Chapitre 2: Intruse



On racontait que le Destin, fatigué de veiller sur chaque démon, avait choisi douze dieux pour douze clans. Il donna à chacun une voix, une vie, un nom, et tous promirent de devenir des guides à son service. Chaque caste suivit alors le chemin de leur divinité. On appelait jadis ce temps « l'Ère des Douze », une époque bien sombre pour les démons qui se haïssaient mutuellement et vivaient reclus derrière leurs frontières. Cependant, ils comprirent vite qu'ils couraient ainsi à leur perte : il y eut d'abord le clan de la vie et celui de la mort qui s'entretuèrent car le Destin avait décidé que l'un scelle éternellement ce que l'autre amenait à former. Le peuple qui vénérait l'ignorance succomba à la maladie et tomba dans l'oubli. Enfin vinrent les adorateurs de la colérique Eron qui se décimèrent eux-mêmes, condamnant la déesse à errer en chaque être. Un tiers des douze avait disparu, ce qui incita les clans restants à survivre avant tout. Six d'entre eux s'unirent pour n'en former qu'un qui adopta le nom de la planète. Il y avait à son versant occidental le clan Gerzma, guidé par Gurn, le Dieu du temps, qui prospérait grâce à la pêche et à ses forêts luxuriantes. Aux frontières orientales résidait le clan Ourlan, le peuple de la guerre, dont le cœur des habitants était aussi aride que le désert qui les entourait. Le royaume de Bélial était en conflit contre ce dernier depuis maintenant des siècles avec la fête du partage, Gounyak, pour seule accalmie. Les batailles cessaient chaque année en ce jour ; les soldats de tous camps se réunissaient autour d'un grand feu et d'un bon repas. Ils oubliaient volontairement leur haine et leur soif de vengeance le temps d'une soirée, mais il ne fallait pas se montrer naïf : quand les soleils se levaient, les épées s'entrechoquaient à nouveau. Il s'agissait pour les démons d'un évènement sacré qui se préparait pendant plusieurs lunes. Cette année, c'était au tour d'Irylia d'accueillir les peuples de tout horizon. Les préparatifs avaient débuté à l'instant où ceux pour l'anniversaire du roi avaient cessé. On courait déjà dans tous les sens à dix jours de la célébration. Les audiences augmentaient, les conseils également.

Tandis qu'elle arpentait les couloirs du palais, Lixa observait les allées et venues. Elle sourit : finalement, ils n'étaient pas si différents des humains et de leur Noël. L'angoisse montait autant que leur exigence.

— Ah, j'en ai assez !

La porte du bureau de son père s'ouvrit brusquement devant elle et le Roi sortit, suivit de près par plusieurs Conseillers.

— Majesté ! Nous n'avons pas fini ! hurla l'un d'eux.

— Et bien je dis que si !

— Mais enfin...

Le monarque s'arrêta et, après avoir pris sa taille habituelle, se tourna vers le petit démon. Ses yeux jaunes le transpercèrent et quand il reprit la parole, quelques flammes s'échappèrent d'entre ses lèvres.

— Très cher Conseiller, à moins que vous ne vouliez que je détruise votre maudite table ronde, je vous suggère de me laisser tranquille. Gounyak aura lieu ! C'est inutile de paniquer !

Il continua sa route et la princesse le suivit, elle qui avait assisté à la scène avec amusement. Bélial n'était pas un être que l'on pouvait enchaîner dans une salle pour parler politique et religion. Il avait bien trop soif de liberté, et qu'il soit chéri par son peuple, ce n'était pas le cas du Conseil. Plusieurs fois, il était allé à l'encontre de leurs recommandations, comme adopter une humaine et en faire son héritière. Du jamais vu.

Il s'assit dans un de ses jardins préférés et elle prit place à ses côtés. Tous deux regardèrent la statue au centre des bosquets aux cent couleurs.

— Elle ne l'a jamais aimé, souffla-t-il.

— Je sais, Père.

