qui elle est de mèche, annonce le strip-tease de Sonia, mon amie s'excuse et m'abandonne pour admirer le spectacle, me laissant seule avec Alex qui n'a pas décroché un mot depuis nos présentations. Il m'adresse un grand sourire auquel j'accorde le plus grand intérêt, ainsi qu'à ses lèvres délicatement dessinées.

— Elle est affreuse, cette meuf ! Marc va adorer le show, mais pour ma part, je trouve ça insipide et vulgaire, commente-t-il en désignant Sonia du menton.

Je m'esclaffe.

— On est d'accord ! En fait, cette fille me déteste et c'est réciproque, mais c'est une connaissance de ma meilleure amie, expliqué-je.

Il s'efforce de prendre un air intéressé sans ciller, concentrant toute son attention sur mes yeux. J'ai l'impression que son regard a pénétré ma conscience et qu'il feint d'écouter ce que je raconte pour mieux la décortiquer. C'est presque flippant.

Il tire un paquet de cigarettes de sa poche pour m'en proposer une, que j'accepte. Nous sortons vers le patio où l'air est plus enfumé, mais moins vicié par les odeurs de transpiration et d'alcool. Pendant qu'il me tend la flamme de son briquet pour allumer ma clope, il poursuit son interrogatoire :

— Si vous n'avez rien à voir avec Sonia, dis-moi ce que Maud fout avec cette pute ?

Je manque de m'étouffer avec la fumée, décidément, nous avons beaucoup en commun.

— Eh bien ! C'est plutôt fleuri comme langage !

Je l'observe tandis que, manifestement amusé, il frotte le bas de son visage, avant de reprendre la parole :

— J'ai pas le sentiment que ça t'offense.

— Pas vraiment, en effet, ricané-je.

Je rejette la fumée de ma cigarette avant de la laisser tomber négligemment dans un pot de fleur où ne poussent plus que les mégots. À l'intérieur, sur l'estrade, l'effeuillage touche à sa fin sur un air lascif et les spectateurs vont bientôt crever étouffés dans leur propre bave. Il grimace quand la foule se met à gueuler comme une meute de chiens en chaleur et je me marre. S'ils savaient à qui ils ont affaire !

Dépitée, je me tourne et croise le regard d'Alex. Sans le quitter des yeux je commente la scène avec le sourire :

— Et voici une belle bande de connards !

Il éclate de rire et, telle une étincelle embrasant la savane, ses pupilles dilatées par l'obscurité s'animent d'une flamme surprenante. Je suis tout de suite captivée par cette métamorphose aussi fugace que spectaculaire. Puis, il baisse la tête et son visage ne revêt plus à nouveau qu'un masque impassible.

Je comprends alors qu'il se cache lui aussi. L'homme qui se tient là, à mes côtés, n'est qu'un leurre.

Comme moi.


Un nerd est, dans le domaine des stéréotypes de la culture populaire, une personne solitaire, passionnée voire obnubilée par des sujets intellectuels abscons, peu attractifs, inapplicables ou fantasmatiques, et liés aux sciences (en général symboliques, comme les mathématiques, la physique ou la logique) et aux techniques - ou autres sujets inconnus aux yeux de tous.

Apparu à la fin des années 1950 aux États-Unis, le terme est devenu plutôt péjoratif. En effet, un nerd est asocial, obsessionnel, et excessivement porté sur les études et l'intellect.



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