Chapitre 9 - partie 2
Sighild eut l'impression de respirer pour la première fois de sa vie à l'instant où l'apparition s'évapora. Elle s'agenouilla sur le sable, encore sous le choc de cette étrange rencontre.
Si l'existence de la magie ne lui était pas inconnue grâce à son propre don, elle n'y avait jamais été réellement confrontée. Tout du moins pas sous une forme aussi réelle et palpable. Son sceau faisait pâle figure face à l'esprit millénaire d'une lignée royale.
Son émotion passée et son calme retrouvé, elle regarda Eivind. L'homme était grave.
— Que comptes-tu faire ? lui demanda-t-elle.
— Ce serait dommage de survivre à la guerre pour mourir à cause de cette histoire, non ?
La chasseuse se redressa :
— S'il s'avère qu'Izril veuille rejoindre Lehnumia pour y vivre en paix avec la personne qu'il aime, seras-tu capable de l'en empêcher ?
Eivind ne répondit pas. Il ferma les yeux pour maîtriser la tristesse qui menaçait de lui arracher des larmes. Il les rouvrit après un instant, leva la tête vers le ciel étoilé et inspira jusqu'à gonfler totalement ses poumons.
Puis il expira longuement.
— Il préférera la mort à de nouvelles années de souffrance, dit-il d'une voix tremblante.
— Tu mourras aussi.
— Je lui dois bien ça.
— Non, contra Sighild. Ce qui lui est arrivé n'est ni de ta faute ni de la sienne. Je refuse de te perdre tout comme il refusera d'amener son amant à une mort certaine. Vous n'êtes plus seuls, Eivind.
Non, ils n'étaient plus seuls. Mais si Eivind avait la possibilité de vivre pleinement chaque jour de sa vie, Izril serait obligé de se cacher encore et encore. Le destin de son aîné allait changer... Serait-ce seulement en bien ?
— Je lui laisserai le choix, décida-t-il finalement. Et s'il veut trouver Lehnumia malgré tout, je n'aurai pas le courage de l'arrêter.
Sighild s'approcha de lui et prit son visage dans ses mains :
— Je refuse de te perdre, chuchota-t-elle. S'il s'entête, je le tuerai sans hésitation. Même si tu dois me détester le restant de ta vie.
Il la fixait. La détresse qu'elle lisait dans ses yeux la désarmait. Elle ne savait pas quoi lui dire pour le rassurer et l'apaiser. Insuffler de l'espoir aux gens ne faisait pas partie des rares qualités qu'elle possédait, même si elle brûlait d'envie de le rasséréner.
Pour la première fois de sa vie, elle était impuissante.
Les caravanes marchandes des tribus participant à la Foire arrivèrent le lendemain avant midi. Les nomades partagèrent le repas avec leurs femmes et leurs enfants qu'ils avaient quittés depuis des semaines. Les retrouvailles joyeuses éloignèrent pour un temps la menace de la guerre.
Mais dans l'après-midi, il fallut repartir.
Le gros de l'armée resterait sur place encore quelques jours afin de donner assez d'avance aux infiltrés pour pénétrer la cité et s'y installer. Sighild établirait son campement ici jusqu'au début de l'affrontement. Hyulha ne pourrait pas récupérer la femme à l'intérieur de la ville. Et suivre le reste de l'armée avec la dragonne serait trop risqué. Les Kereoban quittaient très rarement le désert, ils se feraient rapidement repérer. La chasseuse avait pensé voler jusqu'à Devenha et attendre là-bas l'arrivée des nomades, mais il n'y avait rien autour de la ville où se cacher. Les dragons et elle resteraient donc dans le Petit Décor jusqu'au premier jour de la Foire.
Les caravanes marchandes s'en allèrent les unes après les autres dès que les chèches furent échangés. Ainsi, les couleurs des Furho et des Genza – les plus similaires – serviraient à l'armée de renfort. Si l'attaque devait être menée, il faudrait que les soldats de Sibsab pensent à un mouvement d'une tribu indépendante. Ils n'auraient alors aucune raison de réfléchir plus sérieusement à la stratégie de l'ennemi. Leur offrir une situation simple permettrait de focaliser toute leur attention sur l'extérieur de la ville.
Vint alors le départ de la dernière caravane.
Eivind monta en selle en même temps que Dassine. Sighild s'approcha de son éland et lui flatta l'encolure d'un geste distrait tout en observant les yeux émeraude de son homme. Le pisteur assura une prise ferme sur les rênes pour retenir sa monture qui menaçait de partir comme un trait à la suite des autres élands.
— Sois prudente, la pria Eivind.