Lixa détailla la sculpture. Il était vrai que feu la Reine Meriva avait jugé ses traits trop doux sur la pierre, mais c'était ainsi que tous la voyaient, que son époux l'aimait, que ses enfants l'adoraient.

— Elle m'aurait déjà tiré les oreilles pour cette scène.

— Effectivement.

— Mais c'est d'un ennui ! Nous recevons le nouveau dirigeant d'Ourlan et cela met ces vieux démons dans tous leurs états !

— Ce sera peut-être l'occasion de négocier une trêve.

— J'en ai bien conscience et je sais ce que je dois faire, je n'ai pas l'intention de suivre leur déplaisante proposition.

Sa fille se demanda ce dont il pouvait parler, mais en voyant le visage mélancolique de son père tourné vers le marbre, elle n'insista pas. Elle posa simplement sa tête contre lui et l'accompagna dans son recueillement.

***

La fête du partage était également celle de la famille. On la célébrait en l'honneur de Jarn, la déesse de la paix. On disait que Roln, le dieu de la guerre, venait à se reposer dans les bras de sa compagne, la Sage Arm, en compagnie des autres divinités sur Syrna. Les démons prenaient alors exemple sur eux et se réunissaient sous le même ciel sous l'œil protecteur du Destin. Quiconque appelait aux conflits pendant cette journée était maudit à jamais et poursuivi par Sem, le dieu de la mort. Lors de Gounyak, tous devenaient superstitieux. Mais une chose était certaine : tous étaient heureux.

Elle était en train d'arpenter une aile du palais d'Arador, transformé pour l'occasion en marché ambulant. Les toits étaient ouverts, si bien que toutes les étales brillaient sous les rayons des soleils. La musique faisait danser marchands et clients, tout l'espace était imbibé de parfums exotiques. Vêtue d'un simple sarouel bleu et d'un haut assorti qui dévoilait ses épaules et son ventre, la princesse ne pouvait s'empêcher de bouger aux rythmes des instruments. Elle fredonna et contempla une étale ourlane, riche d'ornements. Le clan belliqueux avait d'excellents orfèvres et elle en profitait chaque année. Elle aimait cette délicatesse dans chaque pièce qu'elle essayait.

— Qu'est-ce que tu chantes ?

Elle ne sursauta pas et se contenta de sourire.

— C'est Irlandais.

Elle entendit son frère soupirer dans son dos et elle se retourna. Il portait un costume traditionnel pourpre et or, constitué d'un pantalon similaire au sien et d'une tunique. Il avait légèrement coupé ses cheveux, et la boucle d'oreille qu'il portait était assortie à ses yeux d'un rouge profond. Il était magnifique, ce que confirma la vendeuse en frémissant de ses mandibules. Malheureusement, le prince l'ignora et entraîna sa sœur dans le long couloir. À part son aventure avec Zyshna, il ne s'était plus intéressé aux autres démons. Il déclinait systématiquement leurs invitations et secouait poliment la tête pour refuser leurs danses. Greyson était quelqu'un de solitaire et ne cherchait pas l'amour. Plus maintenant. Il l'évitait comme s'il s'agissait d'une gangrène mortelle et seule Lixa en connaissait les raisons. Son cœur se serra quand elle se souvint de cette terrible nuit où il était arrivé dans sa chambre, plus perdu que jamais. C'était la dernière fois qu'elle l'avait vu pleurer. Depuis, il s'était renfermé sur lui-même dans un chagrin que rien ne pouvait combler.

— Depuis combien de temps ne l'as-tu pas appelé ? demanda-t-il.

— Presque un an.

Il ne rajouta rien et se contenta de marcher avec elle pendant qu'ils visitaient les différents commerces et jouaient leur rôle d'hôtes côte à côte. Il s'agissait de leur devoir d'Héritiers, mais Lixa resta distraite tout du long, l'esprit hanté par des iris verts et une mélodie irlandaise.

***

Le banquet était son moment préféré. Toutes les plus grandes spécialités du monde étaient à disposition ; les alcools coulaient à flots, on chantait, dansait, riait. On célébrait la vie.