— Ne t'inquiète pas pour moi. Prends soin de toi jusqu'à ce que j'arrive.
Il lui accorda un dernier regard avant de lancer sa monture au galop.
Le cœur lourd, Sighild le vit s'en aller et songea à la longue attente qui allait commencer pour elle. L'idée de passer quinze jours seule dans le désert ne lui plaisait guère, mais elle se réconforta en songeant qu'Hyulha et Glaam seraient tout de même dans les parages.
Plus les caravanes approchaient de Devenha, plus les rebelles prenaient conscience du combat qui couvait. Si les nomades avaient un glorieux passé marchand, ils possédaient en revanche une piètre histoire guerrière. De tous les hommes de l'armée, seul Eivind savait ce qu'était un champ de bataille. Même si les effectifs n'étaient pas les mêmes en Sigvald, le principe restait identique, tout comme le danger. Il n'y avait pas de petits combats, juste des vies qui s'éteignaient au nom d'une quête, d'un idéal ou d'une cause perdue d'avance.
Ce fut à la tombée de la nuit du treizième jour que les caravanes arrivèrent aux portes de Devenha. Les autres tribus nomades du désert avaient déjà installé leur campement à l'extérieur de la ville en attendant le début des fouilles au matin. L'opération, minutieusement menée, durerait toute la journée du quatorzième jour. Les rebelles n'auraient pas de marge de manœuvre car Sighild arriverait au cœur de la nuit du quinzième. Mais ils n'avaient plus les moyens de reculer maintenant.
Les hommes montèrent les tentes pendant que les femmes nourrissaient les bêtes, puis chacun se mit à son aise et vaqua à ses occupations malgré la peur insidieuse qui nouait les ventres.
Eivind, assis près d'un feu, observa les remparts épais éclairés par de hautes torches aux flammes vives. Des sentinelles gardaient les portes alors que des soldats patrouillaient sur les fortifications. Toute leur attention se portait sur les nomades venus nombreux cette année encore.
Gildun, Dassine et Emel vinrent s'asseoir à côté du Pisteur. Les hommes étaient assez fiers pour ne pas avouer explicitement que l'inquiétude les minait. Leurs visages graves et leurs regards sombres ne laissaient aucun doute sur leurs sentiments. Eivind tenta de les apaiser :
— Alors, que ferez-vous après tout ça ? Vous reprendrez la route vers l'est pour vendre vos stocks ?
— Pas question de penser si tôt au travail, répondit Emel. En ce qui me concerne, j'emmènerai ma tribu jusqu'à l'oasis de Tenerh pour qu'elle s'y repose quelques semaines.
— Ce n'est pas du tout sur la route marchande, lui rappela Gildun avec un sourire.
— C'est bien pour ça ! Je n'ai jamais eu l'occasion d'y aller à cause de ce si petit et insignifiant détail. Si vous voulez mon avis, on ne prend pas assez le temps de vivre. On voyage du sud à l'est puis de l'est au sud, on marchande, on achète, on vend encore et encore. Je ne me souviens pas de la dernière fois où je n'ai rien fait, où je n'ai pris aucune décision. Je compte bien m'accorder du bon temps en buvant de l'eau fraîche les doigts de pieds en éventail !
Son rire communicatif toucha ses trois camarades qui se laissèrent aller à la détente.
— Je crois que tu as raison, Emel, concéda Dassine. Je pense emmener ma femme voir l'océan d'Istem, du côté des eaux turquoise de Malfadi. Elle en rêve depuis toujours.
— Moi, ma femme rêve de vivre dans les grandes forêts de Vanhara, rit Gildun. Pas question que je l'y emmène, elle ira toute seule !
— Elle n'a pas choisi le continent le plus près, commenta légèrement Eivind.
— Non, juste le plus boisé, ajouta le chef des Fruho. Et toi, Eivind ?
— J'apprécie Faror, mais Sigvald est le pays que mon cœur a choisi.
— Un pays aux courbes divines mais au caractère imbuvable ! ajouta Emel. Je te souhaite bien du courage !
Les éclats de rire des quatre hommes attirèrent l'attention des rebelles alentour. Les plus curieux s'avancèrent pour profiter un peu de la bonne humeur ambiante, ce qui eut pour effet d'appâter plus de monde encore. Et lorsque l'une des femmes entonna un chant rythmé accompagné de quelques notes de luth, la fête s'étendit sur tout le campement et jusqu'aux remparts où même les gardes battaient la mesure.
Ce soir-là, la joie de vivre rapprocha les foules et fit oublier aux rebelles que la prochaine nuit serait peut-être leur dernière.
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