Lixa se trouvait en compagnie de son père ainsi que des dirigeants des deux clans voisins. Il s'avérait que le nouveau chef d'Ourlan n'était qu'un enfant de dix ans au visage angélique. Il avait un doux sourire et de grands yeux mauves qui faisaient ressortir sa peau d'un gris perle. Mais la princesse n'était pas dupe face à ce démon aux boucles d'or. Sur ses oreilles pointues étaient accrochées deux petits anneaux, un pour chacune de ses victimes : l'ancien maître de la guerre et sa compagne. Ainsi était la tradition chez eux. On tuait pour le pouvoir. Tandis que le garnement souriait à la reine élue de Gerzma, elle pouvait parfaitement voir son regard scruter ses moindres faiblesses. Elle soupira intérieurement ; il n'y aurait pas encore de trêve cette année-là. Quand le Roi Bélial avait évoqué cette idée, l'Ourlanien s'était violemment crispé. Pour ces adorateurs de Roln, la paix était une insulte.

Une démone, La Conseillère Mazok, arriva alors dans la conversation. Lixa eut immédiatement envie de la faire brûler vive.

— Altesse, grinça-t-elle, j'aimerais profiter de ce temps calme pour vous suggérer une idée.

— Ne tourne pas autour du pot, qu'est-ce que le Conseil a derrière la tête ? Si c'est encore pour me parler de l'intoxication alimentaire d'un des vôtres, j'en ai assez entendu.

­— Puisque vous et votre frère serez nos futurs monarques, soupira-t-elle, il serait temps de songer à l'avenir.

La princesse fronça les sourcils. Du coin de l'œil, elle remarqua la tension chez Greyson.

— L'avenir ? gronda-t-il.

— Vous trouvez des conjoints et ainsi avoir vos propres héritiers. Maintenant que son Altesse est débarrassée de la nuisance qu'était Khaos, le Conseil a estimé qu'il serait judiciable d'envisager une alliance entre Irylia et Ourlan. Et vous, Seigneur Greyson, vous pourriez ouvrir la voie à un plus grand commerce avec Gerzma.

— Hors de question que j'épouse cette humaine ! hurla le petit chef.

— Veux-tu perdre ta tête, Conseillère ? siffla Lixa.

Le père de cette dernière se plaça entre eux et fixa la démone. Il se baissa pour lui murmurer quelque chose qui la fit pâlir et déguerpir le plus rapidement possible. C'était presque un miracle qu'elle ne tombe pas.

Lixa s'apprêta à questionner son père quand le sol se mit à trembler brusquement. Les lumières disparurent, les plats furent renversés et les hurlements s'élevèrent. Greyson fit apparaître son épée et elle, sa faux. Dehors, le ciel semblait scintiller. Et elle se figea. Elle pensait que ce genre d'évènement se serait stoppé et avait espéré que plus jamais elle n'en aurait été témoin. Elle entendit Bélial gronder et, en tournant la tête vers lui, elle vit qu'il avait la main sur son cœur.

La sphère.

L'angoisse l'envahit. Les portes de la grande salle s'ouvrirent, claquèrent contre les murs. Aussitôt, tout se calma et les bougies se rallumèrent. Comme si rien ne s'était produit, à un détail prêt.

­­­— Bonsoir, démons.

Une femme à la peau d'une pâleur cadavérique s'avançait vers eux. Ses cheveux noirs flottaient sur son passage. Elle aurait pu être belle. Mais son visage était massacré par trois balafres qui s'élançaient de ses lèvres jusqu'au sommet de son crâne. Ses yeux sans iris donnaient l'impression de regarder partout et nulle part à la fois. Lixa ne détournait pas son attention d'elle, prête à attaquer. Cette femme aurait pu paraître inoffensive si elle n'avait pas porté sur l'intégralité de son corps des marques que la démone rêvait de ne plus jamais revoir.

Celles du Néant.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top